mardi 19 septembre 2017

Innocence, Eva Ionesco

Les procès intentés par Eva Ionesco à sa mère entre 2012 et 20015 ainsi que leurs rebondissements ont exposé sur la place publique une relation complexe, et ont posé la question de la licence artistique face au consentement de l'enfant utilisé dans ce cadre. Innocence est le premier roman d'Eva Ionesco, il est autobiographique, et apporte un éclairage un peu différent sur l'histoire de la petite fille d'antan.  


Libres pensées...

Alors que je lisais Innocence, j'ai discuté avec mon entourage du contexte dans lequel je découvrais le livre : le procès Ionesco était encore présent à mon esprit, notamment grâce à la lecture d'Eva il y a deux ans, lors de la parution du roman de Simon Liberati qui avait conduit à un nouveau procès, opposant l'époux d'Eva Ionesco à sa mère, qui ne voyait naturellement pas d'un bon œil l'intérêt de son beau-fils pour le passé d'Eva.
Une réaction a été récurrente, à l'évocation de tout cela : il y en a, du monde, qui s'est fait de l'argent sur le dos de cette femme.
Au moins, cette fois, c'est elle qui tient les rênes.

Je dois confesser que je m'attendais à un roman au style un peu criard, qui essaierait peut-être de poursuivre la confrontation à laquelle les procès ont donné lieu, de répondre à un besoin de faire entendre la voix tue jadis, de réclamer justice - parce qu'il arrive, sans doute, que la décision d'une cour d'appel ne suffise pas à faire la paix avec un tel passé.

J'ai donc été très surprise par ce que j'ai trouvé dans ce premier roman : une voix singulière, directe, un style incisif et oral qui m'a immédiatement immergée dans la jeunesse d'Eva, dans l'atmosphère très particulière qui régnait à l'époque, entre Vincennes, Saint-Mandé et le 12e arrondissement, où Eva a grandi près de sa mère et de sa grand-mère.

La confrontation entre Eva et sa mère constitue la toile de fond du roman, une tension insoluble qui se décline au fil des ans, tout comme l'attente du père, sa recherche désespérée, les tentatives nombreuses d'Eva pour se rapprocher de lui en dépit de la posture réfractaire de sa mère.

La relation entre Eva et Irina est à la fois complexe et dérangeante, car la petite fille semble ressentir une défiance continuelle envers sa mère, qui se transforme par moment en mépris, bien plus souvent en colère, voire en haine, avec ce sentiment de contrainte mêlé de légèreté, derrière certaines attitudes enfantines d'Eva qui se trouve être une enfant très seule, adulte avant l'heure. D'une certaine manière, le récit m'a fait penser à La maladroite, non par son style, mais plutôt par cet attentisme ambiant autour de l'enfant à la merci d'un parent nocif, dangereux.

J'ai été sensible au regard porté par la narratrice, à savoir Eva enfant, sur les événements qui surviennent, un regard farouche et parfois brutal qui ne verse pas dans la niaiserie, biais potentiel évident dès lors qu'un auteur écrit à partir d'un point de vue d'enfant.
Eva est consciente de son impuissance, elle apprend à user du chantage et des maigres armes dont elle dispose, et l'on voit à travers ses yeux un monde injuste, égoïste, frivole, incarné par des personnages aussi colorés qu'instables, auprès desquels elle fait facilement figure d'adulte.

Le parti pris à travers le choix narratif est évident, car Eva n'est pas tendre envers sa mère, de même que la figure du père semble idéalisée. Cependant, ce n'est pas ici le fait divers qui m'intéresse, pas le récit factuel d'une enfance abîmée, mais l'objet littéraire que tire l'auteur d'une expérience personnelle, la vérité et l'émotion qui en émanent.
Et, à cet égard, Innocence est un roman très réussi, qui évite les écueils du sensationnalisme et de l'écriture fade. Je lui ai trouvé au contraire beaucoup de cachet, et le recommande pour cela à tous les lecteurs qui seront sensibles à l'entreprise littéraire plus qu'à la tentation voyeuriste qu'offre sa lecture. 

Pour vous si...
  • Vous êtes un nostalgique de l'est parisien des années 70 ;
  • Vous appréciez une écriture vivante, orale ;
  • Vous êtes prêt à aborder le roman sans les préjugés qui accompagnent "l'affaire Ionesco".

Morceaux choisis

"_Regarde-moi oui sois très séductrice, Bibou à mort oui comme ça...
Elle a fait une petite tête, la bouche en cul de poule, les yeux renversés. On aurait dit un mime. J'avais l'impression d'avoir affaire à une inconnue.
_J'ai vu une robe à traîne, belle, toute brillante, je vais te l'acheter si tu es gentille.
J'ai imaginé une traînée de lumières électriques dans la nuit noire.
Elle m'a prise en photo, j'avais une crampe, j'ai changé de position.
J'ai fait plusieurs poses et chaque fois, j'étais séductrice."

"Ma mère allait montrer "mon sexe proéminent", "ma fleur venimeuse", "ma petite tirelire", bref, des parties tout à fait intimes de mon corps en évolution à des inconnus. Elle venait de décider ça avec Pinsson. Sans doute jugeait-elle que j'étais trop jeune et innocente pour émettre un avis qui puisse être considéré, c'était une manière de me préserver. De préserver ma joyeuse innocence."

"A mesure que je recherche mon père cela me semble de plus en plus clair, les femmes ont souvent besoin de retrouver leur innocence perdue et ce palais qui était cet été-là un refuge leur permettait d'accéder à une nouvelle jeunesse, une autre vie."


Note finale
4/5
(excellent)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire