mardi 31 octobre 2017

Top d'automne

Gros retard de ma part (impardonnable) sur la publication des tops mensuels...
Je me flagèle et m'arrache les ongles, et vous supplie de ne pas me laisser.

Voici donc, pour commencer, le top 5 des lectures de septembre.

5. King Kong Theory, Virginie Despentes


L'essai coup de poing de Virginie Despentes, indispensable pour décrypter certaines positions féministes actuelles, et comprendre de quels combats on parle, sur des sujets comme le viol ou la prostitution (qui n'ont rien à voir, on est d'accord, cette phrase n'était pas très habile). 

4. Histoire d'une mère, Amanda Prowse


Une jeune femme perd pied à la naissance de son enfant, mais son entourage ne perçoit pas sa détresse, persuadé qu'elle a tout pour être heureuse. Le récit, intelligent, interroge la culpabilité et la solitude des parents qui ne rentrent pas dans le schéma classique et socialement admis de la parentalité comblée.  

3. Innocence, Irina Ionesco


L'un des romans forts de la rentrée littéraire, qui se distingue en premier lieu par une écriture très particulière, directe, libre, insolente, pourrait-on penser, qui marque le lecteur. Une belle surprise, signée Irina Ionesco. 

2. Une fille dans la jungle, Delphine Coulon


A Calais, dans la jungle démantelée, des enfants venus de pays lointains et arrivés là après de longs périples se cachent, essaient de survivre, pour passer en Angleterre. Le roman de Delphine Coulon met en lumière la situation abjecte des migrants, dont des enfants, en France, et en appelle, sans le dire, à notre humanité. 

1. La serpe, Philippe Jaenada


Ne croyez pas que Philippe se retrouve en première place par pure subjectivité de ma part. Son dernier roman est une enquête foisonnante, qui revisite un vieux fait divers pour en proposer une lecture inédite, qui se tient drôlement bien. Avec, toujours, la même verve qui fait son succès. Incontournable.


J'enchaîne sans vergogne sur les cinq lectures à retenir du mois d'octobre :

5. Le courage qu'il faut aux rivières, Emmanuelle Favier


Ce roman au titre intriguant sort des sentiers battus, et prend pour cadre l'Albanie, en racontant l'histoire d'une vierge jurée, Manushe. Le récit, par ailleurs poétique et très sensuel, lève le voile sur la situation des femmes dans certains territoires des Balkans. 

4. Des canons et des fleurs, Georges Cziffra


L'autobiographie de Cziffra, peut-être le plus grand pianiste du XXe siècle, dont l'histoire est absolument glaçante. Une lecture instructive. 

3. Mademoiselle, à la folie!, Pascale Lécosse


Catherine, comédienne, est malade. Après une belle carrière sous les projecteurs, elle perd les noms, les visages, ses repères volent en éclats. A ses côtés, Jean, son amant volage, et Mina, son double, sa béquille, qui la soutient envers et contre tout. Un roman grave et léger à la fois, à l'écriture pleine de panache. 

2. Watership Down, Richard Adams


Quand Hazel et Fyveer partent à la recherche d'une nouvelle garenne, on va au-devant d'aventures incroyables que l'on ne pourra pas lâcher d'un poil. Une grande fiction du XXe siècle, plus toute jeune, et qui pourtant, n'a rien perdu de sa superbe. 

1. Rebecca, Daphné du Maurier


Et oui, un classique truste la première place ce mois-ci, mais il faut dire que le chef d'oeuvre de Du Maurier me hante encore beaucoup, des semaines après l'avoir terminé... Ne manquez pas ce roman à l'atmosphère envoûtante, et à la trame intelligemment ficelée, qui laisse en outre des possibilités d'interprétation intéressantes. 

jeudi 26 octobre 2017

Point cardinal, Léonor de Récondo

Léonor de Récondo est entrée sur la scène littéraire en 2010, et au fil des romans, a peu à peu assis sa réputation. En 2015, son roman Amours a été largement plébiscité, couronné par le grand prix RTL-Lire ainsi que par le prix des libraires. Dans son dernier roman, Point cardinal, elle aborde le sujet du travestissement et de la transsexualité. 


Libres pensées...

Laurent est marié avec Solange, qu'il aime tendrement, et ils ont ensemble deux enfants, Thomas et Claire. Leur vie suit un cours rassurant, tout semble pour le mieux, ils forment une famille classique et heureuse.
Cet équilibre est brisé lorsque Laurent partage le secret qui le ronge depuis des mois.
Laurent se sent femme. Et, de plus en plus, il veut assumer ce qu'il a toujours refoulé, ne plus cacher son travestissement, pensera bientôt à l'opération qui lui permettra d'achever sa transformation, de devenir pleinement lui-même. Mais un tel changement se révèle avoir des répercussions sur l'ensemble de ses proches.

La littérature autour du travestissement et de la transsexualité (qui sont au demeurant deux thèmes pouvant être traités tout à fait indépendamment, dans la mesure où ils sont distincts et que l'un des enjeux de compréhension est justement de ne pas amalgamer les deux) compte déjà quelques grands noms : Siri Hustvedt s'y est hasardée avec Les yeux bandés, John Irving également avec le splendide A moi seul bien des personnages, Eugenides Jeffrey avec Middlesex...
Léonor de Récondo apporte sa pierre à l'édifice, avec un roman au ton très sobre, très franc, qui présente l'immense mérite de ne pas verser dans un lyrisme qui ne serait pas de circonstance, et qui parvient avec brio à dépeindre une grande complexité de sentiments et d'émotions.

Qu'il s'agisse de Laurent, le protagoniste, ou de ses proches, j'ai été happée par la description de leurs pensées et états d'âme, restitués dans une langue simple, directe, sans parti pris, de sorte que l'on arrive à se figurer le point de vue de chacun, y compris lorsque l'on peut en être très éloigné (certaines réactions de rejet font mal à lire).

A titre personnel, je n'ai jamais été confrontée à une situation semblable ; il m'est donc difficile d'établir le réalisme de ce qui est raconté. Je peux en revanche souligner que la palette émotionnelle décrite par l'auteur me semble l'être, et invite le lecteur à s'interroger sur la réaction qui pourrait être la sienne, dans un contexte où l'empathie va à Laurent, mais aussi à Solange, et par moment, aux enfants.
Le paradoxe, dans la situation évoquée, résidant la façon dont les proches blâment le protagoniste pour son égoïsme, là où ils réagissent eux-mêmes de manière très égoïste.

Point cardinal est un roman qui se lit vite, facilement, et qui est intéressant, de par son sujet et le traitement qui en est fait. Une lecture à ajouter sur votre PAL !

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à la question du travestissement et/ou de la transsexualité

Morceaux choisis

"Laurent adore son corps. Il lui dit parfois : J'aimerais être toi, j'aimerais être ton corps... Et Solange ne devine pas ce qui se cache derrière ce désir. Un désir fait d'éblouissement et de frustrations. Un monde entier sous la peau de Laurent, un monde si proche, qui pourrait être à portée de mots, mais chacun reste confiné en soi, incapable de parler."

"De leurs bouches, si proches à cet instant, ne s'échapent que de faibles soupirs. Réminiscences d'une vie que l'on regarde s'éloigner sans pouvoir la rattraper. Souvenirs emprisonnés de baisers, de langues liées, de lèvres soudées, de plaisirs. Leurs soupirs se chargent de tous ces souvenirs, les transportent d'un esprit à l'autre, traçant une ligne flottante, hésitante parfois, mais continue. Expression ténue d'une vie aujourd'hui déboussolée et heurtée."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 25 octobre 2017

La fille du van, Ludovic Ninet

Le premier roman de la semaine s'intitule La Fille du van, et a reçu quelques belles critiques au sein du cercle des 68 premières fois. L'auteur, Ludovic Ninet, est journaliste sportif spécialisé dans le domaine du rugby. Ce qui ne se sent pas vraiment à la lecture du roman, l'illusion est garantie ! 


