vendredi 28 septembre 2018

Les bébés de la consigne automatique, Haruki Murakami

Voilà un roman que je voulais lire depuis un bon moment.... Avec un tel titre et une telle couverture, je me voyais déjà dans un autre monde. 


Libres pensées...

Hashi et Kiku sont deux nouveaux-nés rescapés des consignes automatiques, où leurs mères respectives les ont abandonnés et où ils sont découverts par une chaude et étouffante journée d'été.
Ils grandissent côte à côte, en frères, adoptés par un couple vivant sur une île préservée, dans une petite communauté où ils ont une enfance heureuse et cependant marquée par la difficile construction de leur identité.
A l'adolescence, Hashi quitte l'île pour Tokyo, où il espère retrouver sa mère. Il se prostitue dans les quartiers mal famés, et fait la rencontre de Mister D, qui devient son mentor et fait de lui une rock star adulée. Kiku, de son côté devient un athlète prometteur, champion de saut à la perche, et vit près d'Anémone, une jeune femme douce qui élève un crocodile dans sa baignoire. Une succession tragique d'événements conduira Kiku en prison, alors que Hashi sombre dans la drogue, la paranoïa et s'isole de plus en plus.

Les bébés de la consigne automatique, publié en 1980, est une véritable épopée moderne, dont les protagonistes campent des anti-héros attachants, terriblement imparfaits et humains.

Le roman est foisonnant, suivant Hashi et Kiku depuis leur naissance et leur abandon, jusqu'à l'âge adulte. De nombreux thèmes sont abordés au fil des différentes étapes de leur vie, faites de hauts et de bas, d'une solitude qui ne se reflète complètement que dans celle de l'autre, de ce faux frère qu'aucun n'a choisi.
Il est question d'identité, bien sûr, mais aussi de violence, de pouvoir, de justice et d'injustice, de misère sociale, humaine et sexuelle, d'excès, d'un monde qui va à toute allure sans savoir où exactement. Hashi est propulsé au sommet de la gloire et perd tout. Kiku est emprisonné, mais retrouve Anémone et reconstruit peu à peu un semblant d'existence.
Les sentiments et les émotions qui les animent sont multiples, complexes, contradictoires.
Cet acte fondateur d'abandon par leur mère pèse sur eux comme une épée de Damoclès, alors qu'ils ont déjà traversé le pire, l'enfer, et en sont tous deux revenus. Alors qu'ils sont dotés d'une personnalité franchement différente, ils sont liés par un intime qui les dépasse, dont ils ne parviennent pas à se libérer, et auquel ils sont sans cesse renvoyés.

J'avais déjà lu Love & Pop de ce Murakami-là, mais découvre avec Les bébés de la consigne automatique une plume plus puissante encore que ce que j'en connaissais. A découvrir !


Pour vous si...
  • Vous ne demandez qu'à être conquis par l'emprise de la datura
  • L'idée qu'une jeune fille vive avec un crocodile dans la baignoire vous chiffonne 

Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 26 septembre 2018

Juste un peu de temps, Caroline Boudet

Deuxième roman de la sélection automnale des 68 premières fois, Juste un peu de temps est le premier roman de Caroline Boudet, journaliste. 


Libres pensées...

Sophie est une mère efficace et organisée. Mais aussi débordée, et épuisée. Un jour, son mari, Loïc, rentre à leur domicile, et trouve un mot qu'elle lui a laissé, disant qu'elle part quelques jours, qu'il lui faut juste un peu de temps. Inquiet, il fait le tour de ses amies et connaissances, et tâche de relever les défis du quotidien que Sophie gérait d'une main experte.
Pendant ce temps, Sophie a loué une chambre dans un hôtel en bord de mer, et retrouve une ville qu'elle a connue jadis, le silence, la tranquillité, la solitude, et fait le point sur sa vie, le temps d'une escapade.

Juste un peu de temps est un récit très actuel, sans l'être pourtant.
Je m'explique.
Le quotidien de Sophie qui y est décrit avant qu'elle ne disparaisse subitement, est le lot de la majorité des femmes qui sont mères de famille. A cet égard, rien de nouveau sous le soleil.
Ce qui est nouveau, en revanche, c'est d'en parler, de le nommer - le roman s'engouffre dans la porte ouverte par le débat autour de la "charge mentale" qui a émergé il y a quelques mois - , de considérer que ce n'est pas le seul quotidien possible pour les femmes, de considérer qu'une femme qui prend cette liberté impensable de laisser ses enfants à la charge de son mari pendant trois jours, sans prévenir, n'est pas forcément une mère indigne ou une femme abjecte.

Forcément, en tant que - jeune - femme sans enfant, mes sentiments sont partagés. Parce que le quotidien de Sophie était prévisible. C'est celui de toutes les femmes qui nous entourent, peu ou prou. Partant, comment être surpris, comment être déçu, comment vouloir réclamer justice ? Il n'y a pas eu mensonge sur la marchandise. C'est triste et affligeant, mais ce qui lui arrive est exactement ce qu'elle pouvait observer en regardant sa mère, sa cousine, sa voisine - toute femme de sa connaissance. Pourtant, il est relativement nouveau de considérer que ce n'est pas un statu quo dont la femme doit se satisfaire, ou en tout cas, de prendre la parole et d'agir pour que cette situation évolue.
En 1879, une femme comme Sophie faisait scandale - il s'agissait de Nora, la protagoniste d'Une maison de poupée, pièce de théâtre du norvégien Henrik Ibsen.
En 2018, Sophie ne fait pas scandale. Elle accomplit ce dont rêvent toutes les femmes, si bien que l'histoire racontée par Caroline Boudet n'a pas le cachet subversif d'Ibsen il y a un siècle et demi.

Il est intéressant cependant de voir que cette parole rencontre un écho, et même si Juste un peu de temps ne fait pas particulièrement avancer le débat, car les sujets abordés sont débattus sur la place publique depuis quelques années, il reste important que ce dernier ne s'éteigne pas, et reste actuel. 

Pour vous si...
  • Vous cherchez quoi offrir à un sceptique de la charge mentale

Morceaux choisis

"Elle a de plus en plus l'impression que, de couple d'amoureux, Loïc et elle sont devenus les deux gérants de la PME qu'est leur famille. Horaires, plannings, gestion de budgets : tout roule et, oui, on peut considérer que cela fonctionne parfaitement. Mais elle en crève de ne pas retrouver au quotidien leur duo, juste Sophie et Loïc. Pas les époux, pas les parents, mais les deux personnes qui savaient chacun faire naître, dans les yeux de l'autre des étincelles de surprise et de séduction plutôt que des haussements de sourcils, des yeux au ciel et des soupirs."

"Quand on y pense, le cul, c'est comme la piscine, moins tu pratiques, moins t'as envie d'y aller. Et puis, dès que tu te laisses un peu tenter, ça te rappelle à quel point ça fait du bien, et tu te demandes pourquoi tu avais laissé tomber."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 25 septembre 2018

Me voici, Jonathan Safran Foer

Jonathan Safran Foer n'est plus à présenter : auteur d'Extrêmement fort et incroyablement près, ou encore de Faut-il manger les animaux, il revient avec Me voici


Libres pensées...

Julia et Jacob vivent avec leurs trois enfants à Washington. Leur couple et leur famille semblent solides à tous points de vue. Cependant, cet équilibre part peu à peu à vau l'eau, à la faveur de plusieurs événements qui viennent ébranler leurs certitudes et leur confiance mutuelle.

La lecture de Me voici m'a mise face à un fait qui se dessinait ces derniers temps : je commence à me sentir lasse des romans américains. Pas tous, bien entendu, mais ceux qui s'inscrivent dans une certaine veine, relatant le quotidien d'une famille habituellement issue de la classe moyenne à aisée, dont les tribulations quotidiennes me laissent de plus en plus froides. Ce sentiment a émergé à la suite des romans de Franzen, Wolitzer, et d'autres encore.
Les deux autres romans lus de Foer étaient très différents, aussi je ne m'attendais pas à trouver cela dans Me voici.

