Le premier roman de Yaa Gyasi fait parler de lui, depuis sa parution il y a un peu plus d'un an aux Etats-Unis, et l'accueil chaleureux qu'il y a reçu, conduisant à sa traduction dans de nombreuses langues et à l'attribution de prix reconnus (parmi lesquels un American Book Award très récemment).
Recommandé en outre par Nombre Premier, il ne pouvait que finir entre mes mains.
Libres pensées...
No home raconte l'histoire de deux sœurs qui ne se connaissent pas, Effia et Esi, et le destin de leur descendance, entre l'Afrique et l'Amérique, pris dans des siècles d'histoire.
Alors que certains, victimes de la traite négrière, sont déportés aux Etats-Unis, d'autres l'organisent, et sont les artisans du commerce d'esclaves au Ghana. Mais tout un pan de la famille semble bientôt frappé par une malédiction, se traduisant par l'infertilité et allant jusqu'à la folie.
Je choisis sciemment de ne pas trop vous en dire sur la trame de No home, d'abord parce qu'elle est foisonnante - on y suit la trajectoire de pas moins de sept générations sur trois siècles -, et ensuite, parce que vous allez lire ce livre, et que vous m'en voudriez de tout vous dévoiler par avance.
La plume de Yaa Gyasi est hypnotisante, elle a cette simplicité et cette franchise lumineuse qui fait du lecteur une partie prenante du récit, et se base sur l'art du conte dans lequel excellent les cultures africaines. Chaque personnage a sa singularité, ses nuances, et en dépit des traits hérités et de leur grand nombre, le lecteur parvient, à mon sens, à se repérer dans l'évolution du récit - quand bien même il lui arriverait de nourrir quelques doutes, un arbre généalogique orne les premières pages du livre, et tombe à point!
Le sujet de la traite négrière vu depuis le point de vue africain émerge, depuis quelques décennies, dans la littérature, à mesure que les auteurs africains trouvent une place sur la scène littéraire internationale. C'est le cas de Chinua Achebe et de son chef d'oeuvre Tout s'effondre, le thème était également abordé par Léonora Miano, ou Toni Morrison Outre-Atlantique. Yaa Gyasi apporte beaucoup en décrivant ici la diversité des postures au sein des sociétés africaines, depuis ceux qui, voyant l'opportunité représentée par l'esclavage, en ont fait commerce et se sont enrichis, jusqu'à ceux qui ont purement et simplement disparu, enlevés et vendus, avec, entre les deux, une grande diversité de comportements contribuant à la complexité de la lecture de ce qui semble aujourd'hui être l'une des plus grandes aberrations et l'une des plus grandes indignités de l'Histoire humaine.
Le rythme du récit est maîtrisé, chaque nouveau chapitre introduisant en général un personnage de la génération suivante, clôturant celui de son aïeul.
Bien que la toute dernière partie du roman soit peut-être peu réaliste, ce qui précède convainc, de par le fait qu'il n'y a pas de résolution au drame porté par chacun, et que certains personnages demeurent égarés, brisés, il n'est pas pour eux d'issue heureuse possible dans le contexte qui est le leur. A ce titre, l'illusion est parfaite, la fiction emporte le lecteur comme s'il s'agissait de voyager dans ces derniers siècles, entre deux continents, et en cela, la prise de conscience à laquelle conduit le roman au sujet des blessures infligées durablement, à l'échelle de plusieurs générations, par la traite négrière,
est d'autant plus profonde.
Chapeau bas pour ce premier roman aussi bon sur le plan littéraire qu'il est visiblement documenté, à côté duquel il serait bien dommage de passer...
Pour vous si...
- Vous vous intéressez au sujet de la traite négrière et aux stigmates laissés aux descendants d'esclaves ;
- Vous raffolez des fresques familiales.
Morceaux choisis
"Tu veux savoir ce qu'est la faiblesse? C'est de traiter quelqu'un comme s'il t'appartenait. La force est de savoir qu'il n'appartient qu'à lui-même."
"C'est ainsi qu'on vivait ici dans le bush : manger ou être mangé. Capturer ou être capturé. Se marier pour être protégé. Quey n'irait jamais dans le village de Cudjo. Il ne serait pas faible. Il faisait le commerce des esclaves, et cela imposait des sacrifices."
"C'est le problème de l'histoire. Nous ne pouvons pas connaître ce que nous n'avons ni vu ni entendu ni expérimenté par nous-mêmes. Nous sommes obligés de nous en remettre à la parole des autres. [...] Nous croyons celui qui a le pouvoir. C'est à lui qu'incombe d'écrire l'histoire. Aussi quand vous étudiez l'histoire, vous devez toujours vous demander : "Quel est celui dont je ne connais pas l'histoire? Quelle voix n'a pas pu s'exprimer?" Une fois que vous avez compris cela, c'est à vous de découvrir cette histoire. A ce moment-là seulement, vous commencerez à avoir une image plus claire, bien qu'encore imparfaite."
"Tu as toujours été plein de colère. Même enfant, tu étais en colère. Je te voyais me regarder comme si tu allais me tuer, et je ne savais pas pourquoi. Il m'a fallu du temps pour comprendre que tu étais né d'un homme qui pouvait choisir sa vie, mais que tu ne pourrais jamais choisir la tienne, et c'était comme si tu étais né en le sachant."
Note finale
5/5
(coup de cœur)
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