Libres pensées...

Sonja, la trentaine, aussi belle que paumée, vit dans un van. Dans une ville, elle fait la rencontre de Pierre, sur un marché, puis de Sabine, qui la voit sur la plage. Tous deux sont immédiatement séduits par cette créature rousse et solaire, comme beaucoup de ceux qui croisent la route de Sonja. Mais Sonja garde ses secrets enfouis : l'enfant qu'elle a eu avec Vincent, et qui vit quelque part avec son père, son expérience de la guerre d'Afghanistan, qui l'a brisée, et ces visions d'horreur qui la hantent encore chaque jour. Alors que Sonja tâche de se reconstruire, de se lier avec d'autres personnes, Vincent fait irruption dans sa vie.

La Fille du van repose sur des thèmes qui sortent quelque peu des sentiers battus, et pour cela, méritent un détour : l'expérience de la guerre à l'époque actuelle et les séquelles portées par ceux qui ont combattu, le nomadisme, l'inadaptation au schéma de vie classique répandu dans notre société. Et puis, en toile de fond, la solitude et ses remèdes, principalement l'amour, qu'il vienne de nouvelles rencontres ou de l'enfant, incarnant le lien indéfectible, la garantie que l'on ne sera plus seul.

Malheureusement, le récit est desservi par de nombreuses faiblesses. Tout d'abord, les protagonistes en eux-mêmes : l'intérêt du personnage de Sabine me paraît fort douteux, dans la mesure où l'intrigue serait peu ou prou la même si elle n'existait pas. Mais, elle permet d'introduire la dimension bisexuelle chez Sonja, et ça, ça plaît, n'est-ce pas ?
Quant à Sonja, penchons-nous sur le cas : l'auteur exacerbe à l'extrême sa sensualité, en fait un objet de désir quasiment absolu, ce qui met mal à l'aise au fil des pages, et prend trop de place, selon moi, par rapport au reste de l'intrigue qui est justement plus profond. J'y ai vu soit une approche un peu trop marketing (donnons aux lecteurs ce qu'ils veulent : du cul!), soit une fixette de l'auteur qui a fantasmé ce personnage et le conçoit en grande partie de manière sensuelle/sexuelle (mais dans ce cas, comme on dit, kill your darlings! Les traumatismes qui hantent Sonja sont suffisants pour en faire un personnage intéressant, et cette sensualité débordante est décrite à la manière d'un roman érotique médiocre).

A présent, l'intrigue : convenue, attendue, la fameuse mort d'un personnage que l'on prévoit dès le début, il n'y a guère de surprise, et c'est toujours dommage.

Enfin, et cela a sans doute été le pire pour moi : le récit est, toujours selon moi, très mal écrit. Pour preuve, je vous retranscris dans la section "morceaux choisis" ci-dessous un passage qui reflète précisément ce que je reproche à l'écriture.
C'est dommage, d'autant que le récit est à cet égard inégal, et que d'autres passages sont très honnêtes. Un travail supplémentaire aurait donc permis d'homogénéiser le style, d'éviter les maladresses qui font mal à lire, et de renforcer le roman qui, une fois de plus, peut attirer un lectorat large de par son titre et son synopsis. L'auteur aurait sans doute mérité d'être un peu plus accompagné. 

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas regardant sur les questions de style / intrigue facile / consistance des personnages.
  • Vous passeriez tout à une rousse flamboyante (parce que, dans les romans, toutes les rousses sont flamboyantes, on croirait que les deux mots sont indissociables). 

Morceaux choisis

"En France, l'idée de mourir au combat n'est qu'un concept. L'idée même de combat est un concept. Et c'est pourtant le but ultime pour un militaire. L'engagement. Se servir de son arme.
Tuer un ennemi."

"Il va falloir tirer un trait, Sonja. Un de plus.
Elle se rappelle son corps en elle et croit avoir baisé avec un mort.
Elle prétendait le connaître...
Putain, Pierre, pourquoi as-tu sauté?" (passage de littérature officiellement le plus mal écrit de l'année)

"Je suis chien errant et j'ai le droit d'être mère. Et de le redevenir. Et de ne me sentir coupable de rien. Avec mes plaies, mes bosses, mes chagrins, mes souffrances et la fierté, peut-être, d'y avoir survécu."


Note finale
2/5

mardi 24 octobre 2017

Libérées !, Titiou Lecoq

Youhou, le grand retour de Titiou Lecoq ! Et oui, les temps changent, elle nous faisait dans le bon vieux temps l'inventaire et le classement des chiottes parisiennes, aujourd'hui, on parle chaussettes et panier de linge sale. Mais ne partez pas en courant, il se trouve que c'est follement intéressant. 


Libres pensées...

Dans son essai, Titiou Lecoq part de la contemplation d'une chaussette abandonnée sur le sol, et déroule le fil d'interrogations autour de la répartition des tâches ménagères, de l'équité entre hommes et femmes dans l'occupation de l'espace domestique, et des possibilités de l'instaurer.

Le point de départ de sa réflexion est simple : enfant, puis adolescente, puis adulte, elle ne s'est jamais véritablement sentie "femme". Il a fallu cette chaussette à l'abandon, pour la rappeler à la condition féminine, et à une situation qui est devenue la sienne lorsqu'elle a eu des enfants : le périmètre domestique est devenu sien, elle est devenue, contre son gré, garante de la propreté et de l'ordre dans la maison, alors que la situation de départ avec son conjoint (ie avant l'arrivée des enfants) était relativement égalitaire.

En utilisant des anecdotes tirées de son quotidien, elle décortique la façon dont l'inégalité s'est creusée, et les conséquences désastreuses qu'ont pu avoir certaines de ses revendications ou positions visant à restaurer l'égalité (notamment, la prise en charge par son conjoint de la maladie de l'enfant). L'auteur parle charge mentale, l'analyse, pour prendre toute l'ampleur de ce qui incombe aux femmes, sans même qu'elles ne s'en aperçoivent parfois.

Elle identifie également un étrange écart entre les perceptions de l'inégalité de répartition des tâches, et la perception de l'équilibre au sein de son propre ménage : alors que les enquêtes prouvent que les femmes sont significativement plus impliquées que les hommes dans ces tâches, lorsqu'on leur demande individuellement, beaucoup répondent que la situation dans leur foyer est "équitable". En cause, le fait que les femmes se sentent responsables du domaine domestique, et à ce titre, estiment qu'il est naturel qu'elles doivent faire plus (y compris les femmes issues de jeunes générations, car il s'agit d'un schéma ancré dans les consciences très tôt), en outre, le cercle vicieux se crée, puisque celui qui passe le plus de temps à la maison peut consacrer plus de temps aux tâches ménagères, or les femmes sont souvent celles qui sacrifient leur évolution professionnelle au profit de la vie de famille, et qui, par conséquent, sont le plus souvent à la maison. On rejoint ici les thèses de Despentes, et de nombreuses autres féministes et penseurs/penseuses de la question féministe : l'intérieur est le domaine des femmes, l'extérieur est celui des hommes.

Comme toujours, la franchise et le ton spontané de Titiou Lecoq sont rafraîchissants. J'ai regretté qu'elle ne poursuive pas davantage son analyse, qui aurait, je pense, pu être encore plus étoffée, mais j'ai apprécié le fait que l'essai mette en avant l'analyse et la réponse de l'auteur à certaines des objections les plus souvent soulevées concernant une égalité dans la répartition des tâches domestiques. Ma préférée : l'idée selon laquelle les femmes, dans les sociétés comme la France, ne devraient pas autant se plaindre, car la situation s'est nettement améliorée en quelques décennies, et il faut laisser du temps aux hommes pour changer et s'adapter à cette transformation. Moui. Excellente réponse de Titiou : lorsque je parle répartition des tâches ménagères, il n'est pas légitime que je me compare à la situation de ma mère, ou de ma grand-mère, ou des femmes au XIIe siècle : je vais comparer ma situation à celle de mon conjoint, comparer mon quotidien au sien, car il n'y a pas de raison pour que ces deux quotidiens-là soient déséquilibrés concernant la prise en charge des tâches ménagères.

