vendredi 29 avril 2016

City on fire, Garth Risk Hallberg

Le premier roman de Garth Risk Hallberg (GRH pour les intimes, et tous ceux qui trouvent le nom imbitable) a fait beaucoup parler de lui, sans même attendre sa publication. 
Il faut dire que son destin est plutôt unique, et très envié, dans le monde fabuleux de l'édition moderne : l'auteur, inconnu, a reçu de la maison d'édition Knopf la modeste somme de deux millions de dollars en échange des droits de publication, et ce alors même que son roman n'était pas achevé. L'histoire a fait son chemin, et a garanti des débuts faramineux à ce trentenaire pour lequel la guerre des éditeurs a fait rage (de quoi rendre vert de jalousie la cohorte des wannabe writers qui n'ont eu droit qu'à la lettre type des grandes maisons, et au courrier gratuitement venimeux et malveillant du Dilettante - Bisous Marie Dubos).
Alors, oeuvre de génie, ou pur produit marketing?
La réponse en quelques lignes. 



Le synopsis

Le roman présente le parcours de plusieurs protagonistes, à partir de Noël 1976, à New York : la famille Hamilton-Sweeney, en particulier William et Regan, les deux héritiers ; Mercer, le petit-ami de William ; Keith, l'époux de Regan avec lequel elle vient d'entamer une procédure de divorce ; Sam, la jeune maîtresse de Keith ; et Charlie, son meilleur ami, et secrètement amoureux d'elle.
Le soir du réveillon, des coups de feu se font entendre dans Central Park, et le corps inanimé d'une jeune fille est retrouvé.
C'est ce drame qui va constituer le point de départ du roman, autour duquel vont graviter tous les protagonistes.

Mon avis

J'ai encore un mal fou à réaliser que j'en suis venue à bout...
Pour tout vous dire, mon expérience de lecture est relativement mitigée!

Il faut d'abord reconnaître à l'auteur un talent indéniable : produire un tel roman n'est pas à la portée du premier quidam venu, et ce à plusieurs titres :

  • La structure du récit est solide et efficace : l'élément déclencheur n'intervient certes pas immédiatement, mais à un stade où les différents protagonistes ont déjà été identifiés, si bien que l'intrigue prend (il faut pouvoir patienter jusque-là). L'alternance entre les différents parcours et les liens qui se tissent petit à petit entre les uns et les autres permet d'appréhender au fil des pages une vision globale de l'histoire, le réseau des relations et les préoccupations spécifiques des uns et des autres. 
  • Les personnages incarnent des visages différents et ont des histoires personnelles qui renforcent leur densité : le spectre de ces visages est relativement étendu, depuis Charlie, Samantha, mais aussi Nicky et SG, qui nous font découvrir les milieux adolescents et alternatifs de l'époque, jusqu'à Keith et Regan, figures beaucoup plus classiques, qui partagent avec nous les aléas de leur mariage, ou même William, plus insaisissable, héritier qui sombre dans l'addiction en dépit de l'amour et du soutien de Mercer, qui est quant à lui un brave garçon ;
  • Le style est bon : le vocabulaire est riche, on ne peut pas taxer l'auteur de facilité ; il y a de l'ambition y compris dans la façon d'écrire de ce dernier, car l'écriture est visiblement travaillée;
  • Au-delà de ces ingrédients, l'auteur parvient à capturer et à peindre une atmosphère singulière, à restituer une expérience vivace de New York dans les années 1970, servie par les nombreuses références qui donnent corps au récit (qui n'en manquait déjà pas) et cultivent sa complexité.

Cependant, je ne me suis pas laissé complètement séduire par City on Fire, pour les motifs suivants :

  • Le rythme : la matière se révèle par moment étouffante, et ne contribue pas toujours de manière directe et incontestable à l'intrigue. Il faut s'armer de patience pour venir à bout du roman!
  • Les personnages : s'ils sont denses, comme mentionné plus haut, ils ne sont pas forcément attachants pour autant, et j'ai peiné à trouvé de l'intérêt à Samantha, Charlie et leur bande, mais aussi à William ou à Amory, qui aurait gagné, à mon sens, à être constitué en personnage plus central qu'il ne l'est, car ses traits principaux étaient tout à fait dignes d'être plus développés;
  • Le style : si l'on ne peut pas lui reprocher techniquement grand chose, il m'a semblé parfois manquer d'âme, sans doute parce que les références me parlaient peu, que je ne suis pas fine connaisseuse de New York, et que je m'attendais à me sentir davantage "connectée" avec les protagonistes. De fait, alors que j'ai clairement souvenir de passages prouvant le contraire, j'ai comme le sentiment de n'avoir pas été traversée par des émotions vives en lisant.
City on Fire est à mon sens un roman prometteur, et surtout, audacieux (ce qui est en soi très précieux, dans la jungle des romans sans prétentions qui ne cesse de s'étendre au-delà des frontières du raisonnable). Peut-être pas le chef d'oeuvre entrevu, mais une fresque très honnête, et, pour un premier roman, relativement exceptionnelle.

A relire dans quelques années ?