Je dois cependant tempérer mes propos : il y a aussi des choses intéressantes dans ce roman, des choses que je retiendrai. Si les questionnements et le déchirement progressif du couple formé par Julia et Jacob n'a rien de très inédit, si les relations complexes entretenues avec leurs enfants ont parfois elle aussi un air de déjà vu, le récit aborde aussi cette vie de famille sous un angle sociologique, et dans la mesure où il s'agit d'une famille juive américaine, les débats entre Jacob et un de ses amis vivant en Israël ont par exemple contribué à distinguer cette histoire de celles que j'avais déjà lues.

Les protagonistes, plongés dans une existence bourgeoise, font aussi face à une identité morcellée, des envies contraires, l'affirmation de leur judéité alors que le conflit dans lequel est engagé Israël les met mal à l'aise, et qu'ils affrontent les reproches de certaines de leurs connaissances qui ont engagé dans ce conflit leurs enfants, leur argent, leur temps, pratiquement tout ce qu'ils ont.
Mais Jacob, en particulier, tient à distance ces questions qui n'occupent qu'une place réduite dans son quotidien, où il jongle entre son rôle de père et d'époux, et certaines pulsions qu'il peine à réfréner.

Il y a toujours, c'est heureux, une originalité, une fantaisie dans la plume de Foer, qui apporte un élan, une fougue particulière - cette fois-ci, ce sera le langage cru, ou l'humour sur des sujets graves.

En conclusion, Me voici est un autre roman sur la classe moyenne américaine, enlisée dans une bienséance bourgeoise qui rompt de plus en plus avec l'égoïsme et la quête de sens qui la taraudent. 

Pour vous si...
  • Vous n'avez encore jamais lu aucun roman de la tradition réaliste contemporaine américaine

Morceaux choisis

"Malgré les regrets quasi constants qu'il avait de n'être que lui-même, il n'avait jamais commis l'erreur de se croire la source du problème. Le problème, c'était le monde. C'était le monde qui ne lui convenait pas. Mais a-t-on déjà trouvé le bonheur en rétablissement la vérité sur la culpabilité du monde ?"

""_Et Yael ?
_Elle va bien. Elle est à Auschwitz." Boum chakalada ! 
"Quoi ?
_En voyage scolaire." "

"Elle n'était pas heureuse, mais pas non plus certaine que son malheur ne ferait pas le bonheur de quelqu'un d'autre. Il y avait en elle des désirs non assouvis - en grande quantité -, mais c'était sans doute le cas de tout le monde, marié ou pas. Elle voulait plus, mais ignorait s'il y avait plus. Il fut un temps où ne pas savoir était stimulant. Ca s'apparentait à de la foi. Désormais, elle se sentait agnostique. Ne restait plus que le sentiment de ne pas savoir."

Note finale
2/5

lundi 24 septembre 2018

La guérilla des animaux, Camille Brunel

La rentrée des 68 premières fois débute pour moi avec un premier roman au titre surprenant : La guérilla des animaux. L'auteur, Camille Brunel, est diplômé en Lettres et a déjà publié un essai sur Lautréamont. 


Libres pensées...

Isaac Obermann est un fervent défenseur de la cause animale. Entrevoyant la fin du règne de l'homme et l'affrontement entre ceux qui poursuivent sa course effrénée pour la croissance et la destruction aveugle et ceux qui prennent conscience des conséquences insoutenables de la toute-puissance humaine, Isaac se range du côté des militants les plus engagés en faveur de la préservation des animaux, n'hésite pas à rejoindre les activistes de Sea Shepherd, ou encore à exposer ses arguments devant un amphithéâtre d'étudiants de la Sorbonne qui le considèrent comme un extrémiste. Sur son chemin, il rencontre des braconniers qu'il tue sans état d'âme, des soutiens et des alliés, des détracteurs, et quelques-uns des derniers représentants des espèces en voie de disparition qu'il entend sauver.

Depuis quelques années, les romans proposant de réfléchir aux relations entre les hommes et les animaux - ou plutôt à la domination humaine sans concession sur le monde - acquièrent une certaine visibilité.
Parmi ceux que j'ai eu l'occasion de lire, il y a eu, bien sûr, Faut-il manger les animaux, Défaite des maîtres et possesseurs ou encore Règne animal.

Pour autant, La guérilla des animaux m'a donné le sentiment de ne pas être "un roman de plus". Il va plus loin, ou alors il va ailleurs, aborde les choses sous un angle plus militant, plus cru, nous forçant à la confrontation.
De cette lecture, ressort une impression d'urgence, et certains lecteurs seront sans doute bousculés par certaines scènes poussant à l'extrême l'idée selon laquelle nous avons tous intériorisé une hiérarchie naturelle évidente : la vie animale ne vaut pas la vie humaine, les animaux constituent des espèces inférieures aux hommes, à leur disposition pour leur amusement comme pour leur alimentation.
Ainsi, la scène dans laquelle une militante sacrifie sa propre vie pour nourrir une ourse et ses petits, derniers représentants de leur espèce, et sur le point de mourir de faim.
Si l'on se réfère à la hiérarchie ci-dessus qui nous a été inculquée, il est difficile de ne pas considérer que cette scène est grotesque, stupide. Mais si l'on s'interroge sur le bien fondé de cette hiérarchie, alors elle ne l'est plus vraiment, et les comportements humains qui sont à nos yeux "normaux" et "habituels" aujourd'hui, apparaissent sous un nouvel angle eux aussi : ils reflètent une violence inouïe, une inhumanité insondable.

La guérilla des animaux dérange, provoque, et invite à renverser le rapport de force, à penser une coexistence digne, à la hauteur des grandes idées que l'homme se fait à son propre sujet. L'expérience est intéressante, et ne devrait pas s'arrêter là. Car nous avons tous une responsabilité dans le tableau dépeint par Camille Brunel.


Pour vous si...
  • Vous êtes prêt à déconstruire les lieux communs

Morceaux choisis

"Nous ne nous mettrons à défendre les animaux qu'après avoir compris qu'il ne nous reste aucune chance. Tant que nous nous soucierons de la faim et de la pauvreté dans le monde, nous ne nous soucierons jamais autant qu'il le faudrait de ce qui n'est pas nous. Tu sais comme on est heureux lorsqu'au plus profond du malheur, on a l'occasion de passer quelques heures avec un enfant ? Et comme l'enfance intéresse peu les adultes carriéristes ? L'écologie est un souci puéril, elle cherche à défendre l'enfance de la Terre, sa virginité, sa peau douce, son regard pur comme l'air des Pôles. Il faut plonger l'humanité au plus profond du malheur. Lui faire perdre la foi en sa puissance positive. Car je ne la crois capable que de détruire, même quand elle croit faire le bien."

"But they're not human !, s'exclama-t-elle.
_Cela fait bien longtemps que ce n'est plus un gage de qualité. C'est même plutôt le contraire."

"Je pense vraiment que l'humanité entière a un peu honte, que je ne fais pas que plaquer la mienne sur elle. La banalité du Mal n'existe peut-être pas tant que ça : les enfants et les chiens comprennent très vite quand ils ont fait quelque chose de mal, ils n'ont pas besoin de rationnaliser beaucoup leur situation. Alors les adultes humains... Ceux-là dépriment et meurent - intérieurement - de plus en plus jeunes, à peine ravivés par la procréation, qui ne semble plus exciter grand monde. C'est le problème de la duplication : une fois qu'une espèce a assuré sa survie, il ne lui reste plus qu'à rechercher le bonheur et, évidemment, elle ne le trouve pas. Les animaux souffrent, se blessent, se heurtent à d'agaçantes énigmes : ils n'excèdent pas les limites de leur physionomie mais n'en conçoivent aucun regret, aucune colère, aucune rancune contre un Créateur qui les aurait spoliés."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 19 septembre 2018

37, étoiles filantes, Jérôme Attal

Si le nom de Jérôme Attal ne vous dit rien, vous vous raviserez en consultant la liste des chansons qu'il a écrites pour des chanteurs qui figurent dans votre playlist. Mais le monsieur n'est pas "juste" parolier, il est aussi écrivain. Son dernier roman, 37, étoiles filantes, nous entraîne dans le Paris de l'entre-deux-guerres, et a reçu un bel accueil parmi les lecteurs de la blogosphère en particulier...


Libres pensées...

A Paris, Alberto Giacometti s’apprête à rompre avec Isabelle, lorsqu’une américaine en voiture lui fonce dessus, et l’expédie à l’hôpital. Il se remet gentiment de l’incident, jusqu’à ce que lui revienne aux oreilles le mot sarcastique que son ami Jean-Paul – Sartre, s’entend- a eu à son endroit : « il lui est ENFIN arrivé quelque chose ». Alberto n'a plus qu'une idée en tête : casser la gueule à Jean-Paul.

