lundi 9 mai 2016

Berezina, Sylvain Tesson

Mon historique avec Sylvain Tesson n'est pas vraiment glorieux, puisque son roman Dans les forêts de Sibérie n'avait guère emporté mon adhésion, au point de se retrouver dans le flop 2014.
Mais voilà, la Bibliothèque Orange me conduit à me remettre en selle, puisque sa dernière production, Berezina, figure parmi les deux livres à découvrir ce mois-ci.
J'ai donc engagé la lecture en tâchant de me défaire de tout a priori...



Le synopsis

Le protagoniste (qui se confond avec l'auteur, on n'abandonne pas en route de si bonnes habitudes) entreprend avec un ami de partir sur les traces de l'armée napoléonienne en effectuant l'itinéraire de la retraite de Russie de 1812.

Mon avis

La lecture de Berezina m'a laissé un sentiment partagé (bon, pas si partagé que ça, j'exagère).

L'entrée en matière comprend de belles pages, à l'écriture rythmée et empreinte d'un style élégant, un heureux agencement des mots qui fait que l'on se laisse porter par les pérégrinations premières de notre ami Sylvain.

Puis, le voyage est entrepris, et, dès lors, on retrouve certaines des tares dont j'avais déjà fait état à l'issue de la lecture des Forêts de Sibérie. Le regard porté sur les autochtones, l'expérience restituée de la confrontation avec l'étranger laissent parfois perplexe, et, pour ma part, ont le don de m'agacer un peu (voir passage ci-dessous, vous le reconnaîtrez sans peine). Il y a toujours comme une prétention, un plaisir à se raconter et à se mettre en scène qui me dérange, et échouent à me transmettre un sentiment d'authenticité, ou le moindre enseignement que l'on pourrait attendre d'une telle entreprise.

Cependant, j'ai eu plaisir à trouver par moment des réflexions plus abouties, qui faisaient tristement défaut dans son précédent ouvrage, et c'est sans doute ce qui apporte le plus de substance au roman.

Le récit de la retraite de Napoléon et de ses troupes est entremêlée au récit du parcours de Sylvain et de son acolyte, mais ne m'a guère enthousiasmée, Napoléon n'étant pas une figure qui m'émeut beaucoup, et la façon de relater sa déroute ne m'ayant pas non plus captivée.

Une lecture en demi-teinte donc, pas aussi décevante que ma précédente excursion dans l’œuvre de Tesson, mais qui ne fait pas non plus figure de révélation éblouissante.


Pour vous si...
  • Vous idolâtrez l'Empereur au point de vous infliger la lecture du moindre ouvrage qui en fasse son objet
  • Je ne vois pas d'autre cas de figure

Morceaux choisis

"Les rideaux pendaient, à demi-arrachés. Les meubles étaient renversés. La table retournée était ensevelie sous nos parkas trempées. Les casques dégouttaient dans la baignoire. Un romanichel aurait été choqué." (mais oui, vous êtes des aventuriers sans vergogne, des barbares du règlement intérieur de l'hôtellerie)

"Je nourrissais une tendresse pour ces Slaves des plaines et des forêts dont la poignée de main vous broyait à jamais l'envie de leur redire bonjour. Me plaisait leur fatalisme, cette manière de siffler le thé par une après-midi de soleil, leur goût du tragique, leur sens du sacré, leur inaptitude à l'organisation, cette capacité à jeter toutes leurs forces par la fenêtre de l'instant, leur impulsivité épuisante, leur mépris pour l'avenir et pour tout ce qui ressemblait à une programmatique personnelle. Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu'ils étaient incapables de prévoir ce qu'ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines minutes."

"Dieux, me disais-je, en pissant dans le noir, nous autres, pauvres garçons du XXIe siècle, ne sommes-nous pas des nains? Alanguis dans la mangrove du confort, pouvions-nous comprendre ces spectres de 1812? Pouvions-nous vibrer des mêmes élans, accepter les mêmes sacrifices?
[...] Désormais, l'évocation de la conquête sonnait comme une absurdité." (et oui braves gens, vous vous dites probablement la même chose que je me suis dite en prenant connaissance de cette envolée lyrique : tout ça pour ça...)

