Je poursuis mon exploration de l'oeuvre de Despentes, aujourd'hui avec un essai qui est resté, il me semble, une référence, King Kong Theory.
Lorsque j'avais lu Baise-moi, je me souviens d'être restée sonnée devant l'audace inouïe, la liberté rageuse qui transparaissait à chaque ligne.
King Kong Theory met des mots sur l'état d'esprit qui est celui dans lequel Virginie Despentes écrit, invente ses personnages, et les fait évoluer. On pourrait parler d'un récit qui théorise sa pensée féministe, mais force est de constater à la lecture que l'on est loin des essais classiques, répondant à une forme très conventionnelle, là où Despentes mêle sa propre expérience, versant parfois dans l'autobiographie, pour en venir à la façon dont elle voit la place des femmes dans la société, et dont elle explique certains de leurs comportements parfois irrationnels, comme le fait, éprouvé elle-même, de subir un viol sans se défendre tout en étant armée.
Parmi les éléments que je garderai de cette lecture, il y a en effet cette posture de victime, inculquée aux femmes dès leur plus jeune âge, distillée tout au long de leur éducation, qui les prépare à l'idée qu'elles ne devront pas se défendre face à des hommes qui les agresseront.
Egalement, des femmes pouvant être les égales des hommes sur le terrain de l'intelligence, des affaires, dans le monde professionnel, se diminueront en jouant la carte de la séduction, qui les ramène au rôle de satisfaction des besoins exprimés par l'homme, au choix de plaire alors qu'elles ont d'autres moyens d'obtenir ce qu'elles veulent.
Despentes propose une réflexion intéressante sur la place des femmes dans l'espace public, cet extérieur où elles sont en danger et ne peuvent s'aventurer qu'accompagnées d'un homme, et en aucun cas seules, de nuit. S'inspirant de la sociologue américaine Camille Paglia, Despentes dit le viol comme un risque à prendre pour occuper cet espace hostile aux femmes, pour disposer de leur liberté de mouvement. Le viol n'est plus le traumatisme irréversible redouté par les femmes de tout temps, dans cette vision les femmes sont fortes et s'en remettent. Attention à ne pas conclure non plus à une normalité acceptable, car le viol ne l'est pas, néanmoins cette approche peut permettre d'adoucir la culpabilité portée par les femmes qui craignent le viol ou l'ont subi, en soulignant sa dimension de risque inhérent à l'espace public. Intéressant, aussi, de se dire que les femmes ont appris à le subir sans se défendre, plutôt que de répondre par le même degré de violence.
Le dernier sujet marquant abordé par Despentes est celui de la prostitution. Là aussi, l'auteur nous force à nous hasarder hors des sentiers battus, hors de nos réflexes de pensée et du carcan mental avec lequel on a grandi concernant ce thème-là. La prostitution, c'est tabou. L'interdit surgit dès lors que l'on essaie de penser sur le sujet, et dans l'opinion générale, la pratique est honteuse, forcément dégradante et non réellement consentie, et à proscrire par tous les moyens (reste à définir s'il faut pour cela punir les clients ou les prostituées).
L'auteur, de nouveau à partir de son expérience, nous offre un autre regard sur la prostitution, qui l'envisage comme un métier qui peut être librement choisi (et qui n'est pas plus subi qu'un autre, cf extrait ci-dessous), possible outil d'émancipation et de domination financière des femmes.
Je n'ai pas adhéré pleinement à l'ensemble des positions de Despentes dans sa vision du féminisme, néanmoins elle a le mérite, à mon sens, de se confronter à des non-dits, à des tabous, en apportant une vision et une compréhension qui bousculent, qui forcent à se poser des questions. Le livre est publié en 2006, il me semble que les mouvements féministes ont beaucoup œuvré depuis pour défendre les droits des femmes et sensibiliser les femmes (mais aussi les hommes, dans certains cas) à la problématique de leur place dans la société et de leurs libertés, et l'essai de Despentes constitue à mon sens une bonne mise en bouche pour tous ceux qui s'interrogent et sont dérangés par les injonctions actuelles auxquelles on peut se heurter au quotidien (les femmes ne doivent pas être provocatrices, elles doivent éviter les zones à risque le jour comme la nuit, ne doivent pas porter de vêtements voyants, etc, la litanie est longue de ce qu'elles doivent faire ou pas).