37, étoiles filantes est un roman délicieux à plusieurs égards.
L'écriture est déliée et goguenarde, elle décrit entre courtes descriptions et débats enflammés la personnalité passionnée et hédoniste du sculpteur, son entourage fait de figures mythiques, à une époque ombragée, alors que se dessine peu à peu la menace du conflit mondial.

Le récit prend la forme d'une ballade dans Paris, on suit Alberto Giacometti quelques jours, depuis son accident jusqu'à l'assouvissement, surprenant, de sa vengeance.

Sous la plume de Jérôme Attal, le Paris des années 1930 prend vie, nous donne le sourire et l'envie de prolonger l'immersion, une fois le roman terminé. L'humour contribue lui aussi à vivifier ce qui n'est initialement qu'une anecdote, et qui en vient à prendre des proportions très amusantes. On ressent en lisant que l'auteur se fait plaisir, et il nous fait plaisir en retour. La lecture de ce roman m'a distrait, sa légèreté m'a transportée et me donne envie de le recommander, pour la bonne humeur qu'il nous communique. 

Pour vous si...
  • Vous ignoriez que Giacometti et Sartre étaient contemporains, et amis - du moins, jusqu'à "l'incident"

Morceaux choisis

"Et Jean-Paul qui reste comme deux ronds de flan avec sa théorie de l'existence alors que la vie lui échappe."

"_Je croyais qu'elle revendiquait d'être une femme libre.
_Oui, Simone tient à sa liberté.
_Bah! La liberté c'est juste la possibilité non négociable de pouvoir choisir ses propres servitudes."

"La vie est un Luna Park où l'on va d'une attraction à une autre. Certains passent leur vie sur le même manège, d'autres savent alterner les sensations, retrouvant à chaque nouveau tour la crainte et l'emballement des premières fois."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 18 septembre 2018

La purge, Arthur Nesnidal

Premier roman d’un jeune auteur, La purge promettait le procès des classes préparatoires aux grandes écoles. Je ne pouvais pas manquer un tel spectacle. 


Libres pensées...

Le sujet est polémique, bien sûr, pourtant ce n’est pas ce qui frappe le plus à la lecture de La purge. Dès les premières lignes, la prose prend à la gorge, écho d’un autre siècle, d’une verve surannée.
Moi qui suis pourtant une amoureuse des belles lettres, je n’ai pas trouvé l’écriture à mon goût, parce qu’elle m’a semblé surgir d’un autre temps, et qu’il ne me paraît pas pertinent de chercher ainsi à la ressusciter. Imaginez qu’un auteur convoquer le style rabelaisien et l’ancien français : cela aurait de quoi surprendre, et donnerait un sentiment d’anachronie. C’est justement ce sentiment qui m’a habitée tout au long de la lecture, faisant peu à peu naître un malaise.

Venons-en au sujet : le narrateur décrit son expérience en classe préparatoire, jusqu’à ce que son renvoi soit prononcé. Il prend le parti de se présenter en « rebelle » dans un milieu qui n’accepte que la conformité et le respect d’une « tradition d’excellence ». Les autres élèves seront des moutons, et lui sera le loup, celui qui ne se plie pas aux usages hérités d’un autre temps (si ce n’est à travers son écriture, qui renvoie au souffle épique des grandes épopées romantiques).

Son combat semble perdu d’avance, lui face à l’institution, et assez rapidement, on a le sentiment qu’il cherche à travers ce récit qui se voudrait tantôt drolatique, tantôt grave, et toujours dans un style emphatique, à se faire justice, à régler ses comptes avec l’établissement qui ne l’a pas reconnu à sa juste valeur. Car le motif qui conduit à son départ n’est pas lié à la défense d’une cause, il est finalement trivial.

Ainsi, le thème est très intéressant, mais n’est qu’un prétexte, dès le début l’esthétisme prend le pas, et sonne faux. Il y avait beaucoup à dire, pourtant, que d’autres ont déjà tenté de dire, sur l’élitisme forcené, l’entre-soi, la reproduction sociale, les mécanismes à l’œuvre menant au succès de quelques-uns que l’on pourrait identifier dès leur entrée en hypokhâgne, car alors tout, ou presque, est déjà joué. 

Pour vous si...
  • Vous ne comprenez pas ce que l’on peut trouver à l’écriture de Despentes, pour votre part vous vous sentez très à l’aise avec un style grandiloquent et un vocabulaire rare
  • Vous regrettez le bon temps de votre hypokhâgne

Morceaux choisis

"Cachée sous la façade d'un bâtiment classé, ma chambre avait le charme enivrant des clapiers."

"Nous ne voudrions pas que l'auteur de ce livre donne la fausse impression d'une exagération aux petits incrédules qui ont cette manie pour le moins agaçante de prêter aux récits qui sortent de l'ordinaire des intentions ludiques et des tournures de style ; nous ne sommes coutumiers, comme on l'aura noté, en aucune façon de ces effets de manche qui veulent impressionner ou faire rire un public naïf ou complaisant ; notre affaire est sérieuse." (le moment sans doute où l'auteur entrevoit avec clairvoyance quelles objections lui seront adressées)

"Ma parole est sacrée ; elle est tribunitienne. Elle porte en elle la foule de ceux qui ont la vie pour souffrir les offenses, et qui n'ont pas le verbe pour les montrer au monde, cette lumière divine sans laquelle on ne voit rien ; car les hommes sont aveugles sans les mots, comme ils sont aveugles sans amour ; l'amour est la pupille, et les mots leur soleil. Que peut-on voir sans soleil ? Les muets sont invisibles." (malheureusement, le combat mené n'est pas à la hauteur de l'héroïque intention...)

Note finale
2/5

lundi 17 septembre 2018

Le calame noir, Yasmine Ghata

Yasmine Ghata s’est fait un nom dans le monde des lettres avec son roman J’ai longtemps eu peur de la nuit, paru en 2016. Elle n’en était pas à son coup d’essai, après plusieurs ouvrages publiés depuis 2004. Pour appréhender son dernier roman, Le calame noir, quelques éléments de biographie peuvent être utiles, comme le fait que Yasmine Ghata travaille dans le domaine du « marché de l’art », ce qui éclaire également certains des sujets évoqués dans ses livres. 


Libres pensées...

Le calame noir revient sur l’histoire de Siyah Qalam, un peintre du XVe siècle qui a laissé des œuvres originales centrées sur les nomades des steppes d’Asie centrale.
Une femme, Suzanne, découvre ses œuvres dans le cadre d’une exposition, et est immédiatement transportée quelques siècles plus tôt, qui ressent soudain une proximité et un lien singulier avec la fille du peintre, Aygül, qui lui raconte à travers ses yeux les voyages de son père, les fascinants rouleaux qu’il dérobe au regard de sa fille, sa disgrâce à la cour qui le conduira à l’extrême indigence.

Comme pour J’ai longtemps eu peur de la nuit, Yasmine Ghata se plaît dans un récit à deux voix, qui superposent leur histoire et leurs sentiments, se trouvant des similitudes inattendues – ici, le deuil du père, porté à la fois par Suzanne et par Aygül. C’est une approche que l’on pourrait interroger, car le personnage de Suzanne semble avoir pour effet de créer un pont entre aujourd’hui et l’époque du calame noir, nous accompagnant à faire cette traversée ; cependant, Suzanne n’est pas un personnage qui apporte par ailleurs beaucoup au récit. Comme le lecteur, elle est spectatrice, et les émotions d’Aygül dialoguent avec les siennes.

Il est fascinant de se plonger dans le quotidien de cet homme et de sa fille, traversant les plaines d’Asie centrale, rejoignant la cour, confrontant la vie sauvage et la vie de la « société organisée » de l’époque. Une poésie particulière se dégage de ces scènes simples et authentiques, une atmosphère unique envoûtante.
Je me suis bien sûr interrogée sur les méthodes de documentation auxquelles l’auteur a eu recours, songeant que les sources disponibles devaient être minces et peu faciles d’accès. Le résultat est réussi à mon sens, car j’ai véritablement eu l’impression d’être plongée dans cette période reculée et ce cadre géographique lointain.