Bien entendu, Titiou Lecoq ne sous-estime pas la force des habitudes, la difficulté à les faire changer, mais elle décrit intelligemment ce piège qui se referme sur la jeune femme en couple qui, souvent à la naissance des enfants, voit sa situation changer et son rôle inclure la responsabilité de la logistique familiale. La prise de conscience est la première étape pour pouvoir ouvrir le débat, et aller dans le sens d'un meilleur équilibre. 

Pour vous si...
  • Vous ne comprenez pas comment vous avez pu en arriver là.
  • La notion de charge mentale vous a soudain fourni une clef de compréhension de votre quotidien. 

Morceaux choisis

"Etre une femme, ce n'était pas seulement l'idéal d'être "féminine", c'était le souci permanent des autres et du foyer, la préoccupation de l'ordre, du propre, de l'organisation : c'était être sans cesse ramenée à la saleté, les taches, la morve."

"Il s'agit pour les hommes de devenir des citoyens à part entière de leur maison. Parce qu'en l'état actuel des choses, ne nous leurrons pas, les hommes vivent chez les femmes. La répartition des tâches ménagères révèle que la maison reste un territoire féminin. Etre vraiment chez soi, c'est d'abord savoir où chaque chose est rangée."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 23 octobre 2017

L'écliptique, Benjamin Wood

J'ai découvert Benjamin Wood avec son premier roman très percutant, Le complexe d'Eden Bellwether, paru en 2014. Sa dernière parution, L'écliptique, nous propose des protagonistes hauts en couleurs, et un univers angoissant... Parfaite lecture à l'approche d'Halloween !


Libres pensées...

Knell est peintre, et elle a rejoint un programme très particulier destiné à encourager l'inspiration des artistes, en les isolant sur une île au large de la Turquie. Là, elle bénéficie de l'amitié et du soutien de trois autres artistes, MacKinney, Quickman et Pettifer. L'arrivée d'un adolescent visiblement très talentueux va bouleverser la sérénité de la communauté.
En parallèle, nous est relatée l'histoire de Elspeth Conroy, que l'on comprend être Knell, de ses débuts en peinture et de son accession à la notoriété.

Il m'a été agréable de retrouver la "touche" de Benjamin Wood, qui se dévoile dans la façon dont il brosse certains portraits, notamment de personnes sortant de l'ordinaire, et dans son art de la fiction. L'effort fait pour créer l'illusion pour le lecteur est incontestable, c'est pourquoi l'intrigue est appréciable, en dépit d'une certaine densité de l'oeuvre.

Car on peine parfois à recoller les morceaux qui nous sont présentés : le lien entre les différents bouts d'intrigue mettent du temps à se coordonner, à s'éclairer, et l'issue finale, soignée même si on la pressent quelques pages avant de la découvrir, laisse le lecteur un peu assommé, à se demander comment comprendre tout ce qu'il a lu jusque-là. A cet égard, je me prends à penser qu'une deuxième lecture ne serait peut-être pas de trop, afin de démêler la trame enchevêtrée, et bien saisir les tenants et les aboutissants de l'histoire que nous raconte l'auteur.

Les personnages, quant à eux, constituent la grande force de l'oeuvre, tant ils ont de cachet, suscitant par là même la sympathie, la compassion du lecteur. L'auteur n'hésite pas à nous plonger dans le monde des galeries d'art, dans le quotidien d'une peintre qui traverse des affres pesantes, et est capable de montrer des connaissances qui rendent l'univers plausible, crédible, pour qui n'est pas particulièrement familier mais est soucieux des détails réalistes (quand bien même ils ne seraient pas réels).

Le seul bémol concerne, à mon sens, la nature même de l'intrigue, qui évoque d'autres oeuvres, littéraires ou cinématographiques, se basant sur le même type de "mécanisme", de révélation (je ne les citerai pas néanmoins, afin de ne pas vous mettre sur la piste, il est de mon devoir de préserver votre curiosité, et votre candeur).
Par ailleurs, un peu comme dans Le complexe d'Eden Bellwether, il m'a semblé qu'à un moment donné, l'intrigue échappait quelque peu à l'auteur, qui se laissait dépasser, ce qui se ressentait dans un certain flou expérimenté depuis le point du vue du lecteur, le résultat d'une ambition forte (ce qui est toujours séduisant), parfois peut-être trop.

Je reste donc convaincue que Benjamin Wood va poursuivre sa révélation comme auteur qui compte, car son roman est audacieux et foisonnant, même s'il présente également des faiblesses. 

Pour vous si...
  • Vous aviez été conquis par Le complexe d'Eden Bellwether.
  • Le monde de l'art vous fascine.
  • Le monde des reclus aussi. 

Morceaux choisis

"Elspeth Conroy, c'était pour moi un nom de débutante ou de femme d'élu local, pas celui d'un peintre sérieux ayant des choses fondamentales à dire sur le monde. Mais le destin en avait décidé ainsi et je devais l'accepter. Mes parents croyaient qu'un nom écossias raffiné comme Elspeth me permettrait d'épouser un homme d'une classe sociale supérieure (c'est-à-dire un homme riche) ; théorie que j'aurai finalement réussi à réfuter à tout point de vue. Mais j'ai toujours eu le sentiment que mon travail pâtissait de cette étiquette, Elspeth Conroy. N'était-ce pas en remarquant mon nom dans les galeries que les gens me jugeaient ? N'était-ce pas mon sexe qu'ils voyaient sur le mur, ma nationalité, ma classe, mon type, ce qui les empêchait d'entrer en contact avec la vérité de ma peinture ? Impossible de le savoir."

"_Mon beau, mon génial Tif... J'aurais dû le savoir.
_C'est ce physique ravageur, tu comprends. Il masque mon intelligence."

"Bien que tous les artistes soient en quête de reconnaissance, ils ne peuvent pas prévoir sous quelle forme elle se présentera ni les compromissions qu'ils seront prêts à faire pour prolonger leur succès. Ils ne peuvent que se cramponner aux rênes et s'efforcer de braver les aléas sans dévier de leur cap. Mais aucune femme ne peut améliorer sa condition sans sacrifier un peu de son identité."

"Il y a autre chose que vous n'apprendrez pas aux Beaux-Arts : la véritable inspiration ne se manifeste que quand votre invitation est arrivée à expiration. [...] Elle vous trouvera dans votre sommeil, ou occupé à des tâches ménagères, ou encore en train de recevoir ces idiots de voisins, que vous aurez laissés entrer, faute de mieux. Et quand elle finira par se montrer, il faudra vous réveiller rapidement, tout abandonner, virer les imposteurs pour lui faire bon accueil, parce qu'elle mettra moins de temps à disparaître que vous n'en aurez passé à l'attendre."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 19 octobre 2017

Hope, Loulou Robert

J'ai découvert Loulou Robert avec son premier roman, Bianca, qui avait reçu un accueil chaleureux très mérité.
Son deuxième roman, Hope, est la suite logique du premier, et nous raconte les (més)aventures de Bianca à New York.


Libres pensées...

Après la mort de Jeff, Bianca a quitté l'hôpital, Simon, la France, et est partie s'installer avec son père à New York. Dans cette ville étrangère, elle tâche de s'intégrer, de construire son quotidien, des repères, mais réalise rapidement que la vie de lycéenne ne lui convient pas, qu'elle est avide d'autres expériences. Après une brève liaison avec l'un de ses professeurs, Bianca fugue, s'installe dans une colocation et devient mannequin pour une agence. Elle fait la rencontre de Vicky, russe et mannequin elle aussi, qui tente de percer tant bien que mal. Une nouvelle tragédie conduit Bianca à retourner vivre auprès de son père, avant la grande scène finale.

