Les 68 premières fois me font découvrir aujourd'hui un premier roman intime, à la recherche d'un grand-père perdu.
Libres pensées...
Le premier roman de Marie Barraud a été largement plébiscité par la petite communauté à l'oeuvre derrière les 68 premières fois. Ce qui, de facto, crée une attente et une vigilance : sachant le succès rencontré, on n'attend rien moins que de ressentir à son tour le coup de cœur espéré, si bien que la lecture ne débute pas en terrain neutre.
L'auteur expose dès les premières pages l'objet de son récit : son grand-père Albert, déporté durant la Seconde Guerre Mondiale, n'est jamais revenu du camp de Neuengamme, laissant son épouse veuve et ses fils orphelins, Max et le petit Pilou, le père de l'auteur.
Face au silence opposé par ce dernier dès lors que le sujet affleure, Marie Barraud décide néanmoins, adulte, de partir à la recherche de cet absent qui hante à la fois l'histoire familiale et ce père auquel elle voue un amour proche de la vénération.
Pour cela, elle exhume les lettres, les traces de l'existence d'Albert, et reconstruit son histoire à partir des données collectées, ainsi que des témoignages de son oncle Max et de Roger Joly, un homme sauvé par Albert dans le camp et qui lui a ensuite survécu.
Une entreprise qui n'est pas vraiment neuve, car les projets de cet ordre fleurissent depuis des années, comme on a pu le voir avec le roman Appartenir de Séverine Werba, auquel Nous, les passeurs est souvent comparé, mais aussi bien d'autres encore.
Le roman de Marie Barraud se distingue par la façon dont elle dresse le contexte, dont elle parle de sa relation avec son père, et de l'importance, enfin, d'aller vers ce travail de reconstitution. Le lecteur est touché par la franchise de ton, par les sentiments décrits, et toute la tendresse qui émane du texte.
Par ailleurs, un autre atout du roman est de se pencher sur une figure particulière, car Albert Barraud a véritablement été un héro en son temps, prenant les plus grands risques pour sauver les hommes et les femmes qu'on lui confiait en tant que médecin, y compris lorsque ces derniers étaient promis à une exécution prochaine. On ne peut qu'être frappé par la réflexion autour de la vacuité de ses actes, dans la mesure où nombre d'entre eux ont néanmoins péri par la suite, en particulier dans le bombardement du Cap Arcona à bord duquel il se trouvait aussi.
Toutefois, certains ressorts utilisés par l'auteur ont contribué à créer une distance à la lecture, et m'ont semblé être des artifices qui desservaient son ambition, et installaient le lecteur dans une position désagréable de voyeur, comme par exemple l'inclusion, à la fin du récit, d'une lettre adressée à Marie par son père, qui est à mon sens tout à fait privée et ne devrait pas figurer dans le roman. C'est là toute la difficulté de l'exercice : faire un roman d'une histoire familiale implique de parvenir à créer un objet littéraire dont l'intérêt dépasse le cercle familial, or c'est un point que j'ai remis en question plusieurs fois au cours de la lecture.
De la même façon, l'épisode décrit en toute fin du récit voyant Marie et son frère se rendre sur les lieux de la détention de leur grand-père, et de sa mort, et l'interprétation que fait l'auteur de ce moment m'a donné le sentiment d'une mise en scène, comme si l'auteur avait voulu trop en faire et livrait finalement une vision exagérée confinant à l'expérience mystique.
Je ne partage donc pas l'engouement général suscité par Nous, les passeurs, mais il demeure cependant à mes yeux un récit intéressant présentant de très belles qualités.
Pour vous si...
- Vous ressentez un attrait pour les récits de type "généalogique", reconstituant la trajectoire d'un ancêtre.
Morceaux choisis
"La raison est d'autant plus rageante qu'elle n'a rien d'original ou d'exceptionnel : je suis une petite fille de trente-cinq ans qui voue à son père un véritable culte. Oui, je suis un stéréotype. Mais un stéréotype aux circonstances atténuantes. J'ose le croire.
Pour commencer, je suis une fille. Une "véritable" fille jusqu'au bout de mes longs cheveux parfaitement coiffés." (Ahhh Marie, Marie, tu tends tout de même le bâton pour qu'on t'en donne un coup... D'où te vient cette idée qu'il existerait des filles véritables et d'autres non véritables? Et cela semble s'exprimer dans la chevelure et l'amour du père? Et, pour couronner le tout, constituer une circonstance atténuante, parce que forcément, c'est une faiblesse congénitale contre laquelle il est inutile de se battre?... Une grande et belle vision féministe...)
"Un jour, on te mit à la porte du lycée. Tu étais allé trop loin, une fois de plus. Pour un pari stupide et cruel. Parce que tu avais déshabillé une pauvre fille myope, gauche et un peu grosse." (Comment te dire que la formulation de ce passage me laisse circonspecte... Devant un tel récit, on réagit, on s'offusque, on ne se contente pas d'accoler des adjectifs à "fille" comme s'il s'agissait de minimiser la faute - après tout, en étant myope, gauche et grosse, la vie avait déjà fait de cette "pauvre fille" une victime, non? Moins grave que de déshabiller une fille avec une bonne vue, adroite et mince?...)
"Pendant soixante-cinq ans, Albert a attendu. Seulement jamais ce jour n'est arrivé. Jamais cet enfant ne lui a pardonné. Le petit garçon a grandi, il est devenu un homme, et avec le temps, sa colère s'est installée en lui plus profondément encore. Elle est devenue sa compagne, son amie."
Note finale
2/5
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