"Personne n'a célébré les chevaux de 1812 à la juste hauteur de leurs souffrances. Les hommes tombés au champ de guerre, eux, sont glorifiés. [...] Mais les bêtes? A quoi ont-elles le droit? A rien." (Faux, mon cher ami : Sexy Sushi leur a rendu un vibrant hommage dans un morceau émouvant)

"Il est de bon ton aujourd'hui de louer les vertus de l'errance. Nombre de voyageurs , adeptes des détours, nous servent leur soupe : "Il faut savoir se perdre pour se retrouver", disent-ils. "Le chemin vaut mieux que la destination", ajoutent les plus confucéens. "Il faut lâcher prise", concluent ceux qui ne pratiquent pas l'escalade. Question voyage, Goisque et moi ne nous sentions pas du genre promeneur. Nous n'étions pas des professionnels de la flânerie ni des chemins de traverse.
Nous nous situions plutôt du côté de la thèse de Tolstoï. Le vieux prophète écrivait dans La Guerre et la Paix : "Lorsqu'un homme se trouve en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. L'espoir d'une terre promise est nécessaire pour lui donner la force d'avancer"."


Note finale
2/5

vendredi 6 mai 2016

Des chauves-souris, des singes et des hommes, Paule Constant

J'ai entendu parler du dernier roman de Paule Constant lors de son passage dans La Grande Librairie, il y a déjà quelques semaines. Le topo était engageant, puisqu'il y est question des débuts de l'épidémie Ebola, au Congo. 
Je vous emmène donc au pays où tout a commencé. 



Le synopsis

Au Congo, sur les rives du fleuve Ebola, Olympe, sept ans, découvre dans la forêt un bébé chauve-souris. Elle rentre triomphante auprès des siens, jusqu'à ce que de jeunes garçons rentrent à leur tour en ramenant avec eux la dépouille d'un gorille, qu'ils disent avoir traqué et tué. La tribu entière les célèbre, se réjouit, et organise un festin.

Mon avis

Le roman de Paule Constant m'a conquise!

La plume est envoûtante : l'écriture est rythmée, équilibrée, on se prendrait à lire des passages à voix haute tant leur poésie sonne à l'oreille en lisant. A cet égard, le récit évoque par moment le conte, en particulier les chapitres consacrés à l'histoire d'Olympe.

En marge, l'histoire relatée d'Agrippine, Virgile et Thomas permet de donner au récit un autre visage, complémentaire à celui appréhendé à travers l'infortune qui frappe la tribu d'Olympe : c'est la vision des associations humanitaires et étrangères que l'on découvre alors, le jargon médical et scientifique qui vient nommer l'étrange malédiction.

Le récit progresse par alternance, et il est sans concession : dès que le nom du fleuve est connu, le lecteur voit poindre l'inéluctable tragédie, devinant qu'elle va frapper, s'interrogeant seulement sur ceux qui pourraient être épargnés, si tant est qu'il en soit.

Les nombreux personnages aux traits singuliers apportent du cachet au récit, à l'instar du Docteur Désir, figure de second plan atypique et presque cocasse, Olympe bien sûr, à laquelle on s'attache dès les tout premiers mots, petite fille solitaire qui rêverait de briller et d'être aimée, Agrippine, cette femme qui serait presque insaisissable, au parcours cabossé, brillante et distante avec certains de ses congénères.

Des chauves-souris, des singes et des hommes offre donc une excursion à la racine d'une tragédie de notre siècle, au croisement de cultures différentes incarnées par des protagonistes qui vivent sans le savoir les prémisses de la catastrophe. La prose sert merveilleusement ce projet très actuel, livrant un roman qui mêle subtilement la poésie et le macabre.

