mardi 22 novembre 2016

California Girls, Simon Liberati

A la faveur de la rentrée littéraire, la Famille Manson se retrouve sur le devant de la scène, grâce à deux romans qui ressuscitent cette inquiétante communauté et dissèquent, chacun à leur façon, son fonctionnement, la vision et les aspirations véhiculées par Charles Manson, l'influence du leader en particulier sur les jeunes filles dont il s'entoure, et les assassinats perpétrés. 
Le premier, The girls, est le premier roman d'Emma Cline, qui propose une version romancée qui parle plus largement de la société américaine de l'époque ; je vous en dirai davantage très vite.
Le deuxième, dont je vous parle aujourd'hui, s'appelle California girls, et est signé Simon Liberati.



Le synopsis

California girls relate le meurtre brutal de Sharon Tate et des quatre autres personnes qui se trouvaient avec elles dans sa villa, le soir où la Famille Manson y a fait irruption.

Mon avis

Le premier constat qui m'a frappé est la distance qui existe entre California girls et le dernier roman de Simon Liberati, Eva, dont j'avais fait la chronique l'an dernier : loin du romantisme exacerbé qui imprégnait les pages d'Eva, le dernier roman de Liberati se présente au contraire dans un style qui confine au journalisme, constitué de trois parties chronologiques, analysant heure par heure la succession des événements et le comportement des acteurs, à la manière d'une enquête criminelle.

Les premières pages nous familiarisent avec la communauté, figurant les jeunes filles qui fouillent les poubelles pour ramener à manger à la Famille, soulignant les étranges relations qui les lient, et la fascination que tous éprouvent pour Charlie.

Je ne connaissais pas dans les détails les faits racontés dans le roman, mais ce dernier m'a donné envie de me renseigner sur le sujet, notamment pour pouvoir comprendre la part issue du travail de documentation que l'on devine derrière le livre, et la part romancée. Lorsque l'on se perd un peu sur internet, l'emprise de Charles Manson sur les membres de la Famille est largement évoquée, certainement parce qu'elle est étourdissante, incompréhensible.
L'auteur restitue de manière confondante ce magnétisme de Manson considéré comme une réincarnation du Christ par certains, ses pouvoirs inexpliqués, de même que le mode de vie de la communauté hippie, entre sexe et drogues, et la vision quasiment prophétique que Manson propage autour de lui, son obsession des "cochons" qu'il faut tuer, et dont les jeunes filles en particulier se font les réceptacles et les messagères.
La curiosité m'a également poussée à rechercher les visages de ces personnages minutieusement décrits, que l'on croirait connaître en refermant le livre : Sexy Sadie, Katie, Leslie, Linda et Tex, protagonistes récurrents au sein de la communauté, Charlie en personne, mais également Sharon Tate et les autres victimes dont on assiste aux derniers moments.

Le lecteur se retrouve immédiatement absorbé dans cet environnement à la fois proche et lointain (la Californie des années 1960), et partage bientôt l'intérêt sordide de l'auteur pour cet épisode sanglant qui dépasse la seule catégorie des faits divers, de par sa violence, mais aussi ce qu'il incarne. Car le contexte est important : on est en 1969, le mouvement des droits civiques a battu son plein pendant près de dix ans, Luther King a été assassiné l'année précédente, le Black Power prend de l'importance, et Manson commandite les meurtres dans le but de faire accuser des Noirs, afin de provoquer une confrontation majeure entre Blancs et Noirs et ainsi précipiter la réalisation de la prophétie qu'il porte, selon laquelle les Noirs domineraient bientôt les Blancs, sous sa propre direction. Tout cela se dessine en toile de fond, dans le roman de Liberati, qui se concentre néanmoins sur la communauté, sur l'attraction des jeunes filles pour Charlie, sur leur rivalité, et sur ce qui les anime la nuit du 9 août 1969.

Car l'empathie de l'auteur pour Sharon Tate est tout aussi sensible, et transparaît dans la peinture qu'il en fait, en rupture avec celle de Sadie ou des autres filles : Sharon, si elle incarne une certaine société hollywoodienne fort éloignée de la communauté hippie et en particulier de la Famille Manson, se caractérise par sa beauté, qui traverse les âges y compris après sa mort, immortalisée sur les photographies qui capturent sa jeunesse et la perfection de ses traits, et que l'on ne peut regarder qu'avec un certain effroi, celui qui accompagne le choc de la mort brutale et injuste.

Ce qui est intéressant, dans ce roman de Liberati, au-delà du travail de documentation évident, réside dans la démarche volontaire de tâcher de saisir les motifs, les individualités qui constituaient la Famille, et de ne pas se contenter d'une incompréhension horrifiée. Les actes parlent pour eux-mêmes, et à cet égard, Sadie et Tex effraient bien sûr, cependant l'auteur en propose un portrait qui n'est pas simplement monstrueux. On devine la révolte qui couve chez Tex, qui pourrait s'ériger contre Charlie en échappant peu à peu à son emprise, on voit également grandir les doutes de Linda, en marge de la Famille, et qui, pour finir, en livrera les membres lors du procès retentissant qui s'ensuivra.

California girls réussit admirablement le pari de dépoussiérer un pan d'histoire qui, un demi-siècle plus tard, rode encore dans la mémoire collective, sans se contenter de faire du sensationnel (et le risque était grand de sombrer dans cet écueil), mais en investiguant les aspects psychologiques et sociologiques au cœur de cette nuit du 9 août 1969.
Vous pouvez sans scrupule le faire rejoindre votre PAL.

Pour vous si...
  • Le souvenir de la folie de la Famille Manson vous a toujours glacé, et vous souhaiteriez exorciser tout ça.
  • Vous êtes du genre à vouloir tâcher de comprendre les motifs derrière les actes les plus incompréhensibles, parce que visiblement inhumains.

Morceaux choisis

"Allongée sur la large banquette crevée de la vieille Ford, la tête posée sur les longues cuisses de Leslie qui lui tressait des nattes d'Indienne, Sadie jouait à monter et à descendre la manivelle de la vitre avec ses pieds nus. Quand la vitre se baissait on respirait l'air brûlant venu des poubelles du supermarché et on entendait les grognements de Katie qui continuait toute seule de fouiller un dernier container. Elle était complètement défoncée."

"Elles étaient si pures... La puissance de leurs hormones, la capacité d'amour et d'abnégation des jeunes filles d'alors, élevées pour un homme unique et donc d'une ferveur à son égard supérieure à celle des filles d'aujourd'hui, confluaient autour de cet homme divin dont elles avaient fait grandir la force grâce à leur désir partagé. Aucun étranger ne pouvait comprendre ça. Aux yeux des cochons ordinaires, les flics, les cow-boys, les psychiatres, leur dévouement pour Charlie qui les poussa à commettre des crimes inutiles, à gâcher leur vie et à braver la chambre à gaz resterait un mystère. On accuserait l'hypnose ou la drogue mais il ne s'agissait que d'amour. Elles avaient trouvé en Charlie l'époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toutes les guerres depuis l'Antiquité."

Note finale
3/5
(cool)

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