Pour vous si...
  • Vous raffolez des pavés (970 pages, Messieurs Dames...)
  • Vous êtes un amoureux de New York et de son histoire récente (cinquante dernières années)

Morceaux choisis

"Cela dit, ce n'est plus la même ville maintenant, ou bien les gens sont en quête d'autres choses. Sur Union Square les buissons qui abritaient les transactions de la main à la main n'existent plus, ni les cabines téléphoniques d'où on appelait son dealer. Hier après-midi, quand j'y suis allé pour me changer les idées, un spectacle de danse moderne au tempo lent faisait un tabac sous les arbres revitalisés. Des familles tranquillement assises sur des couvertures baignaient dans une lumière lie-de-vin. On voit ces trucs-là partout aujourd'hui, l'art de rue se distingue difficilement de la vie de rue, ces voitures à pois sur Canal Street, ces kiosques à journaux enrubannés tels des paquets-cadeaux. Comme si les rêves se résumaient à des articles référencés dans un catalogue d'expériences disponibles. Curieusement, cependant, la possibilité de satisfaire son moindre désir - la profusion qu'offre à profusion la ville aujourd'hui - tend à vous rappeler que ce dont vous avez réellement faim, c'est précisément ce que vous ne trouverez jamais là-bas."

"_Je peux revenir? demanda Charlie.
Le sourire de Nicky fut de toute beauté - une déchirure artistique dans le denim du temps.
_Oh, bien sûr. Oh, absolument. On attend ton retour, Prophète. Une fois que tu en es, tu en es."

"Ce dont ils firent l'autopsie, d'une voix étouffée, fut le mariage lui-même. Ou plutôt, de deux mariages : sa version à lui et celle de Regan. A tour de rôle, ils égrenèrent jusqu'au dernier grief, comme s'ils marchaient sur des charbons ardents, jusqu'à ce que la douleur parût presque rassurante (Au moins là, la douleur, la répétition, ils étaient encore ensemble)."

"Cette ville n'était-elle pas la somme de chaque petit égoïsme, de chaque ignorance, de chaque acte de paresse, de défiance et de malveillance jamais commis par chacun de ceux qui y vivaient, ainsi que de tout ce qu'elle avait aimé, elle?"


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 28 avril 2016

Hamaguri, Aki Shimazaki

Je poursuis mon exploration de la série d'Aki Shimazaki, Le poids des secrets, initiée avec Tsubaki et Tsubame.
Apparemment j'ai réussi à me vautrer, puisque Hamaguri serait le tome 2, et non le tome 3, et Tsubame viendrait donc ensuite.
Bref, après ce petit amalgame, allons retrouver les chers protagonistes des deux autres tomes, qui dévoilent dans Hamaguri une nouvelle facette.



Le synopsis

Hamaguri est le récit de Yukio, demi-frère de Yukiko et fils de Mariko et du père de Yukiko (tout le monde suit?).
Yukio raconte son enfance auprès de sa mère, et l'absence de son père disparu avant sa naissance. Il se souvient d'ELLE, la petite fille qui jouait avec lui et qu'il avait promis d'épouser.
Lorsque Monsieur Takahashi rencontre sa mère et adopte Yukio, il met fin à la situation indigne dans laquelle vivaient Yukio et sa mère, et aux moqueries et insultes dont Yukio faisait l'objet de la part de ses camarades d'école.
Devenu adolescent, il fait la rencontre de Yukiko et de sa famille, à Nagasaki, et tombe amoureux de Yukiko.
Après le bombardement de la ville, Yukiko lui annonce qu'elle ne veut plus le revoir.
Des décennies plus tard, alors que sa mère est mourante, Yukio repense à Yukiko, et entrevoit peu à peu la vérité dissimulée dans son passé.

Mon avis

La série de petits romans livrés par Aki Shimazaki se révèle toujours aussi prenante et surprenante.

Cette fois, l'histoire est contée au travers des yeux de Yukio,et l'on en apprend davantage sur son enfance, sa relation avec sa mère, et l'ombre qui plane là où son père naturel devrait se tenir.

On retrouve Yukiko et ses parents, qui apparaissent d'abord relativement neutres dans le regard innocent de Yukio, puis l'on observe avec impuissance ses sentiments pour Yukiko éclore, et le silence de sa mère se prolonger, y compris après la mort de son père, et jusqu'au lit de mort de cette dernière.

Les références faites au passé de sa mère ont un écho particulier lorsque l'on a déjà lu Tsubame, qui raconte le parcours de Mariko, et peut constituer, pour quelqu'un qui ne l'aurait pas encore lu (ie en respectant l'ordre des tomes), une zone d'intérêt à explorer par la suite.

J'ai été étonnée de constater que le caractère de Yukio était relativement exempt d'émotions vives, si ce n'est cet attachement qu'il conçoit pour Yukiko, et certaines réactions enfantines à l'égard de Monsieur Takahashi lorsque ce dernier épouse sa mère.

Par ailleurs, il y a dans le récit une fatalité qui imprègne les lignes, car l'on sait déjà l'issue de cette histoire, et il est terrible de voir Yukio tomber amoureux, s'interroger, s'attrister et souffrir de l'éloignement de Yukiko dont il ignore le motif.

En conclusion, Hamaguri m'a semblé moins coloré et captivant que Tsubaki et Tsubame, notamment du fait du caractère paisible de Yukio, mais demeure toutefois un bon roman, qui propose une expérience de lecture intéressante de par sa complémentarité avec les autres tomes de la série.


