vendredi 5 octobre 2018

Les amnésiques, Géraldine Schwarz

Attention, nouveau club de lecture à l'horizon, ô joie, et les deux premiers livres retenus sont Les Amnésiques de Géraldine Schwarz, dont je vous parle aujourd'hui, et Debout-payé, de Gauz ! 
Géraldine Schwarz est une journaliste franco-allemande, qui vit aujourd'hui à Berlin. D'après mes rapides recherches, il semblerait que Les Amnésiques soit son premier ouvrage. 



Libres pensées...

Dans les années 1930, le grand-père de l'auteur rachète un commerce à une famille juive, qui, lors de la guerre, sera déportée et mourra à Auschwitz. A la fin de la guerre, un héritier survivant, étant parvenu à rejoindre les Etats-Unis, demandera réparation.
C'est le point de départ de l'enquête menée par Géraldine Schwarz autour des conditions de consolidation du régime nazi avant et pendant la guerre, qu'elle attribue aux Mitlaufer, le peuple qui a "marché avec le courant".

La lecture des Amnésiques a été violente et salutaire. En clair, j'ai pris baffe sur baffe. A terre, mon petit ego qui croyait bien connaître les dessous de la Seconde Guerre Mondiale, depuis sa fomentation jusqu'à son issue en 1945, et à ses conséquences. Dès les vingt premières pages, Géraldine Schwarz nous annonce la couleur : son livre n'est pas un n-ième livre sur la guerre, il est un plaidoyer pour la vérité sans concession, et pour la poursuite d'un travail de mémoire qui n'a rien eu d'aisé, et ne s'est mis en place que timidement, des décennies après la fin de la guerre.

Si le cas anecdotique de son grand-père est passé au crible, là aussi sans concession, l'oeuvre est loin de se résumer à cela.

On y trouve des passages frappants sur la dénazification manquée mettant en cause les Alliés eux-mêmes.

Sur la partialité des condamnations qualifiées de crimes contre l'humanité, qui n'ont considéré que les crimes commis par les forces de l'Axe, et qui n'ont concerné qu'une poignée de ceux qui étaient par exemple impliqués dans le génocide juif.

Sur le déni dans lequel a vécu le peuple allemand dans les années d'après-guerre, entretenant une nostalgie de la chute du Führer, et sur le maintien dans des postes de pouvoir de très nombreux anciens nazis qui n'avaient pas été inquiétés.

Sur l'aveuglement de nombreux pays désireux de construire rapidement un mythe, comme le mythe résistencialiste en France, répandu dans les ouvrages scolaires, et qui n'a été érodé qu'à la parution de l'ouvrage de Paxton en 1972, La France de Vichy, révélant que seuls 2% des Français avaient été résistants.

Sur l'amnisie des capitaines d'industrie allemands avec lesquels les Alliés en particulier étaient désireux de commercer à l'aube de la guerre froide (ceux officiant dans l'armement en particulier), dont les noms, pour certains, ont également été mis à jour par l'enquête menée par Vuillard, l'Ordre du jour.

Sur le rejet par la communauté internationale des juifs cherchant à fuir l'Allemagne, peu avant le début de la guerre, rappelant le sort fait aujourd'hui aux migrants dont les vies sont ballotées d'un bout à l'autre de la Méditerranée, et auxquels des puissances mondiales refusent de venir en aide.

Ces analyses, fondées sur une documentation vaste, sont entrecoupées par la reconstitution de l'histoire familiale de Géraldine Schwarz, disséquant les différents comportements provoqués par la demande de réparation adressée au grand-père, lequel oppose un total déni à cette demande, ou encore par la reconstruction et le difficile travail de mémoire dans l'Allemagne d'après-guerre.

La matière produite est riche, elle alerte sur le glissement dans lequel les démocraties peuvent sombrer, à la faveur de l'immobilisme, de la passivité des foules, qui se contentent de marcher avec le courant, de se conformer à la loi du moment, de ne pas réagir aux atteintes aux libertés fondamentales.
La lecture est glaçante, parce qu'elle évoque une lâcheté collective, une impunité insoutenable, mais aussi parce qu'on devine les contours de mouvements, de faits qui couvent de nouveau aujourd'hui, auxquels nous assistons silencieusement : la montée de l'extrême-droite, en Italie, au Brésil à présent, dans de nombreux pays où ces mouvances se rapprochent de l'exercice du pouvoir, et l'indifférence face aux misères humaines, à l'égard des migrants en provenance de zones où les pays occidentaux sont régulièrement accusés de faire du commerce d'armes.

Les amnésiques est un livre courageux, documenté, rationnel, qui nous met, tous citoyens européens (voire même au-delà des frontières de l'Europe), face à nos responsabilités. C'est un livre qui devrait se trouver entre toutes les mains.


Pour vous si...
  • Vous vous dites que l'Histoire du XXe siècle, c'est de l'histoire ancienne, et qu'il n'y a pas d'écho à trouver avec l'actualité.
  • Vous êtes sensible à l'importance du travail de mémoire, et à la façon dont il a été mené dans les différents pays d'Europe. 

Morceaux choisis

"Mais au lendemain de la guerre, personne ou presque en Allemagne ne se posait la question de savoir ce qu'il serait advenu si la majorité n'avait pas marché avec le courant, mais contre une politique qui avait révélé assez tôt son intention de piétiner la dignité humaine comme on écrase un cafard. Avoir marché avec le courant comme Opa, mon grand-père, était tellement répandu que la banalité était devenue une circonstance atténuante de ce mal, y compris aux yeux des forces alliées qui s'étaient mis en tête de dénazifier l'Allemagne."

"J'imagine ces représentants de la "communauté internationale", aux mines contrariées et faussement navrées, prendre des rafraîchissements entre deux discours de convenance à l'ombre de l'élégante pergola de cet hôtel où Marcel Proust, fils d'une juive alsacienne, dreyfusard convaincu, avait écrit des passages de La Recherche, un chef-d'oeuvre littéraire qui faisait la fierté de la France. La future ministre israélienne Golda Meir, qui avait été invitée à Evian en tant "qu'observatrice juive de Palestine" écrira plus tard : "Etre assise dans cette salle magnifique et entendre comment ces responsables de 32 Etats expliquaient l'un après l'autre à quel point ils aimeraient accueillir des réfugiés mais qu'ils étaient terriblement désolés de dire que c'était impossible... fut une expérience traumatisante." " (L'auteur précise que l'on parlait alors d'environ 20 000 personnes à accueillir par pays)

"La préoccupation n'était pas de savoir quels crimes le Reich avait commis, mais pourquoi il avait perdu la guerre, c'est cela qui traumatisait les gens, dit-il. Ils se disputaient pour savoir laquelle des décisions prises par Hitler avait été la mauvaise, comme s'ils pouvaient, rétroactivement, changer le cours de l'Histoire."

"Mais ces moqueries demeuraient bien inoffensives comparées à la suspicion [dans les années quatre-vingt] assez répandue en France que derrière chaque Allemand se cachait un nazi potentiel, ou du moins une espèce de robot obéissant mécaniquement aux ordres, exempt de sentiments et incapable de rébellion envers la hiérarchie, une conception qui avait l'avantage d'expliquer un succès économique qu'on jalousait secrètement."


Note finale
5/5
(coup de coeur)

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