Le calame noir propose ainsi un voyage sensoriel et pictural, sur les traces d’une figure mal connue de l’art du XVe siècle, que l’on prend grand plaisir à découvrir.


Pour vous si...
  • Vous avez quelques lacunes portant sur la production artistique sous la dynastie des Timourides
  • Vous êtes intimement convaincu que l’on n’appréhende jamais aussi bien un artiste qu’à travers le regard de sa fille

Morceaux choisis

"La fille de Siyah Qalam, le calame noir des steppes d'Asie centrale, s'était aimantée à son être, attirée par cette même odeur du vide, celui des filles sans père. L'errance chevillée au corps, elles cherchent toute leur vie l'impossible présence, cet habitant impalpable à l'écart des terres, sans domicile ni adresse."

"Point d'exploit, ni de noble quête. Les héros qu'il avait coutume de représenter dans les miniatures d'autrefois étaient remplacés par des personnages ingrats et sans gloire. Il devina mon étonnement et eut cette phrase : "Leur misère est héroïque." "

"En ouvrant les yeux, elle est revenue à la réalité, elle a compris que grandir sans père, c'est vivre d'une manière étrange, incomplète et amputée. Un père vous ouvre le monde, construit votre être loin des peurs archaïques et vous donne de l'amour pour toute une vie. Une partie de son être est sans origine, sans ancrage. Elle a toujours eu ce fantôme en elle, cette ombre sans motif, cette grisaille sans contour.
Seul un père donne une valeur. Toutes ses tentatives sont demeurées infructueuses, tous ses efforts vains : on n'est pas une femme sans la reconnaissance d'un père. Il faut sans cesse réparer les manques, raccommoder cette lourde lacune de la vie. Aimer éperdument donne l'illusion d'une guérison, mais les filles sans père aiment mal car elles aiment trop et imposent à l'être aimé une exigence sans cesse renouvelée d'amour parfait, d'amour idéal, d'amour inconditionnel." (et ben on n'est pas dans la merde...)

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 14 septembre 2018

Khalil, Yasmina Khadra

Le retour de Yasmina Khadra, avec un roman, ô surprise!... dérangeant. Visiblement, il n'est pas trop fan de ce qualificatif, comme ont pu le voir les vrais fans dans l'émission de cette semaine de la Grande Librairie, pourtant, difficile de le dire autrement : on n'est quand même pas des masses à l'aise, dans les baskets d'un "fou de Dieu". 


Libres pensées...

Khalil a grandi en Belgique, à Molenbeek, dans le même immeuble que Driss, son meilleur ami, et Rayan, qui a été un enfant et un jeune homme studieux et brillant, là où Khalil et Driss ont fait face à l'échec scolaire, au rejet, à l'indigence. Nous sommes le 13 novembre 2015, Khalil est auprès de Driss, ils font partie du groupe de terroristes qui prévoit de se faire exploser au stade de France. Mais lorsque le moment vient, la ceinture de Khalil ne se déclenche pas. Perdu à Paris, il appelle Rayan à l'aide pour rejoindre son quartier, en attendant de prouver à son émir, Lyès, qu'il n'a pas été lâche, qu'il croit plus que jamais à la cause qu'il porte. De retour à Molenbeek, il replonge dans le milieu qu'il pensait avoir quitté définitivement, sa soeur aînée qu'il méprise, sa jumelle qu'il aime tendrement, Rayan qui ne comprend pas le geste de Driss mort en martyr selon Khalil, les jeunes arabes qui vivent ici eux aussi et condamnent les actes terroristes.

L'histoire de Khalil se dévore, se lit d'une traite, avec effroi et une étrange empathie. Il faut dire qu'en tant que lecteur, on est habitué au contrat tacite poussant vers le protagoniste, en particulier lorsqu'il est aussi le narrateur, et si Agatha Christie nous a appris à nous méfier dans le fameux meurtre de Roger Ackroyd, il n'en reste pas moins que le mouvement naturel du lecteur est de réellement voir à travers les yeux du narrateur.

Ici, l'exercice est ardu. Je redoutais que le narrateur ne soit directement impliqué dans les attentats du Bataclan, qui restent un sujet très sensible. Ce n'est pas le cas. Cela ne rend pas pour autant le chemin facile.

Khalil est un jeune homme qui n'est pas un illuminé, ses propos ne sont pas incohérents, il n'est pas stupide non plus. Il a adhéré à un système de pensée suffisamment puissant et rodé pour toucher son public, et selon ce schéma, ses actes semblent presque logiques. Les civils tués sont un moindre mal, ce qui compte est la cause défendue, et son avènement sur le long terme.

Les cibles de ce discours forment un terrain propice, ce sont de jeunes gens ayant vécu dans l'exclusion, souvent la modestie si ce n'est la misère, l'isolement social, le rejet. Khalil en est l'exemple parfait. Pour la première fois, il a une importance, il défend quelque chose, il a un pouvoir, il existe. Son engagement est une revanche, un cri de protestation contre la vie qu'il a eue depuis toujours, et qui a piétiné tous les espoirs qu'il pouvait caresser. Il n'entrevoit pas de futur, pas de réussite sociale ou financière, il est désavoué par son père, il est en quête de sens, et d'être.
Tous ces facteurs réunis conduisent à sa conviction aveugle, à sa volonté de mourir pour Dieu. Pourtant, ses proches ne partagent pas cette vision qui le transporte, si ce n'est Driss, son presque-frère, avec lequel il voulait tant mourir. On interroge les rouages sociétaux qui, seuls, n'auraient pas mené sans doute à de telles extrémités, mais combinés à l'action des organisations fanatiques désireuses de recruter des fidèles qui deviendront kamikazes, contribuent indirectement à ces bains de sang.

Comme c'est son usage, Yasmina Khadra nous bouscule, nous met face à des certitudes bien répandues, nous force à reconnaître l'humanité là où nous aspirons à la nier, parce que nous ne voulons pas nous trouver de terrain commun avec des hommes et des femmes capables de se faire exploser, et avec eux une multitude de civils, dans le métro à une heure de pointe, ou dans un lieu emblématique. Pourtant, Khalil nous est familier : nous ne pouvons ignorer sa détresse et sa solitude. Et il lui reste encore ce peu qui toujours laisse un brin d'espoir : le libre-arbitre. 

Pour vous si...
  • Khadra vous met toujours dans tous vos états
  • Vous êtes ouvert à une autre perspective, pour mieux affiner la vôtre. 

Morceaux choisis

"Pour accéder à la postérité, nul besoin d'être un héros ou un génie - il suffit de planter un arbre." (et, comme le dit mon cher et tendre : "tu connais beaucoup de noms de planteurs d'arbres? :'(  )

"J'étais la lie de l'humanité, Rayan, un putain de zonard sans devenir qui ne savait où donner de la tête et qui attendait que le jour se lève pour courir se refaire dans une mosquée. Et la mosquée, plus qu'un refuge, m'a recyclé comme on recycle un déchet. Elle a donné une visibilité et une contenance aux intouchables que nous étions, Driss et moi, nous a sortis du caniveau pour nous exposer en produits de luxe sur la devanture des plus beaux édifices."

"Et lorsqu'on les exhorte de ne pas semer le chaos sur terre, ils rétorquent qu'ils sont les redresseurs de torts, alors que ce sont eux les fauteurs." (Coran, sourate al-Baqara, II, 11-12)

"_[...] Finir dans un accident et finir dans un attentat, c'est différent.
_Il ne s'agit pas de comment ça finit, mais de comment ça commence. Il suffit de bien peu de chose pour que l'on dégringole dans l'estime de soi. Et alors, bonjour les dégâts. Tout part en vrille. Ca paraît dérisoire, pourtant ça te fout l'existence entière en l'air. Il n'y a pas plus fragile qu'un apatride, Moka."

Note finale
3/5
(glaçant)

jeudi 13 septembre 2018

Tu t'appelais Maria Schneider, Vanessa Schneider

Comme je n’avais aucune idée de qui pouvait bien être Maria Schneider, j’ai pensé qu’il ne serait pas mauvais de m’informer un peu.


Libres pensées...