Pour vous si...
  • Vous êtes charmé par les récits aux allures de contes
  • Un roman qui combine une prose délicate et un sujet actuel a des chances de vous plaire

Morceaux choisis

"Elle était arrivée comme tout le monde par avion. Elle était si habituée aux aéroports tropicaux qu'elle avait été moins surprise que d'autres par la brusque bouffée d'air chaud, comme un reflux qui repousse les passagers à la sortie de l'avion. [...]
Ensuite, comme partout, un taxi démantibulé, du bitume défoncé, des bidonvilles jusque sur la plage, presque dans la mer. Pas un pouce de libre, comme si au fil du temps les pays s'étaient vidés de leurs populations intérieures pour les agglomérer aux abords d'une mégalopole qui ne les digérait plus. Pas un arbre, comme si la vie de la terre, plus nécessaire sur ce continent qu'ailleurs, indissociable de traditions millénaires qui avaient besoin pour survivre de brousse, de forêt et de fleuve, avait été recouverte par un amoncellement de tôles rouillées et de plastique bleu traversé par un arroyo nauséabond, mort étouffé sous les déjections. Un égout à ciel ouvert, comme partout."


Note finale
4/5
(très bon)

jeudi 5 mai 2016

Revoir Tanger, Ralph Toledano

Revoir Tanger est une acquisition impromptue, survenue au Salon du Livre à Livre Paris, lorsque je me suis fait alpaguer par une éditrice absolument passionnée, devant laquelle je me suis au passage proprement illustrée (Elle : Vous voulez que je vous parle du livre? / Moi : Si vous l'avez lu, oui, je veux bien / Elle : euh... -> question la plus stupide à poser à un éditeur).
Devant son enthousiasme à évoquer l'intrigue, l'écriture, le contexte et les thèmes abordés, je me suis laissé convaincre, ce qui m'amène à vous parler aujourd'hui de ce roman de Ralph Toledano, publié chez La Grande Ourse.



Le synopsis

Edith retourne à Tanger, qu'elle a dû quitter dix ans plus tôt, pour renouer avec l'histoire de sa famille, se recueillir sur la tombe de son père, avant de s'unir à Tullio, aristocrate romain avec lequel elle partage un amour de l'art, de l'histoire et des jardins, mais qui est catholique, alors qu'Edith est juive. Auprès de sa mère et de sa tante Tita, elle explore les vestiges du passé et la richesse des traditions transmises par ses ancêtres.

Mon avis

La première chose à dire de Revoir Tanger, c'est l'extrême élégance de la prose. Le style se marie admirablement au cadre, il y a dans les mots choisis un raffinement qui reflète l'univers dans lequel évolue Edith, et qui, s'il est fascinant, et aussi assez clivant pour le lecteur (je reviendrai sur ce point, qui constitue à mon sens la critique majeure que l'on pourrait lui adresser).

Edith est décrite à la fois comme une jeune femme très cultivée, remarquablement belle et distinguée, pourtant certains de ses proches lui suggèrent de s'apprêter davantage, d'apporter plus de soin à son apparence qui semble être simple, par rapport à son environnement, ce qui contribue à la rendre plus humaine, et plus accessible que sa mère par exemple, avec laquelle une distance se crée naturellement. Edith est à la fois passionnée et mesurée, amoureuse de Tullio et soucieuse de ne pas contrevenir aux traditions. Ses discussions avec Tita permettent d'explorer ses racines, la richesse de ses origines et leur noblesse, car Tita incarne un passé grandiose et digne, dont Edith s'efforce d'être à la hauteur.

Le roman a le grand mérite d'aborder le sujet des divergences de confession à l'heure actuelle, et de ce que de tels choix individuels impliquent, dans la trajectoire de leur famille et l'acceptation quémandée des proches. Il ne verse pas dans la facilité, et analyse tout ce qui semble entraver cette union peu intuitive.

Concernant le cadre, comme évoqué, il est fastueux, l'auteur excelle à peindre les couleurs, les odeurs, tout ce qui révèle le lustre de cette famille ancienne où l'héritage est lourd et opulent.

En dépit de toutes ces belles qualités, j'ai ressenti une certaine exclusion à la lecture, car si, comme Astrid, cousine d'Edith, on se trouve être peu familier avec la religion juive et tout ce qu'elle incarne, on peut facilement voir dans certains passages un hermétisme, une sorte d'entre-soi sciemment cultivé qui manque de générosité. On ressent d'ailleurs fortement le parti pris de l'auteur au travers des portraits qu'il fait des différents personnages : il est sensible qu'il condamne fermement le pragmatisme et la modernité d'Astrid, et exalte au contraire les dispositions d'Edith et de Tita, infiniment plus respectueuses du passé en particulier.