Pour vous si...
  • Vous vous intéressez aux différents regards portés sur une même histoire, et pensez qu'il peut être intéressant d'explorer, à tour de rôle, le point de vue des principaux protagonistes d'un récit
  • L'histoire de Tsubaki et de Tsubame ne vous a pas laissé indifférent

Morceaux choisis

"Je prends deux coquilles et j'essaie de les joindre, mais elles n'appartiennent pas à la même paire. Je les dépose par terre. ELLE continue. Puis, ce sera mon tour. Ainsi, nous répétons le même jeu jusqu'à ce que nous ayons reformé les dix coquillages.
Aujourd'hui, ELLE a trouvé sept paires et moi, j'en ai trouvé trois. ELLE m'a dit : "Chez les hamaguri, il n'y a que deux parties qui vont bien ensemble". "


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 26 avril 2016

Tsubame, Aki Shimazaki

Je vous avais promis de poursuivre mon exploration de l'oeuvre d'Aki Shimazaki, après la découverte de l'excellent Tsubaki. 
Voici donc le deuxième tome de la série, Tsubame (je sais, vous aussi commencez à détecter comme un pattern dans les titres...).


Le synopsis

On retrouve dans le roman Mariko, mère de Yukio et maîtresse du père de Yukiko que nous avions découverts dans le premier tome. Cette fois-ci, elle est la protagoniste, et nous livre son plus grand secret : les origines coréennes de sa famille.
Enfant, elle a vu disparaître sa mère et son oncle lors du tremblement de terre de 1923, période durant laquelle les Coréens ont été traqués et exterminés par les Japonais.
Confiée à un prêtre, la petite Yonhi devient Mariko, et ne révélera jamais à quiconque son nom coréen, pas même à son époux, ni à son fils.

Mon avis

J'ai été prise, à la lecture de Tsubame, du même envoûtement que celui ressenti en lisant Tsubaki.

La même écriture franche et dépouillée parvient à absorber le lecteur et à transmettre des sentiments profonds, ici ayant trait à l'identité, au rejet, à la peur de devenir apatride.

L'épisode conté par Tsubame m'était tout à fait inconnu, aussi a-t-il été édifiant d'en apprendre davantage sur le sort des Coréens au Japon durant cette première moitié du XXe siècle, et de savoir qu'ils étaient considérés et traités comme des étrangers, au point de devenir la cible de la haine de ces derniers, et de devoir vivre cachés pour le restant de leurs jours, sous peine de se retrouver stigmatisé et sans patrie.

Le mystère qui entoure la disparition de la mère et de l'oncle de Yonhi/Mariko est prétexte à revisiter l'Histoire, et à tâcher de comprendre ce qu'a pu être le sort de ces Coréens ayant fui leur pays, et devenus indésirables dans celui où ils s'étaient installés.

On retrouve les figures déjà croisées dans le premier tome, Yukio, Yukiko, Monsieur Takahashi, et cela est saisissant, dans la mesure où l'on sait ce qui se cache derrière la mort du père de Yukio notamment. Ce choix narratif est très réussi, et permet de creuser une figure de Mariko qui restait mystérieuse dans le récit rapporté par Yukiko à sa fille dans Tsubaki.

Je suis donc plus qu'enthousiaste à l'idée de poursuivre la série, et de découvrir l'histoire de nouveaux personnages dans le prochain tome, Hamaguri...

Pour vous si...
  • Vous vous êtes laissé captiver par Tsubaki
  • Vous vous posez des questions sur les liens qui peuvent exister entre Coréens et Japonais (et oui, il y a des gens qui sont curieux)

Morceaux choisis

"Je ne parle à personne de mon origine. Mon fils croit, comme autrefois mon mari, que ma mère et mon oncle sont morts pendant le tremblement de terre, en 1923. La défaite du Japon et l'indépendance de la Corée n'ont rien changé à l'attitude des Japonais contre les Coréens au Japon. La discrimination est toujours là. Avoir du sang coréen cause des soucis insolubles. Je ne pourrai jamais avouer l'histoire de mon origine à mon fils et à sa famille. Je ne veux absolument pas que notre vie en soit perturbée."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 25 avril 2016

Avril dans les salles noires - Deuxième partie

En début de mois, je vous avais proposé de découvrir trois spectacles qui sont actuellement donnés à Paris.
L'article d'aujourd'hui vient compléter la série, en vous présentant trois nouvelles pièces qui vont de l'opéra au théâtre, et réservent de jolies surprises.

1. Rigoletto à l'Opéra Bastille

Les marketeurs de Bastille se sont lâchés! Résultat : l'affiche donne vaguement envie de vomir

Rigoletto fait partie du répertoire des grands opéras italiens. Chef d'oeuvre de Verdi, dont le livret s'inspire d'une pièce très noire de Victor Hugo (Le roi s'amuse), il regroupe certains des airs les plus connus en matière d'opéra : La donna e mobile et Caro Nome font partie des "tubes" dans le registre, et ont largement dépassé les frontières du genre (il faut dire que le premier était d'inspiration populaire, et non une création originale de maître Giuseppe).