Vanessa Schneider raconte sa cousine Maria, dans ce récit qui lui est adressé. Maria était comédienne, rendue célèbre par le film Dernier tango à Paris, qui l’a couverte de gloire, et a été sa malédiction. Car lors du tournage, Maria n’a pas vingt ans, et elle découvre brutalement le traitement réservé aux femmes, et en particulier aux comédiennes en herbe : le réalisateur, Bertolucci, lui impose de tourner douze heures par jour, l’épuise et la malmène, lui fait subir l’humiliation de la fameuse scène de sodomie qui ne figure pas au script, et dont il l’informe tout juste avant de la tourner, pour qu’elle réagisse en femme humiliée et non en actrice, là où son partenaire, Marlon Brando, qui est alors une grande figure du cinéma quoique sur le déclin, fait respecter ses volontés.

C’est le nœud médiatique du roman, et pourtant, le récit va bien plus loin. La narratrice et auteur revendique le droit d’écrire son histoire avec Maria, elle fait des incursions dans ses propres souvenirs, nous parle de l’étrange famille dans laquelle elle a grandi, de l’enfance et de l’adolescence de Maria, sa cousine plus âgée dont elle collectionne bientôt les articles qui lui sont dédiés dans la presse.
Maria est vue comme une jeune actrice prometteuse, qui tourne avec le monstre Brando à tout juste dix-neuf ans, elle devient une idole, et pourtant sa carrière se brise alors qu’elle a tout juste décollé.
Après le dernier Tango, Maria ne jouera que dans des films mineurs, on attendra d’elle qu’elle se déshabille, qu’elle s’exhibe, et lorsqu’elle refusera, les scripts cesseront graduellement de lui parvenir.
Le roman de Vanessa Schneider permet de l’habiller enfin, de voir la petite fille enjouée et abîmée, souffrant du rejet de ses parents, attirée par la lumière, vive, intelligente, avant de tomber dans les drogues dures, les lauriers du succès dans les années 1970. Quoi qu’elle fasse, on la renvoie toujours à cette scène, au dernier Tango, son ascenseur doré devient sa prison.

L’écriture de Vanessa Schneider est simple, neutre, et cela tombe bien, elle n’est pas là pour se faire remarquer, et il n’est pas besoin de rajouter du pathos aux nuances de tristesse qui se dégagent naturellement de cette histoire de vie, entremêlées d’autres choses plus belles, de moments de complicité familiale et d’espoir, l’épaule d’A., la compagne de Maria, les colis gourmets de « Brigitte ».

Maria Schneider a des airs d’étoile filante, en mouvement elle papillonne, semble fragile et pourtant elle endure, dressée seule contre l’agitation.

Un tel récit résonne, à l’heure des révélations retentissantes l’an dernier au sujet de Weinstein, le magnat du cinéma, et de l’ampleur gagnée par les mouvements de prise de parole des femmes dénonçant les abus, les viols, ou même, « simplement », les injustices qui ont été leur lot depuis toujours.

Pour Maria, il est trop tard. Mais à travers son histoire, racontée par sa cousine Vanessa, elle vient porter l’espoir d’une société plus digne, où les jeunes filles ne sont pas ainsi jetées en pâture à des hommes en position de pouvoir.

Pour vous si...
  • Vous voyez dans le dernier tango à Paris l’un des plus grands films du XXe siècle
  • Vous ne saviez pas que Vanessa était sa cousine.
Morceau choisi

"Quelque chose la tracasse néanmoins, son frère et sa belle-mère lui reprochent d'avoir travesti des épisodes de sa vie. Elle s'en défend, "ce sont eux qui se trompent". Je tente de la rassurer, lui dis que la mémoire est fragile, parcellaire, personnelle, que chacun se souvient de ce dont il a envie, ou de ce qu'il a pu retenir du temps qui s'est écoulé. J'ajoute qu'il n'y a pas de vérité unique, que le droit au récit est une liberté absolue. Je sais que je me parle à moi-même, comme pour éloigner ce malaise qui me poursuit en écrivant sur toi. Je tente de me prémunir des critiques inévitables, celles de tous ceux qui t'ont croisée et ne te reconnaîtront pas dans le tableau que je brosse, celles des derniers de notre famille qui s'interrogeront sur ma légitimité à te réinventer."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 12 septembre 2018

My absolut darling, Gabriel Tallent

Qui n’a pas entendu parler du grand roman américain de l’année 2018 ? Fier d’un beau succès outre-Atlantique, et intronisé en France par François Busnel et la Grande Librairie, Gabriel Tallent reçoit depuis quelques mois toutes sortes de distinctions et prix littéraires, et est bien parti pour être l’auteur incontournable de l’année… Cédant aux chants des sirènes, j’ai enfin lu My absolut Darling.


Libres pensées...

Julia, dite Turtle, ou encore Croquette, est une adolescente qui vit seule avec son père, Martin, quelque part en Californie. Sa mère est morte alors qu’elle était enfant, si bien qu’elle a grandi auprès de cet être charismatique et violent, un homme aux idées bien établies, qui exerce sur elle une emprise profondément malsaine.
A l’école, Turtle est renfermée, taiseuse, peu appliquée. L’une de ses enseignantes, Anna, s’inquiète pour elle, mais Turtle la repousse, tout comme ses camarades.
Le seul qui a gain de cause, c’est Jacob, qu’elle rencontre avec son ami Brett dans la forêt une nuit alors qu’elle erre loin de son domicile, un adolescent doux, patient et intelligent, dont la famille est chaleureuse envers Turtle, et qui lui offre une bienveillance qu’elle n’a jamais connue.

Aucun lecteur ne peut être insensible à l’histoire de Turtle. Jeune fille à vif, taillée pour survivre, pour résister face à l’adversité, qui endure en silence et est plus à son aise seule dans les bois qu’au milieu d’autres adolescents. A son côté, son père, cet homme dont on ne tarde pas à saisir l’ampleur de la névrose et le sadisme revendiqué. Entre eux, une relation destructrice, perverse et toxique ; absolue aussi, sans demi-mesure. Turtle appartient à son père, il l’aime, elle l’aime, d’un amour qui n’en est sans doute pas un, mais qui est tout ce qui est, à ses yeux d’adolescente qui n’a rien connu d’autre.

L’écriture de Gabriel Tallent est aussi lumineuse que son sujet est noir. Par son intermédiaire, on touche à la vérité de Turtle et de son quotidien. La précision est de mise, pour décrire l’environnement de la jeune fille, sous toutes ses coutures, depuis la végétation jusqu’à l’arme qu’elle manie, charge et décharge, frénétiquement, toujours prête à se défendre.
Dans la bouche du père, les insultes, les discours apocalyptiques, le fatalisme d’un homme que cela arrange de croire que la fin du monde est proche, que rien n’a de sens, que l’humanité est sèche et folle.
Autour, la cohorte des impuissants, qui pressentent une menace sans parvenir à la dévoiler, depuis Anna jusqu’à la mère de Brett, qui était jadis l’amie de la mère de Turtle.
Pourtant, au contact de ces autres, Turtle s’altère, et peu à peu couve la révolte.

J’ai été moins réceptive à la dernière partie du roman, qui, soucieuse de fournir un dénouement, s’apparente à un règlement de comptes où l’action devient centrale, succédant à une temporalité plus souple, à un texte plus contemplatif, sans l’être totalement non plus.

Je comprends et partage l’enthousiasme généré par My absolut darling, qui aborde un thème très grave dans un style travaillé, littéraire. Indéniablement, il s’agit d’un roman à lire, et il s’agit aussi d’un roman qui laisse une marque. Le traitement des cinquante dernières pages m’a moins convaincue, mais la lecture me laisse néanmoins avec la conviction que Gabriel Tallent n’en est qu’à ses débuts, et que la suite promet d’être éclatante.

Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte des romans américains versant dans le noir, à l’instar de certains récits de David Vann
  • Vous avez toujours pensé que les surnoms « cheesy » cachent quelque chose de louche
Note finale
4/5
(excellent)

mardi 11 septembre 2018

Sujet inconnu, Loulou Robert

J'ai la satisfaction de dire que je suis Loulou Robert depuis ses débuts : ayant repéré Bianca sur l'étagère de la bibliothèque municipale, je me suis ensuite naturellement dirigée vers Hope, au titre attrayant, mais qui m'avait cependant moins plu que le premier opus. Avec Sujet inconnu, Loulou Robert revient sur le devant de la scène littéraire.