Revoir Tanger est donc un roman très intéressant, somptueusement écrit, qui donne envie de découvrir d'autres ouvrages de l'auteur. Ce qui tombe bien : il a également écrit Un prince à Casablanca, qu'il va falloir que je me procure.


Pour vous si...
  • Vous avez un goût prononcé pour les styles sophistiqués
  • Vous savourez les romans qui vous parlent de la transmission, de la richesse de l'histoire et des arts

Morceaux choisis

"Edith avait de jolies mains aux doigts longs et aux ongles délicats. Dans les instants de doute, elle les contemplait. Leur harmonie lui donnait une image apaisante de son existence, celle de la distinction de ses origines et de la sereine clarté de son futur."

"Le vendeur s'était dirigé vers lui avec obséquiosité et lui avait demandé : What is your pleasure, sir? L'homme avait répondu : My pleasure is fornicating, but I would need a grey hat." (ah ah)

"Astrid avait raison. Il existe une course au pouvoir à l'intérieur des couples. Seule une intelligence profonde et une liberté intérieure permettent d'entrevoir la vanité de cette lutte."

"Astrid ne concevait pas que la sagesse de Perla reposât sur une base religieuse, car l'ignorance que la future mariée avait de la tradition juive ne lui permettait pas d'en soupçonner la richesse."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 4 mai 2016

Au paradis des manuscrits refusés, Irving Finkel

Ces derniers temps, les récits d'auteurs éconduits ont le vent en poupe : c'est le sujet du dernier roman de David Foenkinos, et de ce roman de l'anglais Irving Finkel : Au paradis des manuscrits refusés.
Il faut dire que les chiffres sont criants : au cours de sa vie, un Français sur six écrirait un roman. De quoi s'assurer, en en faisant l'objet d'un récit, un public déjà conquis aux affres des apprentis-écrivains, pour les avoir éprouvés eux-mêmes!



Le synopsis

Au cœur de la campagne anglaise, plusieurs érudits excentriques tiennent la Bibliothèque des Refusés, établissement ayant pour vocation de recueillir tous les textes refusés par des éditeurs, et qui sombreraient autrement dans le plus sombre oubli.
Le roman raconte les tribulations quotidiennes dans cette institution à l'ambition altruiste et originale. 

Mon avis

Au paradis des manuscrits refusés peut faire votre bonheur, pour peu que vous sachiez ce que vous venez y chercher.

C'est en effet un roman aux points forts tout à fait honnêtes :
  • L'humour anglais y est prégnant : l'ironie et le style pince-sans-rire sont de mise, agrémentant le récit d'une légèreté qui constitue sans doute son intérêt principal ;
  • Des personnages extravagants : là aussi, le style typiquement anglais fait loi, la description des tenues vestimentaires et des caractères nous aide à visualiser l'environnement et nous donne envie d'en savoir plus ;
  • Les mésaventures se succèdent, si bien que l'on passe d'une péripétie à l'autre (toutes proportions gardées, n'oublions pas que nous parlons d'une troupe de vieillards quasiment cacochymes dans une bibliothèque), il y a matière à s'amuser et de rire des infortunes que rencontrent nos amis anglais ;
  • Un sujet de fond sensible et traité avec sensibilité : il y a des passages intéressants sur la valeur de ces manuscrits refusés, par rapport à ceux qui ont été édités : sont-ils aussi précieux? Les protagonistes prennent très au sérieux la vocation de leur établissement, ce qui donne lieu à des débats parfois enflammés qui ne manquent pas de piment.
Cependant, il faut aussi admettre quelques limites, qui reflètent un parti pris de l'auteur à avoir en tête en débutant la lecture :
  • Il n'y a pas d'intrigue "classique", avec un élément déclencheur, des rebondissements, un dénouement : le récit raconte le quotidien de la petite troupe en charge de la Bibliothèque, sans unité d'histoire. A la fin du roman, on a le sentiment d'avoir passé un agréable moment, mais pas forcément de pouvoir retirer quelque chose de tangible de la lecture ;
  • En cela, le roman n'est pas particulièrement ambitieux ou audacieux : on ne va pas au-delà des mésaventures relatées, et c'est un peu dommage ;
  • Pour finir, le concept est prétexte au lieu qui abrite les tribulations décrites, et donne lieu à quelques passages intéressants, mais n'a pas vocation a être véritablement exploré : nous avons avant tout affaire à un roman léger et divertissant.
Une lecture sans prétentions, idéale pour vous détendre gentiment.