En lisant le synopsis, on constate que tous les ingrédients sont réunis pour donner du grand spectacle: la lutte des classes (une interprétation un peu libre de ma part de ce qui se joue entre le bouffon du roi, Rigoletto, et les courtisans, ces nantis qui se contorsionnent devant le roi pour obtenir ses faveurs et que le bouffon se plaît à tourner en ridicule), l'amour (passion et filial), la trahison, la méprise, et pour finir, une sorte de quiproquo tragique qui fait verser dans le burlesque cher à Hugo, et qu'il défend avec panache dans la fameuse préface de Cromwell (ironiquement plus célèbre que la pièce en elle-même, comme quoi, cela peut valoir la peine de se fendre d'un ou deux commentaires pour introduire sa production). Le spectacle est, à mon sens, le plus sombre de l'opéra, autant y être paré!

Le grand coup de génie de la production qui passe actuellement à Bastille réside dans le décor : un vieux bonhomme fardé en clown s'avance sur le devant de la scène, explore le contenu d'un carton dont il extirpe plusieurs effets, jusqu'à une longue robe blanche maculée d'une traînée rouge.
Derrière, les décors se meuvent jusqu'à former un rectangle dont l'allure rappelle celle du carton. Les personnages entrent sur scène, comme si l'on pouvait voir ainsi ce que l'homme se remémore en contemplant la boîte abîmée sous ses yeux. C'est son histoire tragique qui se joue devant nous.

On reconnaît le bouffon, les manières sirupeuses des courtisans qui voudraient l'humilier parce qu'il n'est rien, et se retrouvent à leur tour tournés en dérision par l'humour subversif du vieil homme.
Le duc est, quant à lui, charmant, et accusé dès les débuts de méfaits dont le bouffon y compris le protège, jouant les intermédiaires avec Monterone, dont la fille a été séduite par le duc.

Les rumeurs se font entendre, il semblerait que le bouffon ait une maîtresse... Un tableau plus loin, paraît Gilda, la fille de Rigoletto, innocente et douce, qui fait le bonheur de son père, mais aussi son plus grand malheur : ce dernier lui interdit de sortir, craint ce qu'il pourrait lui arriver si la cour apprenait son existence, l'occasion rêvée de se venger des moqueries qu'il inflige aux nantis persuadés qu'un bouffon est infâme s'il les prend pour cibles.

A ce stade, on découvre avec joie l'agilité vocale de l'interprète de Gilda, et la puissance de Rigoletto. Le superbe Caro Nome laisse le public transi de grâce.

Et puis, les choses tournent au vinaigre : Gilda est enlevée, avec le concours de son père que les courtisans ont trompé, et qui croit contribuer à l'enlèvement de la femme de Ceprano.

Lorsque débute l'acte II, les courtisans masqués et tout de noir vêtus apparaissent sur l'escalier de marbre, la scène est visuelle et magnifiquement orchestrée.


Gilda disparaît avec le duc, tandis que Rigoletto vient réclamer sa fille, suppliant qu'on la lui rende, s'humiliant pour cela, renonçant à toute dignité.
Pour finir, elle lui est rendue, sa pureté en moins (surprenant de voir que le papa ne se réjouit pas, Gilda avait pourtant l'air bien consentante et très éprise du duc!).
Je vous laisse vous figurer l'acte 3 : le duc a délaissé Gilda, il courtise déjà d'autres femmes, chantant leur versatilité (le très fameux La donna e mobile, en voilà un qui ne manque pas de culot, saleté de duc), et affligeant Gilda au-delà du supportable.
Rigoletto mandate un assassin (plus facile à trouver qu'un DoMac dans le 12e, visiblement) pour se venger du duc, ordonnant au passage à sa fille de rejoindre Vérone.
Mais comme Gilda est passée du côté des grandes filles, elle décide bien sûr de désobéir à son paternel (rien ni personne ne semble lui montrer le moindre respect, pauvre homme), et de sauver son amour de duc au prix de sa vie, dans une mise en scène qui n'est pas sans rappeler vaguement l'effroyable pièce de Camus, Le Malentendu. Ah bah déso, c'était une méprise. Sans rancune.

A ce stade, vous savez tout ou presque sur cet opéra-roi. Ce que vous ignorez encore, c'est le casting de folie : la performance des chanteurs et de l'orchestre est tout simplement remarquable.
J'ai eu la chance d'assister à la deuxième représentation de Rigoletto de cette saison, et je peux vous dire que le public était en feu comme dans un concert de rock, l'ovation finale a duré plus d'un quart d'heure, les gens hurlaient, tambourinaient des mains à tout rompre, c'était fou.

Tout ça pour vous dire : voilà du très grand spectacle.
Ça se passe à l'opéra Bastille jusqu'au 30 mai.
Si vous en avez l'opportunité, foncez!

2. Anna Karénina, au Théâtre 14 


Je vous préviens tout de suite : les représentations sont terminées, la pièce ne passe malheureusement plus au théâtre 14!
Mais je vais tout de même vous raconter.

D'abord, il me faut confesser une lacune : je n'ai jamais lu Anna Karénine (Bouh! Shame!!).
Voilà donc l'occasion rêvée de découvrir l'histoire sans en passer par les 900 pages de Tolstoï (ou, du moins, de savoir s'il y a appétence au demeurant).

La trame est d'apparence tout à fait tolstoïenne, d'ailleurs : Anna est mariée à Alexis Karénine, un vieil homme riche qui se montre aimant (mais périmé). 
Anna est dévouée à son mari et à leur fils Serge, jusqu'à ce qu'elle croise à la gare le comte Vronski, jeune officier à la réputation quelque peu légère, si ce n'est sulfureuse. Lors d'un bal donné quelque temps plus tard, elle le croise de nouveau, et il lui dévoile les sentiments qu'elle lui inspire.