Libres pensées...

La narratrice est un sujet inconnu : volontairement, elle ne donne pas son nom, et garde secrète cette identité sur laquelle on ne pourra que faire des suppositions.
Ce que nous savons, c’est qu’elle a vingt-deux ans, qu’elle a grandi dans l’Est de la France, entre un père absent et une mère maniaque brandissant à tout va son indéfectible aspirateur. Cette jeune fille a promis, à elle et Sam, son ourson en peluche, alors qu’elle était enfant, qu’elle grandirait pour partir.
Son baccalauréat en poche, elle quitte donc le cocon familial pour Paris, où elle s’inscrit à l’université. Elle tangue entre l’histoire, les sciences politiques, les lettres et la philosophie, change de cursus en cours d’année, devient le cauchemar de l’équipe administrative de la fac.
Elle vit seule dans un petit studio du XXe arrondissement, et rien ne semble l’affecter vraiment, elle est comme engourdie.
Jusqu’au jour où elle le rencontre, un jeune homme dont elle tombe instantanément sous le charme, qui devient « toi », qui la hante, mais qu’elle ne recroisera que plusieurs mois plus tard, par hasard, dans une séance de boxe.
Leur relation devient passionnelle, fusionnelle, dangereuse.
La narratrice est bientôt déchirée entre cet amour maladroit, et la découverte d’un cancer frappant sa mère.
Entre les deux, une fenêtre pour survivre, pour exister : l’écriture.

J’ai eu plaisir à retrouver la prose hachée et vivante de Loulou Robert, qui renoue avec le talent déployé dans Bianca, après la petite déception causée par Hope.
En effet, Hope était une suite assumée à Bianca. Sujet inconnu entame un autre projet, puisqu'il n'y est plus question de Bianca, et cela en dépit du fait que la narratrice lui ressemble par de nombreux traits (en cause, peut-être, le fait que Bianca présentait beaucoup de similitudes avec l'auteur, et que l'on retrouve des thématiques proches dans Sujet inconnu - mais cette hypothèse d'autofiction n'est que mon humble avis).

Loulou Robert se distingue à la fois par un style, et par des thèmes qui, en trois romans, ont déjà pu émerger comme récurrents.
Parlons d’abord du style : des phrases courtes, des mots qui sonnent, l’auteur n’en a pas peur et emploie ceux qu’elle veut. C’est efficace, et très actuel : le lectorat impatient et pressé trouve soudain un langage qui correspond à son rythme. Astrid Manfredi avait trouvé la même approche avec La petite barbare, cette langue qui claque et qui vole.

Vient ensuite la protagoniste, et les thèmes auxquels elle est confrontée : une sorte de vanité, d’absurdité existentielle, et soudain, au milieu du vide, une raison de vivre. L’amour, d’abord, puis l’écriture, plus sûrement.
Les protagonistes de Loulou Robert se décrivent toujours comme angoissés, déglingués, fous, marginaux. Ils revendiquent une différence, ils ne se reconnaissent pas dans leurs pairs et dans leur temps, et à vrai dire, on pourrait même croire qu’ils sont effrayés, à l’idée de ne pas être si différents de ces autres dont ils se pensent à mille lieues. Autour d’eux, des personnages tranchés et tranchants, soit du côté de la bienveillance, mais frappés de maladie ou de vieillesse (sa mère, Lucien, comme Jeff dans Bianca), soit du côté d’une malveillance (le « toi » du roman).

Et cela est cohérent avec l’observation qu’il n’y a toujours qu’une voix chez Loulou Robert, celle de la narratrice, vers laquelle on se sent immédiatement portée, qui dit son mal-être, et qui porte un regard unilatéral sur ceux qui l’entourent.
Ce regard, bien sûr, est multiple : il change, s’altère doucement, s’enrichit, se nuance, à mesure que le temps passe et que les faits viennent trahir les intentions de ces autres auxquels, par défaut, elle ne peut se fier.

Cette narratrice entière est une allégorie de l’adolescence tiraillée, du passage vers l’âge adulte : sauvage, indocile, elle se veut rebelle et exceptionnelle, elle tranche entre le bien et le mal, en elle couve une révolte, elle est avide d’expériences, peint des portraits au vitriol, elle est désabusée, lasse, en quête de sens et d’absolu, de vérités pragmatiques qui ne se trouvent ni dans les cours de philosophie, qu’elle fuit, ni vraiment dans la rue, car c’est la solitude qu’elle préfère. A sa propre recherche, elle est autocentrée, égoïste, ses yeux se portent sur elle avant tout, son introspection l’obsède, l’expression de ses émotions et de ses états d’âme prend le pas sur toute véritable curiosité pour l’altérité, elle est persuadée que sa lutte est celle de la survie. Face à elles, les autres ressemblent à des prétextes, qui, toujours, la ramènent vers elle.

Loulou Robert est extrêmement douée, mais elle peut faire plus encore. La voie et la voix qu’elle a trouvées lui assurent un public, néanmoins l’on retrouve dans Sujet inconnu beaucoup de similitudes avec Bianca. Aussi va-t-elle bientôt se retrouver face à un choix ardu : se contenter de reproduire une recette qui marche, ou prendre de nouveaux risques, se hasarder, créer d’autres voix, explorer d’autres mondes et d’autres personnalités, d’autres points de vue, créer une illusion pour laquelle elle puisera dans sa richesse intérieure, mais qui n’en sera pas seulement le reflet à peine masqué.

Pour vous si...
  • Vous êtes réceptif à la quête de sens des « jeunes d’aujourd’hui »
  • Vous ne supportez pas non plus qu’on touche à vos affaires, et encore moins à vos jouets

Morceaux choisis

"La ville en soi était plutôt jolie. [...] Tout était faux. Ce n'était pas la vie. C'était de la peinture. Un mouroir pour personnes qui se contentent d'être dans l'entre-deux. Jamais pleinement heureux, jamais pleinement malheureux. Rien n'est entier. Tout est ordonné. Une vie pour experts-comptables."

"Vingt ans, bientôt vingt et un. Combien de jours et d'heures ? Je n'ai pas assez fait attention. Il faut plus regarder. Chaque détail compte. Tout change. La peau. La voix. J'entends maman à six ans. A quinze. Elle me réveille le matin. Elle gueule beaucoup mais sa voix reste douce. La nuit, quand elle somnole. Au téléphone, aussi. On n'écoute pas assez la voix de sa mère."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 10 septembre 2018

De la beauté, Zadie Smith

Il y a quelques années, je me suis essayée à la lecture de De la beauté, de Zadie Smith. Et sans raison valable, je me suis arrêtée en route. Ce n'était pas le bon moment. A la faveur de la parution en France de son dernier roman, Swing Time, j'ai eu envie de retenter l'expérience...


Libres pensées...

Lorsque Jerôme, le fils aîné de la famille Belsey, s'entiche, lors d'un séjour à Londres, de Victoria, la fille de Monty Kipps, l'ennemi juré de son père Howard, ce dernier décide de traverser l'Atlantique depuis Boston pour lui faire entendre raison. Mais la situation qu'il trouve en arrivant est loin de celle qu'il imaginait : l'amourette de Jérôme et Victoria n'a pas les dimensions espérées par le jeune homme, qui est contraint de renoncer à ses voeux et à Victoria.
Un an plus tard, la famille Kipps déménage aux Etats-Unis, et Monty se retrouve professeur dans la même université que Howard Belsey.

La scène inaugurale du roman est absolument savoureuse : imaginez un jeune homme plongé dans la honte abyssale de voir débarquer son père chez la famille qui l'accueille, pour s'opposer à un mariage qu'il avait conçu en esprit sans s'assurer que sa dulcinée serait partante, ni sa famille. La situation est à la fois douloureuse et grotesque, et si l'on souffre pour Jérôme, on ne peut s'empêcher de rire de cet imbroglio.

A partir de là, on se retrouve acquis à Zadie Smith et à son récit dense. Il faut dire que les protagonistes sont nombreux, et ont leur vie propre : Howard et Monty ne sont pas les plus servis, et l'on en découvre autant sur Kiki, la femme d'Howard, Carlene, la femme de Monty, et leurs enfants, à savoir Zora et Levi d'une part (Jérôme se tiendra tranquille pour le reste de l'intrigue), et Victoria - dite Vee - d'autre part. Autour, d'autres personnages gravitent : Claire, la collègue de Howard, ou encore Carl, un jeune slammer dont Zora s'éprend et qui lui préfère les charmes de Victoria.