Pour vous si...
  • Vous avez envie de légèreté
  • Vous êtes un adepte de l'humour british

Morceaux choisis

"Comme Wilby disait toujours, des comprimés d'ail, voilà ce qu'il vous faut. Même si elles ne lui servaient plus à grand-chose, à la fin. Vous ai-je raconté qu'il était en plein milieu de son dernier poème épique quand la Grande Faucheuse est arrivée? Ça devait s'intituler Requiem. Je n'ai jamais compris comment il avait pu deviner...
_C'est tout à fait bouleversant, madame Wilberforce. Je me demande comment vous pouvez en parler avec autant de sérénité..."

"Il commençait à se dire qu'au cœur de cette entreprise revenait une question obsédante, constamment ignorée : la littérature publiée avait-elle plus de valeur que la littérature impubliée?"


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 3 mai 2016

Coeur Tambour, Scholastique Mukasonga

Je me souviens encore de la lecture de Notre-Dame du Nil, le terrible et envoûtant roman de Scholastique Mukasonga, où il était question d'un lycée pour jeunes filles rwandais dans les années 1970. En découvrant le nom de l'auteur sur la couverture de Cœur Tambour, je me suis réjouie de retrouver sa prose et sa puissance narrative.



Le synopsis

Le roman, construit en trois parties (la dernière ne comptant que quelques pages), explore le destin de Kitami, chanteuse rwandaise, disparue accidentellement dans des circonstances étranges, écrasée par le tambour sacré qui l'accompagnait durant ses "transes". 

Mon avis

J'ai ressenti une forte dichotomie entre les deux premières parties du récit, la première me semblant intéressante, mais sans plus, et la deuxième recelant, à mes yeux, une force mystique tout à fait singulière.

En effet, la description des différents musiciens du groupe et de leur parcours peut paraître hermétique, motivée par un fait divers certes des plus curieux, mais sans intérêt majeur.
La deuxième partie, relatée par Prisca à la première personne, détaille son enfance, son lien mystérieux avec Nyabingui, un esprit malfaisant selon les habitants des villages alentours, et persuadée d'être la réincarnation de la reine Kitami.

Sous la plume de l'auteur, le Rwanda devient visuel, incarné, il est un personnage à part entière que l'on se plaît à découvrir.
Les croyances autour de l'esprit de Nyabingui sont par ailleurs fascinantes, ainsi que la façon dont Prisca est bientôt considérée par la communauté à laquelle elle appartient, tandis que des pouvoirs lui sont attribués au travers des malheurs et bienfaits qu'elle répandrait autour d'elle.

Les passages qui m'ont le plus happée sont ceux relatifs au traitement des Tutsis par les Hutus, aux quotas appliqués dans les écoles pour éviter toute surreprésentation potentielle des Tutsis. Dans ce cadre, Prisca souffre d'une double tare : elle est Tutsi, et elle est une fille. Le discours que lui tient le bourgmestre résonne monstrueusement : élève brillante, Prisca a postulé pour entrer à l'université, mais la réponse du bourgmestre n'abonde pas dans son sens, et un homme de la sûreté gouvernementale vient lui rappeler son indéniable infériorité et sa fourberie (en tant que femme Tutsi, elle est redoutable, car elle envoûte les Blancs pour parvenir à ses fins), il l'informe qu'elle va être mariée à un ambassadeur Hutu, car "il y en a encore [de ce] côté qui sont fiers d'épouser une Tutsi" (au passage qualifiée de cafard, et de inyenzi, je ne sais pas trop ce que c'est, mais ça n'a pas l'air aimable, alors veillez à ne pas le ressortir en soirée).

