mardi 13 février 2018

L'obscure clarté de l'air, David Vann

Vous connaissez mon amour irraisonné pour David Vann, cet écrivain américain chantre de la relation de l'homme à la nature, de la bestialité humaine dissimulée, auquel on doit  le chef d'oeuvre Sukkwan Island, ou encore Goat Mountain et, plus récemment, Aquarium. L'obscure clarté de l'air est son dernier petit. 


Libres pensées...

Pour Jason, Médée a tué son frère et l'a dépecé, lançant à la figure de son père des morceaux de son corps, sa propre chair trahie. Elle invoque Hécate, défie les dieux, est redoutée de tous, y compris de son mari, tour à tour magicienne et esclave, celle qui punit, qui trahit, qui est méprisée et reniée, celle qui aime Jason et lui sacrifie tout, jusqu'à ce qu'il se détourne d'elle, en épouse une autre, entreprenne de lui voler leurs enfants. Alors, alors, Médée commet l'irréparable.

David Vann repousse encore les limites du dicible. Il nous terrassait avec Sukkwan Island, nous écoeurait avec Impurs, se jouant des interdits, des tabous, nous donnant à voir ce que les sociétés occidentales ont circonscrit à l'ombre, décrivant l'inacceptable, nous interrogeant sur la moralité, sur le bien et le mal, surtout sur le mal.

Avec L'obscure clarté de l'air, il se saisit d'un mythe odieux, l'histoire de Médée assassinant ses enfants, l'acte symbolique et physique le plus extrême, supposé le plus contre-nature provenant d'une mère, s'attaquant aux fondements de la société, aux conditions mêmes de sa pérennité. Médée est sans doute, de toute la mythologie, l'une des figures les plus honnies, les plus dérangeantes, plus encore que Phèdre.
Etant donné le goût de Vann pour les tabous, il n'est donc, d'une certaine manière, pas étonnant de le retrouver ici.

Son écriture change encore ; elle s'était faite plus accessible dans Aquarium, elle est ici acérée, pointue, elle nous fait violence tout autant que les actes de Médée. Et pourtant, elle resplendit également, donne au mythe l'étoffe qu'il mérite, un écrin à sa mesure.

Sous la plume de Vann, Médée n'est pas la femme cruelle et sans coeur que l'on aurait pu croire. Amoureuse, libre, révoltée, païenne, oui. Elle va jusqu'à dire qu'il n'est pas de dieux, elle qui a pourtant gagné les faveurs d'Hécate, elle remet en cause la fatalité divine, elle crée la possibilité du libre-arbitre. Face à la tragédie, Médée trahit son humanité, et lui donne un autre visage, car elle lui confère soudain la liberté.

On peut, bien sûr, s'arrêter à cette aridité, cette charge violente qui se dégagent de ces pages, mais ce serait passer à côté d'une interprétation puissante et audacieuse, porteuse de vérité et de sens.

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas fan des versions polissées des mythes antiques, et aimez quand ça heurte.
  • Vous trouvez qu'on ne rend pas assez justice à Médée. 

Morceaux choisis

"Un nouveau monde, ou une ouverture dans l'ancien.
Elle ne trouve plus les constellations, ces formes familières.
En regardant les étoiles en contrebas, elle découvrira peut-être un nouveau dieu, tout comme les premiers dieux furent découverts en observant le ciel. Un dieu est tout ce qui demeure inatteignable."

"Quel mythe résiste, lorsqu'on est agenouillée dans la dépouille dépecée de son frère ? Qu'on lui a tranché la gorge soi-même ? Quelle histoire peut bien nous guider si l'on est capable de tout trahir ?"

Note finale
4/5
(très bon, mais un poil traumatisant)

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