On retrouve donc une Bianca toujours aussi déboussolée, souffrant de solitude, d'un sentiment de décalage, désireuse de s'affirmer dans une forme de rébellion. A cet égard, le deuxième opus est très cohérent par rapport au premier.

Mais là où l'écriture franche portait une intrigue prévisible mais réussie dans le premier roman, la recette fonctionne ici moins bien.

Il faut dire que tout est cousu de fil blanc. On se doute rapidement qu'un personnage devra mourir pour opérer une prise de conscience, par exemple. Le personnage/fantôme de Jeff, récurrent, donne un sentiment de simulacre, comme si l'on voulait nous convaincre du bien-fondé de son existence. Tout comme Vicky, Jeff reste à mes yeux un prétexte pour valoriser la protagoniste.

Par ailleurs, les clichés affluent : la liaison avec le professeur, les orgies étudiantes américaines, le monde cruel du mannequinat...

En outre, on se lasse de Bianca, qui agace, de par son côté très autocentré (il n'y a qu'à dénombrer la répétition de "je"...), sa hauteur aussi, car elle se montre parfois condescendante à l'extrême (à noter, un passage phénoménal où elle se pose en tant que fille lucide et intelligente qui envie la bêtise, l'ignorance des autres, des cons comme elle les nomme. Pour rappel, on est tous le con de quelqu'un, et Bianca pourrait bien être celle d'un certain nombre de lecteurs, après ces extraits de bravoure...).

L'issue, quant à elle, donne un sentiment factice, ne suffit pas à créer une émotion.

On lit finalement les mésaventures de Bianca avec détachement, et l'on se réjouit de comprendre qu'il ne devrait pas y en avoir d'autres.

L'auteur, en revanche, a tout à gagner à s'essayer à présent à un autre sujet, pour confirmer le talent initialement perçu dans Bianca.


Pour vous si...
  • Vous êtes un peu maso.
  • Le monde du mannequinat vous passionne, peu importe que le roman ne vous apprenne pas grand chose sur le sujet. 

Morceaux choisis

"Le coeur et la pitié n'ont pas leur place à Manhattan. Ici, ce que l'on aime, c'est l'ambition et le travail. J'étais dans le métro l'autre soir, la rame dans laquelle je suis montée était vide. Je n'ai pas tout de suite compris pourquoi. Une fois dedans, j'ai senti une odeur putride de corps en décomposition. Et j'ai vu un homme, ou plutôt ce que la ville en avait laissé. Tout au fond, assis et endormi. La vue de ses jambes m'a tuée. Gonflées, violacées, nécrosées. Cet homme était en train de pourrir. Mourir. Et qu'est-ce que font les New-Yorkais ? Ils changent de wagon. Pour eux, cet homme est déjà mort. J'ai voulu qu'il existe. Je suis restée et je l'ai regardée aussi fort que j'ai pu. J'en ai voulu à la ville, au monde entier, tellement ce n'était pas juste, tellement je me sentais impuissante. Je ne pouvais rien faire si ce n'était pas quitter ma place. J'étais arrivée à ma destination. Quelle était la sienne ? La mort, tout seul."

"Je crois que c'est l'une des premières fois que je prononce le mot "câlin". On a l'air con quand on le dit. C'est comme "sieste", je n'y arrive pas. Ca fait vieux. Et "câlin", ça fait con." (Whaaaaaat???? Mais d'où ça sort, ça ? Depuis quand ça fait vieux, "sieste", et con, "câlin" ? Je t'en collerai moi, des vieux cons!!)

"C'est le problème avec l'espoir. Il s'installe. Il prend toute la place. Puis quand il disparaît, il laisse un grand vide. Dans ce métier, tout n'est qu'espoir et déception. Une prison bien dorée, bien empoisonnée. On m'avait promis. On m'avait dit que c'était gagné. Le miroir se fissure, il perd un fragment."


Note finale
1/5
(flop)

mercredi 18 octobre 2017

La salle de bal, Anna Hope

Après Le chagrin des vivants, un premier roman sensible très réussi, Anna Hope nous revient avec un nouvel opus au titre romanesque à souhait : La salle de bal.


Libres pensées...

En 1911, Ella est internée dans un hôpital psychiatrique, après un acte de rebellion dans l'usine où elle travaille depuis toujours. Elle y fait la rencontre de Clem, jeune fille de bonne famille qui a fui un mariage forcé avec un homme beaucoup plus âgé, et de John, irlandais, avec lequel elle danse le vendredi, dans la salle de bal de l'établissement. Mais une menace couve, car le docteur Charles Fuller, séduit par les thèses eugénistes et les applications pionnières envisageables au sein de l'hôpital, souhaite les associer à son projet, contre leur gré.

Le lieu choisi par l'auteur pour ce deuxième roman est un lieu de prédilection pour la fiction, qui encourage l'imaginaire et est porteur de nombreuses évocations.

On retrouve avec plaisir la prose efficace, douce, allante de l'auteur, qui parvient à nous entraîner dans son récit sans difficulté, d'autant plus que l'intrigue est très prévisible, comme on peut s'y attendre à la simple lecture du synopsis.

L'histoire racontée est gentille, les bons sentiments y sont exacerbés, les protagonistes très manichéens : rien en Charles n'est aimable, et si le passé de John est trouble, tout est fait pour le dédouaner, le faire apparaître comme "un bon gars", fiable, respectueux.
Clem, quant à elle, est l'indispensable sacrifiée, la caution "dramatique" du roman, ce qu'elle porte sur son front dès le début, si bien que le lecteur prend soin de ne pas s'attacher à elle, car il est évident que cela n'aurait pour conséquence que de créer une vive déception.

Vous l'avez compris, il y a donc peu d'audace dans ce deuxième roman, qui a toutefois le mérite de confirmer que Anna Hope peut écrire. La prochaine étape sera donc certainement de prendre davantage de risques, de creuser l'intrigue et les personnages, afin que la trame ne soit pas cousue de fil blanc.
Le choix du lieu est judicieux, mais, regrettablement, il ne fait pas tout!
Au plaisir, donc, de lire le prochain roman d'Anna Hope, que j'espère plus téméraire...

Pour vous si...
  • Vous êtes un romantique dans l'âme.
  • Vous adorez danser - ou les internés psychiatriques, au choix. 

Morceaux choisis

"Au bout de son whisky se trouvait le néant. Au fond de la bouteille se trouvait un matin froid et nu où sa femme était partie, blottie dans une arrière-chambre de la maison de ses parents, comme si leur mariage n'avait jamais existé.
Il avait enterré sa fille et était parti dans la campagne, cherchant à travailler la terre, mais les récoltes étaient terminées, et les emplois rares. Il s'était retrouvé en périphérie des villes, ces endroits usés où des hommes usés faisaient la queue pour atteindre ceux qui pourraient les embaucher à la journée."

"Jusqu'à ce que, à un moment donné, sans qu'il puisse dire quand, il arrête. Arrête de la voir dans la rue. Arrête de penser à elle. Jusqu'à ce que le temps passé en mer soit devenu plus long que le temps à terre. Jusqu'à ce qu'il se sente devenir un homme différent. Jusqu'à ce que les années passent. Jusqu'à ce qu'il se mette à vieillir."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 17 octobre 2017

Un certain M. Piekielny, François-Henri Désérable

Je vous parle aujourd'hui du roman qui est peut-être le plus attendu de cette rentrée littéraire, parce qu'il a été le plus fréquemment présent dans les sélections des prix d'automne - évidemment, ça crée des attentes - : Un certain M. Piekielny, de François-Henri Désérable.


Libres pensées...

Désérable, c'est un style, indéniablement : on le lirait presque à haute voix, pour savourer les tournures bien pensées, qui sonnent si élégamment à l'oreille.