"J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf."
"Les femmes se diminuent spontanément, dissimulent ce qu'elles viennent d'acquérir, se mettent en position de séductrices, réintégrant leur rôle, de façon d'autant plus ostentatoire qu'elles savent que - dans le fond - il ne s'agit plus que d'un simulacre. L'accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à la peur de la punition. Depuis toujours, sortir de la cage a été accompagné de sanctions brutales."
"Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n'était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l'être quand on les agresse. [...] Pagla nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu'elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu'il faut s'attendre à endurer si on est femme et qu'on veut s'aventurer à l'extérieur."
"Mais des femmes sentent la nécessité de l'affirmer encore : la violence n'est as une solution. Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions "masculines" et comprendre ce que "non" veut dire."
"Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l'ordre chaque fois qu'elles dérogent à la règle. Personne n'aime savoir à quel point il est lâche. Personne n'a envie de le savoir dans sa chair. Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre."
"Echanger un service sexuel contre de l'argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. Preuve en est : si elles avaient le choix, les prostituées ne le feraient pas. Tu parles d'une rhétorique... comme si l'épileuse de chez Yves Rocher étalait de la cire ou perçait des points noirs par pure vocation esthétique. La plupart des gens qui travaillent s'en passeraient s'ils le pouvaient, quelle blague!"
"Après plusieurs années de bonne, loyale et sincère investigation, j'en ai quand même déduit que : la féminité, c'est la putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour. Ça n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas. Massivement, c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure."
Libres pensées...
Lorsque j'avais lu Baise-moi, je me souviens d'être restée sonnée devant l'audace inouïe, la liberté rageuse qui transparaissait à chaque ligne.
King Kong Theory met des mots sur l'état d'esprit qui est celui dans lequel Virginie Despentes écrit, invente ses personnages, et les fait évoluer. On pourrait parler d'un récit qui théorise sa pensée féministe, mais force est de constater à la lecture que l'on est loin des essais classiques, répondant à une forme très conventionnelle, là où Despentes mêle sa propre expérience, versant parfois dans l'autobiographie, pour en venir à la façon dont elle voit la place des femmes dans la société, et dont elle explique certains de leurs comportements parfois irrationnels, comme le fait, éprouvé elle-même, de subir un viol sans se défendre tout en étant armée.
Parmi les éléments que je garderai de cette lecture, il y a en effet cette posture de victime, inculquée aux femmes dès leur plus jeune âge, distillée tout au long de leur éducation, qui les prépare à l'idée qu'elles ne devront pas se défendre face à des hommes qui les agresseront.
Egalement, des femmes pouvant être les égales des hommes sur le terrain de l'intelligence, des affaires, dans le monde professionnel, se diminueront en jouant la carte de la séduction, qui les ramène au rôle de satisfaction des besoins exprimés par l'homme, au choix de plaire alors qu'elles ont d'autres moyens d'obtenir ce qu'elles veulent.
Despentes propose une réflexion intéressante sur la place des femmes dans l'espace public, cet extérieur où elles sont en danger et ne peuvent s'aventurer qu'accompagnées d'un homme, et en aucun cas seules, de nuit. S'inspirant de la sociologue américaine Camille Paglia, Despentes dit le viol comme un risque à prendre pour occuper cet espace hostile aux femmes, pour disposer de leur liberté de mouvement. Le viol n'est plus le traumatisme irréversible redouté par les femmes de tout temps, dans cette vision les femmes sont fortes et s'en remettent. Attention à ne pas conclure non plus à une normalité acceptable, car le viol ne l'est pas, néanmoins cette approche peut permettre d'adoucir la culpabilité portée par les femmes qui craignent le viol ou l'ont subi, en soulignant sa dimension de risque inhérent à l'espace public. Intéressant, aussi, de se dire que les femmes ont appris à le subir sans se défendre, plutôt que de répondre par le même degré de violence.