Anna finit par se laisser conquérir par Vronski, et se retrouve rapidement déchirée entre toutes les valeurs auxquelles elle pensait croire (comme la fidélité, cette broutille surfaite), sa vie de famille calme et établie, et la fougue de sa relation avec Vronski.
Partant, elle se retrouve en proie à toutes les galères imaginables : elle tombe enceinte, accouche d'une petite fille et frôle la mort au passage, tombe malade, bref, rien n'est simple, si bien que son mari, qui s'est montré présent et solide durant ce passage difficile, lui apparaît comme le meilleur parti.
Mais voilà, elle recroise Vronski incidemment plusieurs mois plus tard, et rebelote, ils décident de s'enfuir, et elle vit à partir de là comme une femme que la haute société veut éviter de fréquenter, parce qu'elle a quitté son foyer pour vivre auprès du compte en tant que compagne officieuse, et elle est assez malheureusement assez naïve pour être surprise des réactions du beau monde. Peu à peu, elle sombre dans l'addiction à la morphine, dans la folie, et pour finir, se suicide.

En parallèle, se déroule l'histoire beaucoup plus réjouissante de Lévine et Kitty, mal partie d'abord puisque Kitty était éprise de Vronsky, et a éconduit Lévine, mais qui prend un beau tournant lorsque Lévine et Kitty se retrouvent plus tard, réalisent qu'ils s'aiment, et décident de se marier.

La mise en scène a de quoi surprendre : l'histoire nous est contée sous la forme d'un dialogue entre Anna et Lévine, alors même qu'ils ne font connaissance que dans la dernière partie de la pièce. Ce procédé est assez déroutant, mais efficace, car renforce le rapprochement qui peut être fait entre leurs deux parcours, Lévine d'abord désespéré puis heureux en ménage auprès de Kitty, Anna initialement sereine dans un foyer sans histoire, puis en proie à mille tourments lorsqu'elle choisit Vronski.

La troupe est d'ailleurs très convaincante, et les différents personnages très incarnés.

A mon sens, le seul bémol vient du personnage d'Anna Karénina, qui s'apparente vite à une insupportable geignarde, une chieuse comme on n'en fait plus, et dont on se demande comment est-ce qu'un homme peut réussir à la supporter. 
Entendez-moi bien : son choix n'est pas des plus simples, loin de là. Le problème, c'est qu'une fois qu'elle l'a fait, elle ne peut s'empêcher de voir le noir partout, et provoque précisément ce qu'elle redoute plus que tout (que Vronski cesse de l'aimer), alors que, justement, sa situation reste soutenable : Vronski s'avère ne pas être l'homme léger que l'on craignait, il donne à Anna tous les signes d'amour qu'elle pourrait espérer, reste à ses côtés et ne se débarrasse pas d'elle lorsque sa famille l'exige, il se montre in fine un compagnon honnête.
C'est clairement Anna qui déraille, qui pleurniche, qui veut le beurre et l'argent du beurre ("je te quitte parce que je t'ai trompé, et je ne demande qu'une minuscule chose : que tu me permettes de partir avec notre fils adoré. Des bisous."), et sombre pour finir dans la plus regrettable hystérie.

Quand Anna rencontre Kitty, elle en profite pour bitcher sur son mari. Sympa.

Vous comprendrez que je n'ai pas ressenti beaucoup d'empathie pour Anna et son triste sort ; en revanche, je me pose de sérieuses questions sur les raisons pour les goûts des hommes.
Serait-il donc vrai qu'ils préfèrent les chieuses?


3. Les spectacles d'improvisation de la Ludi


Last but not least, j'ai eu le plaisir de découvrir les spectacles d'improvisation de la Ludi, aka Ligue universitaire d'improvisation théâtrale. 
Ce soir-là, c'était une soirée spéciale Île-de-France, au cours de laquelle se sont affrontées trois équipes de trois personnes, aux noms improbables et aux cris de guerre parfois coriaces. 

Le principe est le suivant : avant le début du show, chaque spectateur soumet un thème qu'il rédige sur un bout de papier ; pour chaque saynète, un papier sera tiré au sort, et les équipes auront quelques secondes pour se préparer avant de proposer leur histoire.

L'exercice est proprement impressionnant : certains thèmes relèvent parfois de la gageure (votre humble serviteuse a d'ailleurs eu le grand bonheur de voir son thème tiré au sort : "Fichier Excel", c'était cadeau), mais les équipes se plient avec talent à la demande du public.

A la fin de chaque scène, les spectateurs hurlent le cri de guerre de l'équipe qui les a convaincus, et celle qui emporte à l'oreille le plus fort suffrage remporte la manche ; l'équipe en repos vient alors se confronter aux vainqueurs.

Le spectacle a duré 1h30, au cours de laquelle on a tout vu!

Bien sûr, certains sketchs sont moins réussis que d'autres, mais globalement, le niveau est très bon, et le public hilare. Il faut dire que les acteurs parviennent à faire rire même sur un thème muet, en faisant intervenir principalement des cravates, ce qui n'est pas peu dire...
Chaque comédien semble avoir sa spécialité, et excelle dans certains rôles, mais au-delà de ces préférences, les fils narratifs sont très variés, et évoluent souvent de manière loufoque de sorte que l'on ne sache pas à l'avance où l'histoire va nous mener (la question demeure : les comédiens le savent-ils de leur côté??).