Le sujet, il faut dire, a de quoi plaire : l'auteur part à la recherche d'un personnage de roman, un certain Piekielny, qui aurait été le voisin de Romain Gary, alors qu'il vivait à Wilno avec sa mère, et dont l'existence n'a même rien d'avéré.

Pour cela, l'auteur construit une enquête minutieuse, investigue l'oeuvre de Gary, les registres de la ville de Wilno, interroge les habitants de l'immeuble retrouvé, réalise même sa propre introspection.

Néanmoins, et malheureusement, le récit peine à captiver le lecteur - en tout cas, il a sérieusement peiné à me captiver, moi -, et pour cause : l'idée de départ est amusante, mais l'auteur ne parvient pas, en dépit de ses efforts évidents, à nous convaincre qu'il est intéressant, essentiel, vital, de retrouver la trace de Piekielny, que Piekielny a la moindre importance, et donc, que sa démarche est digne d'intérêt.

La recherche se mue rapidement en prétexte à disserter sur Gary, et peu à peu, sur l'auteur lui-même. Son texte se retrouve bientôt parsemé de référénces érudites, à l'oeuvre de Gary et d'autres encore, et cela manque de naturel.

Pour finir, les digressions relatives à l'histoire personnelle de l'auteur achèvent de nous lasser. Lorsque l'on obtient le fin mot de l'histoire, cela ne fait ni chaud ni froid, car l'on sait déjà que le roman ne restera pas dans nos annales, et que l'on aura tôt fait d'oublier quel a été le sort de Monsieur Piekielny.

En fin de compte, mais ce n'est que mon impression, beaucoup de bruit pour rien : Un certain M. Piekielny fait l'effet d'un ballon de baudruche, le roman d'un élève très studieux et désireux de bien faire, qui ravira surtout les académiciens.


Pour vous si...
  • Vous êtes dans le jury Goncourt, visiblement.
  • Vous voulez qu'on vous en mette plein la vue. 

Morceaux choisis

"Je restai là, stupéfait, ruisselant, et je récitai cette phrase à voix haute : "Au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny.
[...] Cette phrase, elle n'avait pas surgi de nulle part. Il avait fallu qu'un jour je la lise, l'enregistre en esprit, qu'elle s'y imprègne et demeure en l'état, immuable parmi les souvenirs, ces morceaux épars flottant çà et là dans les limbes, et qui parfois resurgissent de manière imprévue."

"[...] c'est peut-être cela et rien de plus, être écrivain : fermer les yeux pour les garder grands ouverts, n'avoir ni Dieu ni maître et nulle autre servitude que la page à écrire, se soustraire au monde pour lui imposer sa propre illusion. Tourner le dos au Popocatépetl."


Note finale
2/5

lundi 16 octobre 2017

Summer, Monica Sabolo

Après mon coup de coeur pour Tout cela n'a rien à voir avec moi, et mon coup de froid pour Crans-Montana, j'étais plus impatiente que jamais de découvrir le dernier roman de Monica Sabolo, qui se maintient pour l'instant honorablement dans les sélections des prix littéraires de l'automne.  


Libres pensées...

Benjamin se souvient de sa soeur Summer, qui a disparu au bord du lac Léman l'été de ses dix-neuf ans. Il était alors un enfant, mais se souvient de la beauté solaire qui émanait de sa soeur, des regards  qu'elle attirait toujours, de l'amour qui les liait. Devenu un homme, il demeure hanté par ce qui s'est passé cet été-là, la disparition inexpliquée, le halo de mystère qui entoure depuis vingt-cinq ans l'absence de Summer.

Ce dernier roman de Monica Sabolo m'a laissé un sentiment mitigé.

Parmi ses atouts, on note bien sûr l'atmosphère créée par l'auteur, la description acide d'un milieu fermé où l'entre-soi est cultivé avant toute chose, où les apparences sont reines. L'intrigue est habilement menée, la progression maîtrisée, il m'est arrivé de ressentir à la lecture une sensation d'étouffement, tant les visions du jeune frère sont incarnées.

Dans ce tableau, les jeunes filles apparaissent comme des icônes, des anges déchus, des êtres colorés qui captent l'attention de tous, qui traversent l'existence avec grâce.
Monica Sabolo excelle à dépeindre les affres adolescentes, elle décrit précisément la fascination ambiguë provoquée par les belles jeunes filles de bonne famille.

Néanmoins, en dépit de ces attraits évidents, certains éléments m'ont gênée.
En premier lieu, et de manière persistante, j'ai eu l'impression de lire une autre version de Crans-Montana. De la même manière que certains peintres créent des séries, il semblerait que certains auteurs soient hantés par une histoire qu'ils disent en boucle, et c'est malheureusement ce à quoi m'a fait penser Summer. On retrouve le même milieu social que celui présenté dans Crans-Montana, des protagonistes ressemblants, la même fascination exercée par de belles jeunes filles sur leur entourage, la même chute aussi, qui rend l'introgue très, trop proche à mon goût, de celle du précédent roman de l'auteur, bien qu'il soit aussi, selon moi, plus réussi.

Cette impression de déjà vu est gênante, bien entendu, elle dessert le récit qui aurait été plus appréciable sans cela.

Par ailleurs, je pense qu'il serait très intéressant pour l'auteur de s'éloigner de sa zone de confort, et de s'essayer à un autre milieu, pour asseoir ses évidentes qualités littéraires, et sortir du carcan qui la bride - à titre personnel, le milieu dans lequel elle se complaît est justement particulièrement dénué d'intérêt, voire exaspérant.

En fin de compte, Summer est un roman qui pourra ravir ceux qui n'ont jamais lu Monica Sabolo, et, qui, pour les autres, manquera cruellement d'audace, à l'issue un peu décevante (l'intrigue appelait à mon sens une résolution plus détaillée, elle est presque bâclée ici).
Dommage!


Pour vous si...
  • Vous aimez le style Sabolo, et n'êtes pas réfractaire à la redite
  • Vous êtes obsédé par les lacs

Morceaux choisis

"Ma mère disait qu'à sa naissance ses cheveux étaient si clairs qu'on aurait dit qu'ils étaient constitués de lumière.
Ma mère qui ne parlait pas anglais et n'a jamais fait preuve du moindre romantisme, avait choisi pour sa fille un prénom de pom-pom girl, de pop star californienne. Un prénom qui évoquait un champ de fleurs, ou volettent des papillons écarlates. Ou une corvette rutilante, fonçant sur une corniche le long de l'océan."

"Je sais aussi que la ville de Genève est reconstituée, quelque part, là où le lac atteint plus de 300 mètres de profondeur, chaque bâtiment s'y dresse à l'identique, mais les façades y sont couvertes d'algues et de coquillages, des stalactites de boue pendent aux fenêtres.
Il y a là-dessous tout un monde, comme le nôtre en négatif."

"Plus terrifiant encore : la désinvolture, l'arrogance avec laquelle nous, les humains, considérons que cet espace est le nôtre. Nous oublions que nous nageons dans une gigantesque mare, une flaque d'eau croupie, ou tout ce qui y est balancé pour être oublié - des machines à laver, des vélos, des cadavres? - y demeurera pour toujours, aucun courant ne les emmènera au loin, pour les polir et les dissoudre. Nous vivrons avec, pour toujours, ils seront fossilisés dans la boue, et avec le temps, ils deviendront plus imposants encore."

"Un soir, elle avait dit, sans rire, à une de ses amies penchée au-dessus du meuble, une coupe à champagne contre son coeur : "Sacrée collection, non ? Il suffit de les compter pour connaître mon âge."


Note finale
3/5

vendredi 13 octobre 2017

Le courage qu'il faut aux rivières, Emmanuelle Favier

L'un des romans les plus attendus de la rentrée littéraire, avec un titre qui a le mérite d'être facile à retenir, tant il sort de l'ordinaire : je vous parle aujourd'hui du premier roman d'Emmanuelle Favier, Le courage qu'il faut aux rivières


Libres pensées...

