Livre figurant parmi les coups de coeur des bibliothécaires de Paris en 2017, Ecrire pour sauver une vie a attiré mon attention. Son auteur, John Edgar Wideman, est un écrivain américain réputé, salué pour sa contribution à la compréhension du racisme et de la diversité, m'informe Wikipédia. Le sujet léger adéquat pour ce début d'année !
Libres pensées...
Wideman décide de revenir sur l'affaire Emmett Till, et, de fil en aiguille, se retrouve à écrire un livre sur le père de celui-ci, Louis Till.
Prenons un instant pour rappeler de quoi il est question.
En 1955, un adolescent de 14 ans, Emmett Till, est sauvagement assassiné.
Les deux principaux suspects, que les preuves accablent, sont finalement acquittés, à l'issue d'une délibération qui dure à peine plus d'une heure.
Le motif de leur acte, dont ils admettent par la suite être coupables par voie de presse, aurait été que le jeune garçon avait "sifflé", tenté de séduire la gérante d'un magasin, et épouse de l'un d'entre eux.
Une affaire ahurissante, qui, lorsque l'on se plonge dans les témoignages, n'aurait jamais dû se conclure de cette façon.
Un détail que j'ai gardé volontairement pour la fin : Emmett est noir, et la femme, blanche, tout comme les deux meurtriers, tout comme l'intégralité du jury qui les a jugés.
L'affaire est considérée aujourd'hui comme l'un des déclencheurs du mouvement des droits civiques, aux côtés de l'affaire Recy Taylor notamment.
Elle mérite à elle seule un livre, ou plusieurs, pour que l'histoire ne soit pas oubliée, dont Wideman est contemporain, puisqu'il avait 14 ans lui aussi lors du meurtre d'Emmett Till.
Néanmoins, il fait le choix de ne pas se centrer sur l'affaire, et d'aller investiguer un fait qui aurait influencé les jurés, à savoir la condamnation et l'exécution de Louis Till, père d'Emmett, en 1942, accusé ainsi qu'un autre soldat d'avoir violé deux femmes et d'en avoir tué une troisième en Italie.
C'est cet épisode qu'explore principalement Wideman, dans la mesure où il aurait fait pencher la balance en faveur d'une non révision du procès.
Ses recherches mettent en effet à jour la directive d'Eisenhower, diffusée peu avant les faits, de se montrer implacable dans le cadre des jugements en cour martiale, et de faire des exemples (en gros).
Louis Till en fait les frais, et il s'avère que le dossier qui l'accuse n'est guère solide, aux yeux de l'auteur : la famille attaquée chez elle dans le noir en pleine nuit dit n'avoir pas pu voir la couleur des vêtements des assaillants, mais est formelle quant au fait qu'ils étaient noirs. Ce n'est que l'une des incohérences les plus frappantes, selon lui.
Au-delà des éléments - jugés fragiles par l'auteur - qui ont conduit à l'exécution de ces deux hommes, Wideman met en lumière des statistiques glaçantes, selon lesquelles les hommes noirs, en particulier durant la période de la Seconde Guerre Mondiale, ont été surreprésentés dans la population des condamnés/exécutés, au regard de leur proportion dans l'armée. Un racisme persistant expliquerait que ces hommes aient été systématiquement suspectés et condamnés, là où d'autres, parce qu'ils étaient blancs, n'étaient pas inquiétés ou bénéficiaient de clémence. Des faits comparables, selon la couleur de ceux qui étaient dans le rôle des victimes ou des coupables, donnaient lieu à des procès à l'issue différente.
L'analyse menée par Wideman nous fait évidemment réfléchir, tout autant qu'elle nous fait frémir.
Peut-on penser que tout cela est révolu, qu'il n'existe plus aujourd'hui de discrimination raciale dans la justice, que le contrôle au faciès n'a aucun ancrage dans la réalité quotidienne ?
Certains schémas, intériorisés, sont déterminants dans le jugement que l'on porte sur une situation, et conduisent à d'inacceptables inégalités.
Le texte de Wideman n'est pas purement historique. Il mêle avec sensibilité des éléments issus de sa propre histoire, de sa propre famille, et prend en outre des libertés lorsqu'il ne reste aucune preuve tangible, avance des hypothèses. Sa démarche n'est pas fondamentalement scientifique (quand il juge des dépositions des femmes italiennes violées, il émet un avis, une opinion avant tout personnelle, qui se fonde sur son intuition plus que sur des indices factuels), mais elle nous entraîne dans une réflexion sociologique dont on ne pensait pas qu'elle était l'objet du livre, et qui est forcément salutaire.
Ecrire pour sauver une vie est donc un livre instructif et sensible, que l'on partage ou non les positions de l'auteur. Et quand bien même on ne s'accorderait pas sur la méthode qu'il emploie pour revisiter l'histoire, les constats qu'il en tire font écho à des situations tristement ordinaires, dans lesquelles nous avons tous une responsabilité.
Pour vous si...
- Vous avez apprécié des ouvrages comme Les faibles et les forts ou Les moissons funèbres
- Vous attendez d'un livre qu'il vous apporte des éléments de compréhension du monde.
Morceaux choisis
"Emmett Till est généralement considéré aujourd'hui comme un martyr des droits civiques, mais le procès scandaleux qui disculpa ses assassins et le rôle crucial que joua dans son déroulement le père d'Emmett sont quasiment gommés des mémoires. [...] D'un bout à l'autre des Etats-Unis, les tribunaux continuent encore et toujours à relaxer des assassins comme si les vies noires auxquelles ils ont mis fin ne comptaient pas."
"L'auteure de L'interprète, Alice Kaplan, s'appuyait sur les expériences relatées par Guilloux pour explorer le traitement systématiquement discriminatoire réservé aux soldats noirs dans les tribunaux militaires américains au cours de la Seconde Guerre Mondiale."
"Till rompit son sillence une seule fois, en réponse aux demandes répétées des agents qui lui réclamaient une déposition, et aurait alors dit à Rousseau : "Ca ne sert à rien que je vous raconte un mensonge pour aller ensuite en raconter un autre le jour de mon jugement", remarque dans laquelle je perçois clairement, de même que Rousseau aurait dû le faire, le raffinement igbo de Till, sa résignation, le sens de l'humour ironique, suranné, dont il fait preuve à propos du statut de la vérité dans un monde où toutes les vérités se valent jusqu'à ce que le pouvoir en choisisse une pour servir ses exigences."
"Les voix consignées dans le dossier ont été orchestrées de façon à n'entretenir une conversation qu'entre elles, conversation qui condamnait Till en excluant sa voix, conversation qui ne tenait aucun compte du silence de Till et s'interrogeait encore moins sur sa signification."
Note finale
3/5
(cool)
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