mardi 3 mai 2016

Coeur Tambour, Scholastique Mukasonga

Je me souviens encore de la lecture de Notre-Dame du Nil, le terrible et envoûtant roman de Scholastique Mukasonga, où il était question d'un lycée pour jeunes filles rwandais dans les années 1970. En découvrant le nom de l'auteur sur la couverture de Cœur Tambour, je me suis réjouie de retrouver sa prose et sa puissance narrative.



Le synopsis

Le roman, construit en trois parties (la dernière ne comptant que quelques pages), explore le destin de Kitami, chanteuse rwandaise, disparue accidentellement dans des circonstances étranges, écrasée par le tambour sacré qui l'accompagnait durant ses "transes". 

Mon avis

J'ai ressenti une forte dichotomie entre les deux premières parties du récit, la première me semblant intéressante, mais sans plus, et la deuxième recelant, à mes yeux, une force mystique tout à fait singulière.

En effet, la description des différents musiciens du groupe et de leur parcours peut paraître hermétique, motivée par un fait divers certes des plus curieux, mais sans intérêt majeur.
La deuxième partie, relatée par Prisca à la première personne, détaille son enfance, son lien mystérieux avec Nyabingui, un esprit malfaisant selon les habitants des villages alentours, et persuadée d'être la réincarnation de la reine Kitami.

Sous la plume de l'auteur, le Rwanda devient visuel, incarné, il est un personnage à part entière que l'on se plaît à découvrir.
Les croyances autour de l'esprit de Nyabingui sont par ailleurs fascinantes, ainsi que la façon dont Prisca est bientôt considérée par la communauté à laquelle elle appartient, tandis que des pouvoirs lui sont attribués au travers des malheurs et bienfaits qu'elle répandrait autour d'elle.

Les passages qui m'ont le plus happée sont ceux relatifs au traitement des Tutsis par les Hutus, aux quotas appliqués dans les écoles pour éviter toute surreprésentation potentielle des Tutsis. Dans ce cadre, Prisca souffre d'une double tare : elle est Tutsi, et elle est une fille. Le discours que lui tient le bourgmestre résonne monstrueusement : élève brillante, Prisca a postulé pour entrer à l'université, mais la réponse du bourgmestre n'abonde pas dans son sens, et un homme de la sûreté gouvernementale vient lui rappeler son indéniable infériorité et sa fourberie (en tant que femme Tutsi, elle est redoutable, car elle envoûte les Blancs pour parvenir à ses fins), il l'informe qu'elle va être mariée à un ambassadeur Hutu, car "il y en a encore [de ce] côté qui sont fiers d'épouser une Tutsi" (au passage qualifiée de cafard, et de inyenzi, je ne sais pas trop ce que c'est, mais ça n'a pas l'air aimable, alors veillez à ne pas le ressortir en soirée).

Dès que Prisca fait la rencontre des Américains, elle appartient à son destin, elle appartient au tambour, Ruguina : leur rencontre et la relation qu'elle entretient à son tambour, érigé en personne et même en être sacré, emportent le récit au-delà de ce qu'il a été jusque-là, renouant avec les croyances populaires autour de Nyabingui et la légende de Kitami, dont Prisca prend le nom.

Cette deuxième partie m'a subjuguée, au point d'éloigner les doutes qu'avait fait naître la première.
Le roman est sans doute moins terrassant que Notre-Dame du Nil, mais il est néanmoins très bon ; l'auteur y crée avec talent une atmosphère inquiétante, et inocule à Prisca un souffle de vie insolent.

Pour vous si...
  • Vous aviez aimé Notre-Dame du Nil
  • Vous appréciez les récits à portée mystique

Morceaux choisis

"Un "coin tranquille", encore une chose qui n'existe pas au Rwanda. Où vous que alliez, vous n'échapperez jamais à la fourmilière humaine qui s'agite sur les mille collines du Rwanda : sous la voûte épaisse de la bananeraie, sur la crête rocailleuse où personne ne cultive plus, à l'abri du reboisement d'eucalyptus, sur la rive incertaine du marais, il y aura toujours quelqu'un pour vous tirer de vos songes : un petit berger et sa vache, des femmes revenant des champs, un panier de patates douces sur la tête, un homme poussant son vélo surchargé d'une cargaison de régimes de bananes ou de tôles pour sa nouvelle maison... Et vos rêves où vous étiez la reine d'un pays vaporeux se défont et s'évanouissent comme une écharpe de brouillard sur le marais."

"Au Rwanda, il est dangereux d'être une petite fille "solitaire et rêveuse" : c'est celle que guettent les Esprits."

"_Dis-moi, ton tambour a-t-il un cœur?
_Comment le saurais-je? C'est le secret du tambour. N'as-tu jamais entendu le proverbe : "Ce qu'il y a dans le ventre du tambour, seul son berger légitime peut le connaître". Je n'ai pas été voir dans le ventre du tambour, qui oserait? Mais c'était le tambour d'une reine, les tambours des rois et des reines ont un cœur."


Note finale
4/5
(très bon)

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