Manushe est une "vierge jurée" : adolescente, elle a renoncé à se marier et à juré de garder sa virginité, en contrepartie d'un statut proche de celui accordé aux hommes dans le village où elle vit. Elle a ainsi la liberté d'aller et venir comme les hommes, de chasser comme eux, de vivre seule, d'assister aux conseils du village, elle est consultée sur des décisions importantes.
Un jour, un jeune homme arrive dans le village, Adrian. Sa présence trouble Manushe, éveille en elle des élans de sensualité nouveaux.

L'histoire proposée par l'auteur est marquante de par sa nature insolite, tant au travers de son cadre que de ses protagonistes, des femmes qui ont enfoui leur identité sexuelle et y ont renoncé pour se faire une place dans un monde d'hommes, pour sortir du rôle traditionnel octroyé aux femmes.
La sensualité, la sexualité refoulées font surface à la faveur de rencontres inattendues, car elles couvent, menacent de surgir et d'ébranler le cours d'un quotidien qui a été acquis au prix d'efforts conséquents, de renoncements, de violences qu'elles se sont infligées.

La rudesse de l'environnement tranche avec les émotions à fleur de peau, que l'auteur décrit généreusement, délicatement.

Il est intéressant de constater qu'à travers les récits et parcours individuels de trois protagonistes (Manushe, Adrian, et une troisième protagoniste surprise), l'auteur offre une plongée dans les moeurs albanes des territoires reculés. Cela m'a bien sûr fait penser au texte d'Ismaïl Kadaré, Avril brisé, dont je vous parlais il y a peu, et qui mettait en présence deux civilisations se côtoyant dans un même pays, à une même époque, et que pourtant des siècles semblaient séparer.

J'ai apprécié, dans ce premier roman, la description poétique des mouvements intérieurs, des sens qui affluent soudain, après des années de silence imposé. Le texte est très adulescent à cet égard, il s'agit d'une sorte d'éveil aux sens. On pourrait dire qu'il y a comme une naïveté, qui est néanmoins mise en perspective par l'environnement parfois brutal, contraignant.

Le courage qu'il faut aux rivières est, à mon sens, un premier roman touchant, sur un sujet qui sort de l'ordinaire, par un auteur (autrice?) très prometteur.


Pour vous si...
  • Vous avez une passion cachée pour l'Albanie
  • Vous êtes fan du film Boys don't cry

Morceaux choisis

"Elle qui n'avait jamais été sensible à l'hostilité des montagnes éprouva d'un coup le vertige du précipice, vers lequel le flanc de pierre, immense et écrasant, semblait vouloir la pousser. Elle empêcha son regard de monter et continua d'avancer sur la route, saisie d'un mal de terre qui lui tournait la tête."

"Grelottant, les lèvres durcies, elle se traîna jusqu'aux vêtements de Manushe et plongea son visage dans les étoffes où résistaient les poussières de ses odeurs, les reliques amoureuses et fugaces d'une vie entraperçue. Elle se couvrit en tremblant des vêtements trop larges pour elle, se prostra dans leur chaleur évanouie et se laissa gagner par les secousses du chagrin et du deuil, tous ses muscles brisés par les coups, le froid et le désespoir se tendirent, elle crut qu'ils allaient craquer et l'espéra même, désirant en finir à son tour, mais un brusque haut-le-coeur déplia son corps."

"Le soleil était haut. Adrian rouvrit les yeux, sa joue chauffait doucement sous les rayons et la crudité du jour blanc lui dissimula un instant son malheur. Puis elle se souvint et tout autour d'elle reprit la teinte grise et nauséeuse de la vérité. Elle se redressa, percluse de douleurs et de détresses, les courbatures s'ajoutant aux plaies et aux contusions. Insecte à la mue délétère, elle se sentait mourir dans les décombres imaginaux de son amour."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 12 octobre 2017

Mademoiselle, à la folie!, Pascale Lécosse

Dans la série des premiers romans de la rentrée sélectionnés par les fées des 68 premières fois, je demande un livre au titre délicatement excentrique, Mademoiselle, à la folie!


Libres pensées...

Catherine est comédienne, elle a passé sa vie sous les projecteurs, et, alors qu'elle vieillit, elle est frappée par une maladie dont elle ne prend pas même conscience. A ses côtés depuis des années, Mina est son bras droit, son employée, mais aussi sa confidente et sa seule amie, son double, sa béquille. Il y a bien Jean, un homme politique avec lequel Catherine entretient une liaison depuis des lustres, mais il s'est toujours montré volage, peu fiable, présent pour Catherine seulement par intermittence. Alors que la maladie gagne du terrain, Catherine sent le monde autour d'elle se diluer, ses repères s'estomper, tandis que Mina fait tout son possible pour la maintenir dans la réalité.

Ce n'est qu'à la fin du roman que j'ai remarqué que ce dernier ne comprenait que trois protagonistes. De plus en plus, les huis clos se font rare dans la littérature : un bon roman doit compter des personnages secondaires, s'appuyer sur deux ou trois personnages est un risque pour l'auteur qui pourrait, imagine-t-on, tourner en rond.

Le risque est élégamment évité par Pascale Lécosse, qui livre un premier roman à la fois pétillant et terrible. Il y a ce charme, cette légèreté qui se dégagent de certains dialogues, contrebalancés par la gravité qui émanent d'autres, lorsque Mina prend conscience de l'ampleur de la maladie, puis Catherine a son tour, qu'elle se retourne sur ce qu'a été sa vie, que l'heure du bilan sonne.

Car, au coeur du récit, se trouve cette maladie dégénérative de Catherine qui sombre dans l'égarement, perd les noms et les visages, et jusque, par moment, à la relation très fusionnelle qui la lie à Mina. Cet état à la dérive donne lieu à une série de confrontations, entre Catherine et Mina, entre Mina et Jean, et le lecteur est ainsi confronté pour sa part à la fin de vie, lorsque la maladie prend possession du corps, avec une pudeur qui rend le texte délicat.

Car le style est vif, l'écriture déliée, et les dialogues donnent par ailleurs de l'élan au récit. A cet égard, Mademoiselle, à la folie ! est un premier roman maîtrisé et subtil. A quoi s'ajoute le thème intelligemment abordé, cette rupture entre la lumière dans laquelle a vécu Catherine toute sa vie durant, et l'impuissance débilitante qui l'envahit chaque jour davantage.

Un premier roman très réussi, en somme.


Pour vous si...
  • Vous êtes à la recherche du panache

Morceaux choisis

"_Qu'est-ce que j'ai, Mina ?
_Demande-moi plutôt ce que tu n'as pas.
_Je veux dire, qu'est-ce qui cloche chez moi ?
_Je n'ai rien remarqué.
_Mais si !
_Non, je t'assure.
_Alors, pourquoi est-ce que je n'ai envie de rien ?
_Sans doute, parce que tu as tout.
_Depuis quelque temps, je ressens une immense fatigue.
_C'est parce que tu travailles trop !
_Certains jours, je confonds les visages, pourquoi ?
_Parce que tout le monde se ressemble."

"Je me retiens de lui balancer que, pour se suicider, il lui suffirait de sauter de son ego."

"C'est la forme précoce de la maladie que je développe, la plus dévoreuse, la plus avide. J'ai dans la tête un mal gourmand qui me transforme en rosier stérile. Une saleté qui fait de moi une autre. Je voudrais l'espérance. Les mots me quittent un peu plus chaque jour sans que je puisse les retenir."

"Veinarde, moi, je me perds. A la scène, j'ai joué mille vies pour finalement passer à côté de la mienne... Au fond, je n'ai que toi."


Note finale
4/5
(très bon)

mercredi 11 octobre 2017

2666, Roberto Bolaño

Un mastodonte de la littérature chilienne, et je ne parle pas qu'au figuré...