Dès que Prisca fait la rencontre des Américains, elle appartient à son destin, elle appartient au tambour, Ruguina : leur rencontre et la relation qu'elle entretient à son tambour, érigé en personne et même en être sacré, emportent le récit au-delà de ce qu'il a été jusque-là, renouant avec les croyances populaires autour de Nyabingui et la légende de Kitami, dont Prisca prend le nom.

Cette deuxième partie m'a subjuguée, au point d'éloigner les doutes qu'avait fait naître la première.
Le roman est sans doute moins terrassant que Notre-Dame du Nil, mais il est néanmoins très bon ; l'auteur y crée avec talent une atmosphère inquiétante, et inocule à Prisca un souffle de vie insolent.

Pour vous si...
  • Vous aviez aimé Notre-Dame du Nil
  • Vous appréciez les récits à portée mystique

Morceaux choisis

"Un "coin tranquille", encore une chose qui n'existe pas au Rwanda. Où vous que alliez, vous n'échapperez jamais à la fourmilière humaine qui s'agite sur les mille collines du Rwanda : sous la voûte épaisse de la bananeraie, sur la crête rocailleuse où personne ne cultive plus, à l'abri du reboisement d'eucalyptus, sur la rive incertaine du marais, il y aura toujours quelqu'un pour vous tirer de vos songes : un petit berger et sa vache, des femmes revenant des champs, un panier de patates douces sur la tête, un homme poussant son vélo surchargé d'une cargaison de régimes de bananes ou de tôles pour sa nouvelle maison... Et vos rêves où vous étiez la reine d'un pays vaporeux se défont et s'évanouissent comme une écharpe de brouillard sur le marais."

"Au Rwanda, il est dangereux d'être une petite fille "solitaire et rêveuse" : c'est celle que guettent les Esprits."

"_Dis-moi, ton tambour a-t-il un cœur?
_Comment le saurais-je? C'est le secret du tambour. N'as-tu jamais entendu le proverbe : "Ce qu'il y a dans le ventre du tambour, seul son berger légitime peut le connaître". Je n'ai pas été voir dans le ventre du tambour, qui oserait? Mais c'était le tambour d'une reine, les tambours des rois et des reines ont un cœur."


Note finale
4/5
(très bon)

lundi 2 mai 2016

Golem, Pierre Assouline

Pierre Assouline fait partie des auteurs actuels incontournables, et pourtant, son dernier roman, Golem, est le premier que je découvre. 
Un titre aguicheur, à mi-chemin entre Gollum et Gargouille, je prends.



Le synopsis

Gustave Meyer, passionné d'échecs, voit sa vie basculer lorsqu'il est accusé et recherché pour le meurtre de son ex-femme, Marie. Comprenant peu à peu de quelle machination il est victime, il découvre que ses facultés mentales ont été décuplées lors d'une opération menée par un de ses amis. Alors que Nina, inspectrice policière, et sa fille Emma, tentent de retrouver sa trace, Gustave remonte la piste laissée par celui qui a fait de lui son Golem.

Mon avis

La lecture de Golem m'a prise de court : ne m'étant pas enquise du synopsis en premier lieu, j'ai été déstabilisée de trouver un roman qui s'apparentait à un thriller, quand je m'apprêtais à me plonger dans un écrit tout autre (je ne peux raisonnablement pas blâmer Pierre, vous y verriez de la mauvaise foi, et vous n'auriez pas tort).

On est rapidement plongé dans l'intrigue, et dans l'enfer qui s'ouvre sous les pieds de Gustave Meyer. Ce dernier campe un protagoniste intéressant, suffisamment atypique pour que l'on conçoive à son endroit de la curiosité et une forme d'empathie, y compris une fois que l'on comprend qu'il a fait l'objet d'une opération en vertu de laquelle il serait illusoire de s'identifier à son sort.