Pour le reste, il s'agit du quotidien de ce microcosme, de leurs déceptions, de leurs petites faiblesses, de leur mesquinerie parfois. Et, au milieu, de grands discours; car si Kiki et Carlene n'osent guère intervenir dans le champ d'études de leurs époux respectifs, bien que fortes de leurs propres opinions, Howard et Monty s'en donnent à coeur joie, le premier défendant la discrimination positive et une approche très démocrate de la question afro-américaine, le second étant un ultra-conservateur et dénonçant un certain misérabilisme à l'égard des Noirs dans la posture de son détracteur.
Deux points de vue développés et intéressants, que l'on peut par moment trouver arides, en ce qu'ils sont traités par deux personnages qui sont des universitaires, des intellectuels qui s'affrontent d'abord par publications interposées, avant que la joute verbale ne prenne la suite.

A côté de cette lutte intestine, Kiki et Carlene se lient d'amitié, et si la figure de Carlene est moins présente, on se plaît à passer du temps auprès de Kiki, cette femme à la personnalité affirmée et qui souffre pourtant du désintérêt de son mari, de l'adultère qui a désorienté leur couple, d'une vie de femme noire dans un environnement où les Noirs sont plus souvent les domestiques que les nantis.

Je pourrais vous parler de chacun de ces protagonistes mais le plaisir serait alors perdu : vous aurez certainement le loisir d'en profiter à la lecture du roman. Lecture qui ne sera pas aisée, car le texte est parfois complexe, les sujets évoqués ne sont pas toujours faciles d'abord, et les personnages se font parfois détestables, chacun poursuivant son propre bonheur, sa propre réussite, dans un milieu finalement très fermé. Les idées confrontées sont stimulantes, que l'on soit favorable à l'un ou l'autre des deux parties opposées, et le roman s'inscrit, dans une certaine tradition littéraire, à la suite de David Lodge par exemple, peintre par excellence du milieu universitaire anglosaxon.

De la beauté est un roman qui ne plaira pas à tous, mais qui aborde des sujets sensibles sous une forme très travaillée, si bien que l'on n'oublie pas les Belsey-Kipps. A découvrir !

Pour vous si...
  • Vous êtes un fan de Lodge
  • La question de la place faite aux Noirs dans le milieu universitaire, et plus largement scolaire, vous interpelle, tout comme les questions de la discrimination positive ou du rôle de l'université

Note finale
4/5
(très cool)

vendredi 7 septembre 2018

Asta, Jon Kalman Stefansson

Je découvre avec Asta la prose de l'auteur islandais Jon Kalman Stefansson, ayant à son actif plus d'une douzaine de romans, et visiblement un écrivain majeur jouissant d'une renommée internationale. Je me disais justement que l'on ne parlait pas assez de l'Islande, sur ce blog, alors parlons-en. 


Libres pensées...

A Reykjavik, dans les années 1950, Helga et Sigvaldi s'aiment passionnément, et donnent naissance à une petite fille qu'ils nomment Asta, d'après le mot islandais signifiant Amour.
Mais la vie n'est pas tendre pour eux, et bientôt, leur couple se délite, la rupture s'annonce, et Asta connaît une enfance et une adolescence chaotique. Sa soeur se suicide, elle se retrouve elle-même marginale, et sur son chemin cabossé, elle croise Josef.

Je ne m'attendais au roman foisonnant livré par Stefansson. Un roman multiple, puisque l'on suit les parcours et les états d'âme d'Asta et de Sigvaldi, ceux d'Helga aussi, de ce qui les a séparés, des errances de l'existence, de leur solitude immense. Il y a, bien sûr, des drames banals qui pavent leur histoire, des disparitions précoces, des bouleversements tus, leur énergie et leur folie pour survivre. Un sentiment de tragique m'a happée à plusieurs reprises, tandis que les personnages se débattaient avec leur douleur et leur impuissance.

Il faut dire qu'Asta est un roman de vie, et si l'on y suit deux générations, le texte est unique dans sa manière d'aborder le cortège d'émotions de ses protagonistes, les rendant terriblement imparfaits et humains. Asta est de ces romans qui revendiquent l'incohérence des êtres, et qui n'a pas besoin de restituer des psychologies lisses parce que son parti pris est infiniment plus intéressant : donner à voir cet humain, et le donner à sentir. Le lecteur est frappé par ce sentiment d'authenticité, de vérité face à Asta et à ses proches, c'est d'ailleurs pour cette raison sans doute que le roman reste à l'esprit, hante, bien après avoir été refermé.

Asta m'a dispensé un choc littéraire, aussi ne vous étonnez pas si je vous reparle de Stefansson bientôt...

Pour vous si...
  • Vous n'attendez pas d'un roman une construction méthodique et mécanique, et privilégiez les romans qui vous font ressentir une palette d'émotions profondes
Note finale
4/5
(très bon)

jeudi 6 septembre 2018

Ce que l'homme a cru voir, Gautier Battistella

Il y a un peu plus de trois ans, je vous parlais d'un premier roman qui m'avait fait la plus forte impression, Un jeune homme prometteur, de Gautier Battistella. L'auteur est de retour avec un nouveau roman au titre pénétrant : Ce que l'homme a cru voir


Libres pensées...

Un homme, Simon, retourne dans son village natal, Verfeil, à la mort d'Antoine, un ami d'enfance. Lui dont le métier est de libérer les autres de leur passé en effaçant les traces numériques qui peuvent se perdre dans les limbes d'internet est soudain confronté au sien, à sa part de secret et d'ombre. Aux côtés de Laura, sa compagne, de son père Marius, et des témoins du drame qui s'est joué vingt ans plus tôt.

Le roman débute par l'histoire de l'aïeul de Simon, Gregor, polonais, ayant traversé alors qu'il était jeune l'Europe en guerre pour rejoindre la France : ce volet épique du roman suffit à capter immédiatement l'intérêt du lecteur, alors même qu'il ne s'agit là que d'une introduction, et que Gregor ne fera plus véritablement partie de l'intrigue par la suite. C'est toutefois une entrée en matière efficace, avant de faire la rencontre du protagoniste, Simon, et de le suivre jusqu'à Verfeil.

Gautier Battistella semble avoir une appétence pour un certain terroir, pour le mettre en mots et le faire vivre, lui que l'on croit dépérir loin des regards. Sous sa plume, la terre toulousaine, Verfeil, devient un théâtre, une atmosphère s'y tisse, qui prend Simon au piège de son histoire familiale. Rapidement, une tension est palpable, on devine qu'il ne dit pas tout sur la relation qui le lie à Antoine, sur ce qu'ils ont partagé, sur la raison pour laquelle on discerne comme une rancoeur à son endroit. Autour de lui, son père, dont il ne paraît guère proche et qui figure pourtant un vieil homme intéressant, et Laura, qui découvre un visage nouveau de son époux, cherche à le soutenir, et se heurte à un mur.

Peu à peu, le croquis se précise, on devine quel fantôme hante Simon, et le récit évolue jusqu'à un dénouement qui éclaire tant le titre que la quête du lecteur, en révélant la méprise qui a noué Simon vingt années durant.

L'intrigue a évoqué pour moi, à certains égards, le roman de Chalandon, Le jour d'avant, bien que plus simple dans sa construction. Je me suis en outre régalé de la prose de l'auteur, qui est toujours aussi savoureuse, et porte de véritables pépites d'humour et de poésie, en dépit du sujet grave qui sous-tend le texte.
Ce que l'homme a cru voir est donc un deuxième roman réussi, qui confirme le talent d'écriture de Gautier Battistella, et nous rend impatients de découvrir sa prochaine oeuvre.


Pour vous si...
  • Vous aviez été sensible à l'histoire goutue d'Un jeune homme prometteur, et vous laisseriez bien embarquer pour une nouvelle intrigue en terre du sud ouest
Note finale
3/5
(très cool)

mercredi 5 septembre 2018

Il est déjà demain, Henri Lopes

Henri Lopes est un écrivain, homme politique et diplomate congolais. Il a occupé des postes de premier plan dans son pays, jusqu'à devenir Premier Ministre en 1973. Peu avant les années 2000, il devient ambassadeur en France. Figure majeure de la littérature africaine, il a publié près d'une dizaine de romans, ainsi que des nouvelles, qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Il est déjà demain est son récit autobiographique. 