Le dernier sujet marquant abordé par Despentes est celui de la prostitution. Là aussi, l'auteur nous force à nous hasarder hors des sentiers battus, hors de nos réflexes de pensée et du carcan mental avec lequel on a grandi concernant ce thème-là. La prostitution, c'est tabou. L'interdit surgit dès lors que l'on essaie de penser sur le sujet, et dans l'opinion générale, la pratique est honteuse, forcément dégradante et non réellement consentie, et à proscrire par tous les moyens (reste à définir s'il faut pour cela punir les clients ou les prostituées).
L'auteur, de nouveau à partir de son expérience, nous offre un autre regard sur la prostitution, qui l'envisage comme un métier qui peut être librement choisi (et qui n'est pas plus subi qu'un autre, cf extrait ci-dessous), possible outil d'émancipation et de domination financière des femmes.
Je n'ai pas adhéré pleinement à l'ensemble des positions de Despentes dans sa vision du féminisme, néanmoins elle a le mérite, à mon sens, de se confronter à des non-dits, à des tabous, en apportant une vision et une compréhension qui bousculent, qui forcent à se poser des questions. Le livre est publié en 2006, il me semble que les mouvements féministes ont beaucoup œuvré depuis pour défendre les droits des femmes et sensibiliser les femmes (mais aussi les hommes, dans certains cas) à la problématique de leur place dans la société et de leurs libertés, et l'essai de Despentes constitue à mon sens une bonne mise en bouche pour tous ceux qui s'interrogent et sont dérangés par les injonctions actuelles auxquelles on peut se heurter au quotidien (les femmes ne doivent pas être provocatrices, elles doivent éviter les zones à risque le jour comme la nuit, ne doivent pas porter de vêtements voyants, etc, la litanie est longue de ce qu'elles doivent faire ou pas).
Pour vous si...
- Vous cherchez une introduction au féminisme
- Vous êtes un grand fan de Nadine et Manu
Morceaux choisis
"J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf."
"Les femmes se diminuent spontanément, dissimulent ce qu'elles viennent d'acquérir, se mettent en position de séductrices, réintégrant leur rôle, de façon d'autant plus ostentatoire qu'elles savent que - dans le fond - il ne s'agit plus que d'un simulacre. L'accès à des pouvoirs traditionnellement masculins se mêle à la peur de la punition. Depuis toujours, sortir de la cage a été accompagné de sanctions brutales."
"Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n'était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l'être quand on les agresse. [...] Pagla nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu'elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu'il faut s'attendre à endurer si on est femme et qu'on veut s'aventurer à l'extérieur."
"Mais des femmes sentent la nécessité de l'affirmer encore : la violence n'est as une solution. Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions "masculines" et comprendre ce que "non" veut dire."
"Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l'ordre chaque fois qu'elles dérogent à la règle. Personne n'aime savoir à quel point il est lâche. Personne n'a envie de le savoir dans sa chair. Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser un homme s'il m'écarte les cuisses de force alors que cette même société m'a inculqué l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre."
"Echanger un service sexuel contre de l'argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. Preuve en est : si elles avaient le choix, les prostituées ne le feraient pas. Tu parles d'une rhétorique... comme si l'épileuse de chez Yves Rocher étalait de la cire ou perçait des points noirs par pure vocation esthétique. La plupart des gens qui travaillent s'en passeraient s'ils le pouvaient, quelle blague!"
"Après plusieurs années de bonne, loyale et sincère investigation, j'en ai quand même déduit que : la féminité, c'est la putasserie. L'art de la servilité. On peut appeler ça séduction et en faire un machin glamour. Ça n'est un sport de haut niveau que dans très peu de cas. Massivement, c'est juste prendre l'habitude de se comporter en inférieure."
Note finale
4/5
(très cool)
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