Je suis donc absolument impatiente de renouveler l'expérience, et vous encourage vivement à vous laisser tenter!

vendredi 22 avril 2016

L'amie prodigieuse, Elena Ferrante

Le roman dont je vais vous parler aujourd'hui a été publié l'an passé, par un auteur à l'identité énigmatique, connu sous le pseudonyme d'Elena Ferrante. Parvenir à maintenir un tel secret est déjà remarquable, à l'heure de la médiatisation des auteurs qui apparaissent dans des émissions de télé, de radio, dans la presse, dans les magazines de toutes sortes, et sont très présents sur les réseaux sociaux également. Ce halo de mystère qui entoure Elena Ferrante est en soi déjà très romanesque.
Le synopsis de L'amie prodigieuse a achevé de me séduire, d'autant plus qu'il ne s'agit que du premier tome d'une série de plusieurs romans, dédiée à l'amitié entre deux femmes à travers les âges de leur vie.




Le synopsis

Au cœur de Naples, deux petites filles se lient d'amitié, Elena et Lila, qui grandissent côte à côte dans un quartier pauvre de la ville, où la violence habille le quotidien au point que nul ne s'en émeuve plus, et qu'il faille toujours compter avec elle.
Alors que Lila rejoint la cordonnerie de son père, Elena poursuit ses études au collège ; pourtant, les aptitudes de Lila et son aura se développent au point de la rendre solaire pour tous ceux qui croisent son chemin.
En dépit de leurs routes divergentes, Elena et Lila partagent les rêves, les illusions, les déceptions, la rancœur, la jalousie, les doutes, la colère et le plaisir qui font l'existence des adolescentes dans ce milieu déshérité.

Mon avis

S'il y a une chose que je dois dire, c'est que je ne m'attendais pas à une telle pépite!
Il faut dire que la couverture m'invitait plutôt à me figurer un roman léger, bien marketé, et, partant, peu profond.
Autant de regrettables préjugés qui se sont délités en chemin, car le roman d'Elena Ferrante (ou quel que soit l'auteur) m'a époustouflée.

L'atmosphère qui règne est magistralement rendue : dès les premières lignes, le lecteur est projeté dans la Naples d'il y a plus d'un demi-siècle, et imagine les rues, la saleté, la violence bien sûr, mais aussi la vie, les voix et le bruit qui dominent le reste, l'agitation, la fièvre adolescente qui prend les visages de tous les protagonistes.

Il faut dire que la narratrice, Elena, est un personnage dont il est aisé de se sentir proche, parce qu'en dépit de sa réussite scolaire qui peut bien entendu être clivante, elle expose sans fard des préoccupations parfois futiles, des troubles que l'on ne connaît qu'à l'adolescence, des pensées qui peuvent être étroites, notamment lorsqu'il s'agit de son amie Lila, à laquelle elle est attachée, mais avec laquelle elle cultive un lien ambivalent, balloté au gré des rivalités, des petites vilenies du quotidien, de l'envie, de l'égoïsme.
L'amitié résiste aux temps difficiles, et le fil qui relie Lila et Elena ne se perd jamais.

Autour d'elles, gravite un monde de personnages qui ont leur singularité propre, et qui frappent de par leur force de vie, et leurs faiblesses toutes humaines : on partage viscéralement la répulsion qu'inspirent Donato Sarratore et les frères Solara, on est peiné par l'égarement qui emporte Rino, par la révolte de Pasquale, par l'amour transi et jaloux des garçons qui entourent Lila, par les émois et les questions qui taraudent Linu et Lila.

L'intrigue est déroulée avec brio, je n'ai pas été traversée par le moindre sentiment d'ennui, au contraire le roman m'a paru rythmé, sans pour autant obéir à la tyrannie d'un storyboard mécanique et impatient. Je me suis délectée à la lecture des descriptions de Naples, d'Ischia, des milieux sociaux qui se croisent ça et là, des espoirs et des incertitudes des uns et des autres. Les ambiguïtés des relations qui unissent les différents protagonistes sont également relatées avec une grande subtilité, exposant les paradoxes de l'âme humaine, tout ce qu'il peut y avoir d'indécis et cependant d'avide dans les aspirations d'adolescentes issues des classes populaires.

C'est donc avec la plus grande impatience que j'envisage de me plonger dans le deuxième tome de la série, pour découvrir ce que l'avenir réserve à Lila et Elena...

Pour vous si...
  • Vous appréciez les romans qui passent avec succès le test de Bechdel transposé au monde merveilleux de la littérature
  • L'ambiance napolitaine de la fin des années 1950 revêt dans votre imaginaire un attrait particulier

Morceaux choisis

"Lila apparut dans ma vie en première année de primaire, et elle me fit tout de suite impression parce qu'elle était très méchante."

"J'eus l'impression, à la façon dont elle se servait de moi et dont elle manipulait Stefano, qu'elle se débattait pour trouver, de l'intérieur de la cage où elle s'était enfermée, un moyen d'être vraiment elle-même qui cependant lui demeurait obscur."

