Retour sur l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, grand auteur albanais dont je vous avais parlé lorsque j'avais lu La poupée, et dont je découvre maintenant un roman majeur, Avril brisé.
Libres pensées...
En Albanie, au début du XXe siècle, Gjorj vit dans une région régulée par le Kanun, des lois ancestrales régissant la vie de tous. Selon cette loi, le sang volé doit être repris. Ainsi, une vendetta sévit depuis des années entre sa famille et les Kryeqyqe. Le dernier mort était son frère; à son tour, il doit tuer l'un des ennemis, et deviendra la cible. Lorsqu'il abat l'homme selon les règles en vigueur, il sait qu'il lui reste trente jours à vivre avant de devenir reclus pour le restant de ses jours, traqué à son tour. Durant ces trente jours, sa route croise celle de Bessian et de sa jeune épouse Diane, en voyage de noces.
Dans Avril brisé, Ismaïl Kadaré choisit de mêler des thèmes profonds, du ressort parfois de la métaphysique, à l'anecdotique, incarné par une tradition qui forme un cercle tragique dont il est impossible de sortir, et qui est voué, comme l'Histoire? à se répéter génération après génération, sous les yeux impuissants (indifférents?) du reste des villageois, et du reste du monde.
Dans une première partie, l'intrigue se centre sur Gjorj et l'acte irréparable qu'il est sur le point / vient de commettre.
Dans une deuxième partie, le regard se porte davantage sur Bessian et Diane, si bien que l'on n'appréhende plus Gjorj qu'en creux, à travers sa rencontre avec les deux personnages qui viennent apporter un relief à l'intrigue, mais pour lesquels j'ai ressenti moins d'intérêt, Diane en particulier, me semblant assez insaisissable et lointaine (elle n'est surtout vue qu'à travers les yeux amoureux et inquiets de son époux, qui voudrait tant la combler mais se heurte à sa froideur).
Les réflexions qui occupent Gjorj, par ailleurs, nous conduisent à partager sa détresse, son fatalisme, d'une certaine façon, car le kanun l'a piégé, et il n'est pas d'issue possible pour lui, il se sait condamné comme les autres membres de sa famille avant lui. Par ailleurs, la temporalité est bien entendu intéressante, car une même époque oppose les moeurs considérées moyenâgeuses des montagnards, représentés par Gjorj, et les modes de vie très différents des citadins, représentés par Bessian et Diane, et leur rencontre est si brutale qu'elle crée un choc émotionnel violent.
Avril brisé est donc un récit atypique et sensible, que l'on garde en mémoire, et dont l'écriture lumineuse permet de distinguer l'auteur.
Pour vous si...
- Vous vous intéressez aux mœurs albanaises
- Vous cherchez vous aussi à progresser dans la PAL de l'infographie dont je vous parlais hier
Morceaux choisis
"Trente jours, se dit-il. Ce coup de feu tiré là-bas du talus de la grande-route avait brusquement coupé sa vie en deux : d'un côté, les vingt-six ans qu'il avait vécus jusqu'alors ; de l'autre, les trente jours qui commençaient ce jour-là, dix-sept mars, et qui se termineraient le dix-sept avril. Puis viendrait la vie de chauve-souris, qu'il ne calculait déjà plus.
[...] Avril, dès maintenant, s'enveloppait pour lui d'une douleur bleutée... Oui, avril lui avait toujours produit cette impression, un mois où quelque chose demeure inaccompli. Avril d'amour, comme disaient les chansons. Son avril inachevé... Et malgré tout, cela était mieux ainsi, songea-t-il, sans trop savoir ce qu'était cela : le fait qu'il avait vengé son frère ou l'époque où était tombée cette reprise de sang."
"C'étaient les derniers jours de mars. Avril ne tarderait pas à faire son entrée. Avec sa première moitié blanche et son autre moitié noire. Avrilmort. S'il ne mourait pas, il languirait dans la tour de refuge. Sa vue s'affaiblirait dans l'obscurité, de sorte que, de toute manière, même s'il restait en vie, il ne verrait plus le monde."
Note finale
4/5
(très bon)
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