Libres pensées...

Le roman, inachevé à la mort de l'auteur, avait pour vocation de constituer cinq livres, qui ont finalement été regroupés pour former une oeuvre unique.
S'il y a une cohérence d'ensemble, tissée autour du personnage récurrent d'Archimboldi, on note néanmoins à la lecture une disparité dans les cinq parties, en termes de lieu, de protagonistes, d'intrigue, mais aussi de style. Appréhender l'oeuvre dans son intégralité consiste donc en un exercice exigeant.

Si le roman débute de manière relativement classique, en nous présentant des protagonistes universitaires passionnés par un auteur obscur, Archimboldi (à ne pas confondre avec le peintre Arcimboldo, novices!), et l'on se croirait alors presque dans un livre de David Lodge, passé maître en la matière.

Puis, dans une partie suivante, centrale, la plus aride sans le moindre doute, on trouve un style journalistique, où les crimes commis sur des jeunes filles dans une ville mexicaine, Santa Teresa, sont passés en revue les uns après les autres. Or, ils sont des dizaines et des dizaines. Plusieurs centaines de pages composent donc cette longue litanie de crimes odieux, et peuvent pousser le lecteur dans ses retranchements, tant cela s'écarte de la langue et de l'usage romanesques, d'autant plus que l'on peine à comprendre où l'auteur veut en venir.
A la réflexion, on réalise que l'aspect répétitif fait penser au minimalisme rencontré dans plusieurs domaines artistiques, et génère une angoisse qui gonfle à mesure que s'installe l'atmosphère lugubre dans laquelle les féminicides en série demeurent des crimes impunis.

La langue est donc riche et multiple, rendant l'univers particulièrement complexe. De fil en aiguille, on comprend qu'Archimboldi est le fil rouge, mais l'approcher comme protagoniste se mérite, si bien que l'on fait des détours avant, enfin, de parvenir à ce qu'il soit dans l'action, et non l'objet de l'intérêt de quelques rares universitaires.

2666 offre une expérience de lecture déstabilisante, loin de toute zone de confort dans la mesure où le roman, à mon sens, ne ressemble à aucun autre. C'est, en quelque sorte, comme aller voir l'opéra Einstein on the beach : on ne sait pas si l'on fera cela deux fois dans sa vie, mais une chose est sûre, on s'en souvient !

Pour vous si...
  • Rien ne vous fait peur
  • Vous vous délectez des textes énumératifs où l'on ne vous épargne pas les détails peu ragoûtants. 

Morceaux choisis

"Bon, dit le jeune Guerra, si vous voulez savoir ce que je pense, je ne crois pas que ce soit vrai. Les gens voient ce qu'ils veulent voir et ce qu'ils veulent voir ne correspond jamais à la réalité. Les gens sont lâches jusqu'à leur dernier souffle. Je vous le dis confidentiellement : l'être humain est, grosso modo, ce qu'il y a de plus ressemblant à un rat."

"Le poivrot rit parce qu'il croit qu'il est libre, mais en réalité il est dans une prison, avait dit Oscar Amalfitano, c'est là que se trouve, disons, le truc amusant, mais ce qui est sûr c'est que la prison est dessinée de l'autre côté du disque, et donc nous pouvons aussi affirmer que le poivrot se moque de nous parce que nous croyons qu'il se trouve en prison, sans nous rendre compte que la prison se trouve d'un côté et le poivrot de l'autre, et on aura beau faire tourner le disque et avoir l'impression que le poivrot est en prison, la réalité c'est là. De fait, nous pourrions  deviner de quoi rit le poivrot : il rit de notre crédulité, c'est-à-dire qu'il rit de nos yeux."

"_Amnésie, c'est lorsqu'on perd la mémoire et ne se souvient de rien, ni de son nom ni de celui de sa fiancée.
Et elle ajouta :
_Il existe aussi une amnésie sélective, lorsqu'on se souvient de tout ou que l'on croit se souvenir de tout, et que l'on a oublié une chose, la seule chose importante de sa vie."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 10 octobre 2017

Rebecca, Daphné du Maurier

Le classique du mois est signé Daphné du Maurier, une romancière britannique du XXe siècle, ayant connu de son vivant un succès retentissant, en particulier pour Rebecca, dont je vous parle aujourd'hui, paru en 1938, et adapté dès 1940 dans un film réalisé par Hitchcock. 
Précision que j'ignorais : Daphné du Maurier est également l'auteur d'une nouvelle intitulée Les oiseaux, qui a inspiré le très célèbre film du même Hitchcock. L'univers de l'auteur, flirtant parfois avec le fantastique, était particulièrement compatible avec celui, angoissant, du maître du cinéma. 


Libres pensées... 
(spoiler alert)

La narratrice, une jeune fille sans famille et sans biens, est demoiselle de compagnie auprès d'une vieille dame fortunée à Monte Carlo lorsqu'elle fait la rencontre de Maxim de Winter, un riche veuf que l'on dit inconsolable depuis la mort de sa femme, Rebecca, un an plus tôt. Elle est d'abord intriguée, puis séduite, par cet homme plus âgé à l'abord ténébreux, qui ne tarde pas à lui demander sa main. Après une lune de miel en Méditerranée, ils rentrent dans le célèbre domaine de Maxim de Winter en Angleterre, Manderley. La narratrice y fait la connaissance des domestiques surpris de son arrivée, de Béatrice et Giles, respectivement soeur et beau-frère de Maxim, de Frank Crawley, son proche ami, et d'autres membres de la haute société anglaise. L'ombre de Rebecca grandit peu à peu, à mesure que le monde dans lequel elle entre et avec lequel elle n'est pas familière la compare durement à l'ancienne épouse de son mari, qui est toujours décrite comme exceptionnellement belle, intelligente, accomplie en tous domaines, courageuse et audacieuse comme un homme.

La lecture de Rebecca m'a déroutée, parce qu'il m'est apparu, à la réflexion, que plusieurs interprétations pouvaient en être faites.

Peu après avoir refermé le roman, j'ai regardé le film de Hitchcock, qui offre des pistes intéressantes, en ce qu'il sélectionne certains éléments du livre, accentue, ou au contraire passe sous silence d'autres détails.

La lecture que fait Hitchcock de Rebecca se prête particulièrement à son art, grâce à l'angoissante présence d'une absente, une morte, qui plane au-dessus d'une protagoniste fragile qui néanmoins suscite l'empathie. Dans cette version, Maxim est hanté par le passé, et par l'accident qui a coûté la vie à Rebecca, accident dans lequel il était impliqué. Par ailleurs, la scène finale est également modifiée, afin d'accroître le sentiment de peur chez le lecteur, et la narratrice n'accompagne pas Maxim rencontrer le docteur de Rebecca, elle demeure à Manderley, en proie à la folie grandissante de Mrs Danvers. D'ailleurs, les critiques du film, qui affluent sur le net, soulignent l'idée qu'une relation saphique ait existé entre Rebecca et Mrs Danvers (appuyée en cela par la bisexualité notoire de l'auteur), expliquant le comportement erratique de cette dernière, le souvenir qu'elle entretient de cette Rebecca, et le deuil qu'elle semble encore porter.

C'est une version intéressante, efficace, grand public, qui repose sur des rebondissements bien ménagés et une atmosphère avant tout, l'atmosphère de Manderley, cette grande propriété où l'on craint de croiser, à tout instant, le fantôme de Rebecca. Rebecca y est une femme vicieuse, séductrice et manipulatrice, dangereuse, le versant diabolique de la narratrice qui est, elle, enfantine, honnête et franche, altruiste, mal assurée.