" "Tu sais ce que c'est, la plèbe? - Oui, madame." Ce que c'était, la plèbe, je le sus à ce moment-là, beaucoup plus clairement que quand Mme Oliviero me l'avait demandé des années auparavant. La plèbe, c'était nous. La plèbe, c'était ces disputes pour la nourriture et le vin, cet énervement contre ceux qui étaient mieux servis et en premier, ce sol crasseux sur lequel les serveurs passaient et repassaient et ces toasts de plus en plus vulgaires. La plèbe c'était ma mère, elle avait bu et maintenant se laissait aller, le dos contre l'épaule de mon père qui restait sérieux, et elle riait bouche grande ouverte aux allusions sexuelles du commerçant en ferraille."

Note finale
5/5
(coup de cœur)

jeudi 21 avril 2016

L'imposteur, Javier Cercas

Il y a quelques années (en 2005 - j'espère que vous étiez né...), vous avez peut-être lu ou entendu parler du cas Enric Marco, un espagnol supposément ancien déporté dans les camps nazis, et dont l'imposture a été révélée par un historien presque inconnu : l'homme qui représentait les survivants de l'Holocauste n'était pas celui qu'il disait être, et n'avait pas connu les camps.

Dans son roman au titre évocateur, Javier Cercas se ferait presque l'avocat du diable, et décide de prendre la parole pour raconter la véritable histoire d'Enric Marco, ou, à tout le moins, ce qu'il a pu en reconstituer.





Mon avis

Le lien tissé dans le roman entre l'auteur et le lecteur n'est pas neutre, et c'est la première chose qui m'a frappée à la lecture : Javier Cercas s'attaque à un sujet qui lui vaut des mises en garde comme des encouragements, et dont il sait en débutant qu'il n'en sortira pas indemne - sans savoir cependant dans quelle mesure l'expérience l'affectera.
Partant, il expose au lecteur les doutes qui l'ont assailli, et les motifs pour lesquels il a décidé de poursuivre ce qui semblait être une lubie, une fausse bonne idée, créant par là même une sorte de connivence, une proximité avec le lecteur qui a accès à ses questionnements et à ses états d'âme. On ressent d'ores et déjà combien Javier Cercas craint que son projet ne soit mal interprété, ne donne lieu à des accusations d'indulgence ou de sympathie à l'égard de Marco, si bien qu'il s'applique à souligner que son entreprise, si elle est une tentative de compréhension, ne vise pas à excuser ou à dédouaner Marco de ses actes, mais au contraire à en prendre la pleine mesure pour ne pas que telle tromperie se reproduise.

Consciencieusement, Cercas rapporte le fruit de ses recherches et de ses entretiens avec Marco, de sorte que l'on voit évoluer peu à peu son jugement, son angle de vue.
Les interactions qu'il a avec son entourage donnent corps au contexte décrit, et aux interrogations qui emplissent l'auteur, soucieux d'aller au plus près de la vérité, en dépit des nombreux obstacles qui jalonnent sa route, car les preuves avec le temps se font fragiles, quand elles existent encore.

Il est passionnant de comparer l'histoire racontée par Marco, et les bribes de réalité extirpées des journaux ou des registres, de tâcher d'appréhender la façon dont l'imposture s'est installée, sans que nul ne se doute du passé de Marco.

L'auteur parvient finement à rendre compte de l'action de Marco sans pour autant se montrer dur ou trop indulgent : à ses yeux, Marco est comme tous ceux qui n'ont pas résisté, qui ont accepté la défaite, et son seul tort a été de se faire passer pour un héros.
Voir l'affabulateur tenter de ne pas perdre la face en se débattant, en revendiquant les derniers pans d'illusion dont il voudrait qu'on le laisse se draper, est fascinant.

Le mensonge ici prend une telle envergure que l'incompréhension peut demeurer à l'issue de la lecture ; si Enric Marco incarne à merveille un Don Quichotte moderne, avec ce que cela implique de charisme et d'aura, il est difficile de ne pas être mal à l'aise devant ce culot terrifiant.
A moins, comme le fils de Cercas, d'être simplement bluffé, et de voir dans Marco un vieillard "génial".

L'imposteur est à lire comme un témoignage, à la fois historique et très contemporain, où le travail de recherche est impressionnant, mais en gardant à l'esprit que l'âme humaine peut ne pas livrer ses secrets, et que Marco reste entouré d'un halo de mystère, tant la duplicité dont il s'est rendu coupable, à la fois exceptionnellement durable et exposée, dépasse l'entendement.


Pour vous si...
  • Vous vous intéressez aux bonimenteurs notoires, et à leur faculté de réécrire l'histoire au point d'y croire presque eux-mêmes

Morceaux choisis

"Les premiers paragraphes d'un livre sont toujours les derniers que j'écris. Et, comme c'est le dernier, je sais à présent pourquoi je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne voulais pas écrire ce livre parce que j'avais peur. Ce n'est que maintenant que je sais que ma peur était justifiée."

"Quand l'affaire Marco a éclaté, nombreux étaient ceux qui en ont déduit que, étant donné que Marco avait menti sur son séjour dans le camp de Flossenburg, il avait également menti sur tout le reste. C'est une déduction erronée qui trahit une spectaculaire ignorance de la nature des bons mensonges et des bons menteurs: les bons menteurs ne font pas seulement trafic de mensonges, mais aussi de vérités, et les grands mensonges se fabriquent sur de petites vérités."