L'hypothèse que pose l'auteur en matière d'exploration du transhumanisme constitue à mon sens le cœur de l'ouvrage, au-delà de l'aspect divertissant (mais somme toute anecdotique) de la course-poursuite qui se met en place autour de la figure de Gustave : il s'agit d'interroger les formes futures (mais peut-être pas si éloignées qu'on pourrait le croire?) des possibles dans le domaine, et de l'impact qu'ils pourraient avoir.
Ici, on constate avec Gustave les changements opérés dans son quotidien, mais aussi les risques, les dérives éventuelles qui seraient associées à ces évolutions.
L'image du Golem, très littéraire, vient distiller des effluves presque mythologiques, et donner au récit de la profondeur, et une puissance évocatrice importante.

La prose est fluide et raffinée, les personnages de Nina et d'Emma, très complémentaires, donnent de l'énergie au récit ; l'ensemble forme un roman prenant et agréable à lire.
Un bon moment de détente en perspective!

Pour vous si...
  • Vous aimez que se mêlent au suspense des thrillers des considérations philosophiques
  • Le sujet du transhumanisme vous fascine

Morceaux choisis

"Raconter, mais quoi? Lui expliquer qu'il vivait dans une oscillation. Lui avouer qu'il se sentait l'esprit surchargé de détails. Lui dire que sa tête lui pesait. Mais qu'est-ce qu'un neurochirurgien peut pour un homme qui se sent l'âme floconneuse?"

" Il me semble vous connaître, lui demanda un convive en s'approchant, d'une voix lente qui cherche et cherche mais ne trouve pas, la poignée de main proche d'une poignée d'eau, l'échine inquiète, la silhouette molle."

Note finale
3/5
(cool)

dimanche 1 mai 2016

Top avril 2016

En ces temps agités de projections 2017, de présidentielle américaine, de désaveu ghosnien et de nuits troubles, le top d'avril arrive à point pour vous sortir du marasme de la scène politico-économique, et vous proposer quelques distractions, pas toujours si légères.
Voici cinq romans à découvrir absolument.



Une fois de plus, la littérature Young Adult frappe à ma porte, et frappe fort : avec Amelia, on est immergés dans le quotidien des adolescents actuels, où se mêlent le poids des liens familiaux, la découverte identitaire qui passe notamment par celle de la sexualité, les relations ambivalentes aux autres et le harcèlement scolaire. Le tout prend corps dans un roman haletant, que l'on ne lâche sous aucun prétexte.




Les très jolies éditions Kero publient le deuxième roman de Camille Anseaume, qui nous avait émerveillés avec son Tout petit rien. Dans Ta façon d'être au monde, il est question d'amitié, de deuil, et d'autres choses encore : car un drame peut en dissimuler un autre, et une histoire d'allure tendre peut en receler une bien plus noire et amère.




Avec Les arpenteurs, Kim Zupan et les éditions Gallmeister nous offrent un premier roman époustouflant, dans lequel on se retrouve au cœur du Montana, entre John Gload, tueur en série de 77 ans qui vient d'être capturé, et Val Millimaki, adjoint au shérif, qui nous avec John une étrange relation. Un roman de caractère, qui s'éloigne des sentiers battus. 




En avril, j'ai découvert la série écrite par Aki Shimazaki, Le poids des secrets, dont il me reste encore deux tomes à découvrir. Pourtant, à ce stade, je peux d'ores et déjà vous dire que je suis conquise, et que ces courts romans construits en écho ne doivent pas vous échapper. L'auteur nous raconte l'histoire d'une famille qui a vécu le bombardement de Nagasaki, en explorant l'histoire et les secrets portés par chacun. Addictif!




Le roman de la mystérieuse Elena Ferrante a été mon coup de cœur d'avril : il nous transporte aux côtés de Lila et Elena, amies d'enfance qui grandissent dans les quartiers populaires de Naples dans les années 1950, et qui restent proches lorsque leurs routes divergent, Elena poursuivant ses études au collège, tandis que Lila, plus pauvre, doit aider son père et son frère dans la cordonnerie familiale. L'auteur excelle à peindre le quotidien et la vie d'un milieu où se côtoient les espoirs fous, les désillusions et la violence. Un récit éblouissant, dont je suis impatiente de découvrir la suite...