Libres pensées...

Le narrateur revient sur son enfance, son parcours et les différentes périodes de sa vie, depuis sa naissance en 1937 au Congo de parents ayant des ascendances blanches et noires, ses études et ses débuts professionnels et littéraires, jusqu’à son ascension et sa participation à l’histoire de son pays à travers son rôle dans le gouvernement congolais, et ses fonctions par la suite au sein d’organisations internationales d’envergure, à l’instar de l’Unesco.

Il est déjà demain est un roman très riche, sur le plan historique comme politique et sociologique. Le narrateur partage des points de vue et des réflexions sur le rapport de force entre blancs et noirs au Congo, sur la littérature, ou encore sur les relations entre le Congo et les autres acteurs internationaux. Sur les 500 pages qui forment le récit, on trouvera bien sûr certaines longueurs, mais la construction est claire, et l'on se plaît à croiser sur le chemin du narrateur une galerie de personnages variés : des proches, des relations professionnelles, des figures majeures de la scène internationale de la deuxième moitié du XXe siècle.

Le style du texte est très littéraire, on ressent dans l’écriture l’influence de la littérature classique et des humanités telles que décrites par le narrateur lorsqu’il évoque sa formation.

Ainsi, Il est déjà demain constitue un témoignage passionnant sur l’histoire récente du Congo, ainsi que sur le fonctionnement de certaines organisations internationales. Le vocabulaire et les références à de nombreuses personnes peuvent créer de la confusion, néanmoins la matière est vivante, et le narrateur apporte un point de vue sur les événements auxquels il a assisté / participé qui constitue une possible grille de lecture des relations politiques internationales, et du rapport existant entre le Congo et les autres pays, et en particulier la France.

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas réfractaire à quelques digressions
  • Vous avez quelques notions en géopolitique du XXe siècle
  • L'histoire récente du Congo vous intéresse
Note finale
3/5
(Instructif)

mardi 4 septembre 2018

Loup et les hommes, Emmanuelle Pirotte

Vous vous souvenez peut-être des précédents romans d'Emmanuelle Pirotte, le lumineux Today we live, et l'étrange De profundis. Son tout dernier roman, Loup et les hommes, ne leur ressemble pas, comme si la touche littéraire d'Emmanuelle Pirotte était de se réinventer à chaque nouveau texte. 



Libres pensées...

Au XVIIe siècle, le marquis Armand de Canilhac, noble désargenté et déchu, quitte la France sur les traces de Brune d’Archambault, une jeune femme indienne dont il a croisé la route et qui l’a envoûté. Son périple le mène aux Amériques, sur les terres hostiles du Nord, et à mesure qu’il se rapproche de cette femme, la figure de Loup resurgit dans la mémoire d’Armand, ce frère aîné adopté par ses parents et qu’il a trahi jadis, faisant son malheur et celui de sa famille. Car Loup avait été condamné par le roi aux galères sur la dénonciation d’Armand, et n’en était jamais revenu, laissant Armand face à l’incertitude, aux prises avec sa conscience. Et si Loup était vivant, et était devenu un autre en Amérique ?

Pour son troisième roman, Emmanuelle Pirotte explore une époque et un continent nouveaux, après la Seconde Guerre Mondiale dans Today we live et un futur apocalyptique dans De Profundis. Il faut avant toute chose noter un travail de reconstitution considérable et très intéressant, qui m'a évoqué certains romans de Joseph Boyden.

Il faut bien dire que le roman est foisonnant : 600 pages faites de développements, de découvertes, et l'on peut parfois se demander si le capitaine sait où l'on va. Bien sûr, la densité rend difficile la maîtrise en termes de rythme, mais on se laisse verser dans ce cadre dépaysant, auprès de personnages terriblement vivants et complexes. Qu’il s’agisse de Loup, cet être magnétique que l’on en vient à admirer sans savoir pourquoi exactement, d’Armand, qui inspire empathie et peine, Brune l’insaisissable, Valère qui se révèle, ou Antoinette qui a du courage à revendre, on ne s’ennuie pas, et la palette des caractères est suffisamment variée pour créer une dynamique intéressante entre les différents protagonistes. 

L’auteur déploie son écriture lumineuse pour servir ce texte ancré dans une époque lointaine, le XVIIe siècle, à laquelle s’intéressent assez peu les auteurs contemporains habituellement (à ma connaissance, en tout cas, et relativement au XIXe ou au XXe siècle, qui, plus proches, fournissent un cadre propice et facile à déployer pour les auteurs actuels). Le lecteur pourra apprécier le contexte historique, ainsi que les dialogues et la description des états d’âme des personnages, ou encore l’action, tous ces ingrédients contribuant à rendre le récit équilibré.
Car si Loup et les hommes parle d'une époque et d'un lieu, il s'agit avant tout d'un roman sur les relations humaines dans toute leur complexité : entre deux frères (Loup et Armand), mais également entre un marquis et son domestique (Armand et Valère), entre deux peuples (les Indiens et les Européens), entre deux milieux (le milieu paysan incarné par Loup ou Jehane, et le milieu aristocrate représenté par Armand). Le récit repose sur une mosaïque de rapports ambigus, et sur la recherche authentique de sens des différents protagonistes.

Un roman unique et captivant, à dévorer sans retenue !

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas revêche à la longueur
  • Les romans historiques sont votre péché mignon

Note finale
4/5
(très cool)

lundi 3 septembre 2018

Une vie de pierres chaudes, Aurélie Razimbaud

Une vie de pierres chaudes, premier roman d'Aurélie Razimbaud, nous emporte dans l'Algérie indépendante des années 1970. 


Libres pensées...

En 1970, Rose n’a pas vingt ans lorsqu’elle rencontre Louis par l’intermédiaire d’Antoine, un trentenaire qui vit à Alger tout comme elle et ses parents. Rose et Louis se marient, et ont une fille, Violette. Mais Rose souffre de la distance de son époux, ses absences répétées dont elle découvre bientôt qu’elles ne s’expliquent pas par son travail, mais par une double vie. Car avant de la rencontrer, Louis a fait la guerre d’Algérie aux côtés d’Antoine, et cette sombre période a laissé des marques profondes dans sa vie : Louis est resté traumatisé par les événements qu’il a traversés, et a gardé des secrets connus de lui seul.

Une vie de pierres chaudes conjugue des ingrédients efficaces, sans pour cela verser dans la légèreté, du fait des thèmes évoqués, depuis la guerre d’Algérie jusqu’au déchirement d’une famille, d’un homme tâchant d’assumer ses responsabilités, d’une femme délaissée souffrant de solitude et d’incompréhension, d’une fille impuissante face au délitement de son foyer.

La structure du récit est complexe, du fait des allers et retours entre plusieurs périodes : les années 60, les années 70-80, et la fin des années 90. Cela ajoute cependant à sa richesse.

Le personnage de Louis est central dans l'intrigue, parfois sans doute au détriment de certains personnages secondaires, à l'instar d'Antoine, qui est récurrent sans pour autant que sa relation avec Louis soit pleinement détaillée. Rose et Violette, quant à elles, forment des figures contestataires, en opposition à Louis, qui subissent une situation sans pouvoir la nommer. Le personnage d'Afalkay, que l'on découvre au fil des pages, prend peu à peu une place, mais aurait pu lui aussi être davantage exploré.

Quant au style, très fluide, il renforce le cadre très romanesque du récit, proposant une peinture vibrante d’Alger dans les années 1970. 

Le sujet de la guerre d’Algérie, abordé ici depuis l’angle de vue des Français expatriés en Algérie pour y travailler et y avoir une vie aisée, est intéressant, d’autant plus que l’on peut voir ses effets dans le temps, et que le parti pris de l’auteur est de mettre en lumière les tortures infligées par l’armée française à l’ennemi, rejetant en cela toute complaisance.

Ainsi, de par son format relativement court (240 pages), son rythme, son cadre et l'époque choisie, Une vie de pierres chaudes constitue un premier roman captivant et sensible, extrêmement prometteur.

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à l'approche littéraire des événements de la guerre d'Algérie
Note finale
3/5
(cool)