Il y a néanmoins, à mon sens, une autre compréhension possible du chef d'oeuvre de Daphné du Maurier. Car si Rebecca est certes décrite comme une femme exceptionnellement belle et séduisante, les traits qui sont d'abord mis en avant sont son courage, son audace, elle est téméraire comme un garçon, n'a pas froid aux yeux, et elle est libérée, s'affranchit du joug du mariage pour aimer qui elle veut, au nez et à la barbe d'un époux conservateur et morose.
La ligne narrative adoptée, qui se centre sur le point de vue d'une protagoniste initialement extérieure, est infléchie par les sentiments que cette dernière nourrit pour son époux, qui l'orientent dans son appréhension de la situation, et la rendent disposée à croire en l'innocence de Maxim, à croire qu'il a été abusée par une femme perverse. Alors, Rebecca prend une autre dimension, car le récit devient un conte immoral, reflétant une société où l'homme riche qui peut compter sur l'indulgence de ses pairs (le policier chargé de mener l'enquête) triomphe de la femme qui a cru avoir les mêmes droits que lui (il va sans dire que les moeurs de Rebecca ressemblent fort à celles des bonshommes de la haute société à l'époque). Certains points me font douter de la pertinence de cette théorie, comme par exemple le fait que Rebecca ait eu une relation avec son cousin - on peut supposer que l'auteur veut ici noircir le personnage, dans la mesure où une dimension presque incestueuse n'est pas, dans les sociétés occidentales, synonyme de liberté, et constitue un interdit à ne pas franchir.
Néanmoins, c'est cette version qui est, à mes yeux, la plus intéressante, et ce que je souhaite voir dans le roman.

Parmi les atouts indéniables du livre, il y a l'écriture fluide, la progression maîtrisée, l'atmosphère singulière qui règne, qui engagent le lecteur à poursuivre sa lecture et font monter la tension ressentie.

Quoi que vous y verrez, je pense pouvoir affirmer que Rebecca ne laisse pas indifférent, et j'imagine sans mal qu'il constitue un ouvrage de référence dans la littérature du XXe siècle. 

Pour vous si...
  • Vous voulez vous faire votre propre idée sur le roman
  • Vous êtes acquis aux récits de faux-semblants

Morceaux choisis

"C'était Manderley, notre Manderley secret et silencieux comme toujours avec ses pierres grises luisant au clair de lune de mon rêve, les petits carreaux des fenêtres reflétant les pelouses vertes et la terrasse. Le temps n'avait pas pu détruire la parfaite symétrie de cette architecture, ni sa situation qui était celle d'un bijou au creux d'une paume."

"Un mari n'est pas si différent d'un père, après tout. Il y a certaines espèces de connaissance que je préfère ne pas te voir acquérir. Il vaut mieux les enfermer à clef. Et voilà. Maintenant, mange tes pêches et ne me pose plus de questions, ou je te mets dans le coin."

"Je suis suffoquée par tant de bêtise, dit-elle. Giles et moi pensons que si ces trous n'ont pas été faits par les rochers, alors ils soont l'oeuvre d'un vagabond, ou autre. Un communiste peut-être. Il y en a des tas par ici. C'est assez dans la manière communiste."

Note finale
5/5
(coup de coeur)

lundi 9 octobre 2017

Des canons et des fleurs, Cziffra

Je quitte temporairement le monde de la fiction pour explorer l'autobiographie de Cziffra, peut-être le meilleur pianiste du XXe siècle, dont l'histoire mérite d'être connue. 


Libres pensées...

J'ai découvert cette année que Cziffra avait existé, et son talent inouï. Je suis à ce jour encore envoûtée par son interprétation des barricades mystérieuses ou celle du vol du bourdon (qui me rappelle à chaque fois un vieux jeu vidéo des Schtroumpfs, quelle lose).
Si l'envie vous en prend, allez vous perdre sur Youtube pour explorer les vestiges de son talent.

Intéressée par le personnage, j'ai donc été particulièrement curieuse de lire son autobiographie, Des canons et des fleurs.
Parce que l'artiste a un parcours hors du commun, et qu'il n'est pas de ceux qui se sont hissés au sommet comme s'il ne leur en avait rien coûté.

L'écriture est raffinée, c'est ce qui m'a d'abord surprise. Et puis, très vite, elle a laissé place à l'histoire en elle-même, étourdissante. Cziffra naît et grandit dans une famille pauvre hongroise, il côtoie dès son enfance la misère des quartiers déshérités, et rapidement, porte les espoirs de sa famille, alors qu'il s'essaie au piano et montre tout enfant des dispositions extraordinaires.

Il est produit dans un cirque alors qu'il a tout juste 5 ans, et en constitue l'attraction principale. Alors qu'il a bientôt 10 ans, ses parents parviennent à obtenir son inscription au sein de l'Académie Franz Liszt, où il développe son don.

Mais alors qu'il est jeune homme et fraîchement marié, la guerre vient interrompre sa jeune carrière, il se retrouve mobilisé, fait prisonnier. Il retourne quelques années à la vie civile, puis devient prisonnier politique après avoir tenté de s'exiler avec sa famille.
Le récit de ces années-là, durant lesquels il sert comme porteur de pierres, est terrible, Cziffra décrivant la lente agonie de son corps, de ses mains, les séquelles qu'elles conserveront par la suite, l'obligeant à porter des gants de cuir, que d'autres musiciens interprèteront comme une préciosité, et immiteront par souci d'élégance.

Sa carrière sur la scène internationale débutera peu après la fin de cette période, et, en 1956, il parvient à obtenir asile en France, où il s'enfuit avec sa famille.

Le récit est étayé de considérations musicales, de réflexions sur la misère, sur le travail de l'artiste, sur l'entrave que peut représenter le corps qui s'est déshabitué de la musique.
C'est émouvant, et pour qui s'intéresse à Cziffra, c'est d'une grande richesse. 

Pour vous si...
  • Vous trouvez que métro-boulot-dodo, c'est un peu dur, comme vie.
  • Vous adopteriez bien la mode du gant en cuir. 

Morceaux choisis

"Avec mes yeux d'aujourd'hui, il me semble aussi que cette ambiance d'univers concentrationnaire, constitué de baraques identiques, étroitement collées les unes aux autres, dans lesquelles toutes ces familles de chômeurs s'entassaient et essayaient de survivre de la même façon - cette ambiance devait leur être réciproquement salutaire car elle leur donnait l'illusion d'une misère collective qui, partagée, les empêchait mutuellement de succomber à l'extrême dénuement de ces hallucinants mois d'hiver.
[...] A mon avis, cette sorte de courroux céleste revêt pour le pauvre un aspect beaucoup plus effrayant, non seulement parce qu'il lui fait prendre conscience de sa situation, et en le privant de tout espoir, le dépossède plus encore, mais aussi, me semble-t-il, parce qu'il se complaît à amplifier cet état jusqu'à ce que cette misère, auparavant extérieure, s'installe telle une maladie incurable, au-dedans même de l'être, et le ronge jusqu'à le réduire au néant."

"La préparation à la discipline militaire, qui n'est autre que l'art de dresser le civil après l'avoir dompté et maté, m'a paru être une aberration inexprimable."

"Je savais que le style résulte d'une sensibilité spéciale à l'égard du langage, qu'il ne s'acquiert pas mais se développe. Celui dont je rêvais là, au bord de l'eau, je l'imaginais beau et rythmé comme un poème orphique, précis comme le langage des sciences un style qui vous entrerait dans le coeur comme un coup de stylet. Malheureusement, on n'y atteint que par un labeur atroce. Flaubert en savait quelque chose.
[...] A ce moment, j'eus comme une illumination. Cette définition pourtant splendide ne m'a convaincu qu'à moitié. En fait, il avait raison... et moi aussi. Le style, c'est la chose vécue, qui ne sent pas l'appris."

"Le rôle de l'interprète dans la société est d'être le gardien des sources de l'émotion d'autrui, afin justement de la préserver de l'effritement où la plonge quotidiennement l'asservissement à sa condition matérielle dévitalisante."

Note finale
4/5
(très intéressant)