"Voilà la vérité. Marco n'appartenait pas à la minorité, mais à la majorité. Il aurait pu dire Non, mais il a dit Oui ; il a cédé, il s'est résigné, il s'est laissé assujettir, il a accepté la vie barbare, infâme et claustrophobique imposée par les vainqueurs. Marco n'est pas un symbole de la décence et de l'intégrité exceptionnelles de la défaite, mais de son indécence et de son avilissement communs. C'est un homme ordinaire. Il n'y a rien à lui reprocher, bien entendu, sauf d'avoir essayé de se faire passer pour un héros. Il ne l'a pas été. Personne n'est obligé de l'être. C'est pour cela que les héros sont des héros : c'est pour cela qu'ils sont une infime minorité."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 20 avril 2016

Motel Blues, Bill Bryson

Voilà un moment que je devais lire du Bill Bryson. Promenons-nous dans les bois attend depuis plus de six mois sur mon étagère, mais c'est avec Motel Blues que j'ouvre les festivités ; le début d'une série Bryson, à n'en pas douter. 



Le synopsis

A la mort de son père, le narrateur quitte l'Angleterre où il s'est installé pour revenir sur les traces de son enfance, à Des Moines. A partir de là, il entreprend de sillonner l'Amérique de sa jeunesse, celle que son père lui a fait découvrir lors des traditionnelles vacances familiales.

Mon avis

Voici une lecture rafraîchissante et instructive!

Attention, le projet de Bill est clair dès les premières pages, dans lesquelles il évoque avec tendresse et humour (humour dont il ne se départira pas pour la suite du récit, pour notre plus grand bonheur) les vacances familiales de son enfance, lorsque son père traînait sa petite famille aux quatre coins des Etats-Unis, visiter des Etats au nom parfois inconnu de la plupart des Américains (le Delaware), et, en tout état de cause, largement désertés en été, à savoir : l'Amérique profonde.

Si vous aviez l'espoir de vous envoler pour les plages californiennes ou l'excitation new-yorkaise, vous pouvez en faire le deuil : il s'agit de se perdre dans des paysages somptueux et reculés, et d'aller à la rencontre d'autochtones tout à fait authentiques. Par chance, découvrir les lieux au travers du regard de Bill est absolument cocasse et vivifiant : il ne ménage pas sa chère mère-patrie, ni ses compatriotes, livrant ainsi un portrait acéré et hilarant d'une Amérique finalement bien moins visible que celles des paillettes et du rêve américain.
Pour vous convaincre de l'intérêt de vous plonger dans ce récit, je vous invite chaudement à lire les quelques extraits ci-dessous ("Morceaux choisis"), qui achèveront de vous donner une idée de la verve savoureuse de l'auteur.

On ne s'ennuie pas (contrairement au narrateur qui ne se prive pas de nous le laisser entendre), on rit de bon cœur, et l'on s'instruit au passage au sujet des trésors (plus ou moins) cachés des Etats-Unis, loin parfois des foules de touristes, et cependant constitutifs de la richesse et de l'extrême diversité de ce territoire immense et multiple.

Un très bon moment!


Pour vous si...
  • Vous n'avez rien contre les récits de road trips agrémentés d'un nuage d'humour

Morceaux choisis

"Je faisais route vers l'est, pour aller à Savannah par l'autoroute 116. Ce furent deux cent soixante-dix-huit kilomètres à travers les terres d'argile rouge de la Georgie, un voyage d'un ennui indescriptible. Il m'a fallu cinq heures de chaleur, sans le moindre intérêt, pour atteindre Savannah. Tandis que vous, heureux lecteurs, il vous suffit de baisser les yeux pour passer au paragraphe suivant."

"J'ai décidé que je devais me documenter sur le Delaware pour qu'à ma prochaine rencontre avec une dame du Delaware je puisse lui sortir quelque chose de spirituel et intelligent et coucher avec elle. Mais je n'ai rien trouvé sur le Delaware, nulle part."

"Ce qui est génial chez les Amish, c'est les noms qu'ils ont donnés à leurs villes. Partout ailleurs aux Etats-Unis, les villes ont reçu le nom du premier Blanc à s'y être installé ou du dernier Indien à en être parti. Mais visiblement les Amish se sont longuement penchés sur la question et ils ont honoré leurs communautés d'appellations fascinantes, pour ne pas dire provocantes : Blue Ball (couille bleue), Bird in Hand (zizi dans la main), Intercourse (rapport sexuel), pour n'en citer que trois."

"J'étais en route pour le Nebraska. Et bien, voilà le genre de phrase qu'il vaut mieux ne pas avoir à prononcer trop souvent si on peut l'éviter. Car le Nebraska est sans doute le moins passionnant de tous les Etats américains."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 19 avril 2016

Appartenir, Séverine Werba

Un premier roman sur la mémoire et l'histoire familiale, voilà ce que me promettait la lecture d'Appartenir



Le synopsis

Des années après la mort de son grand-père Boris, la narratrice décide de reconstituer sa vie, et mène l'investigation, qui la mènera rue Saint-André des Arts, et jusqu'à un petit village en Ukraine, où sa famille vivait autrefois, avant de fuir, pour être frappée par la guerre et la déportation à Paris. 

Mon avis

Depuis l'adolescence, j'ai l'impression d'avoir lu une kyrielle d'ouvrages consacrés à la Shoah. Entre les témoignages, les documentaires, les romans, le théâtre, le thème a envahi - à juste titre - toutes les formes de l'art, afin de dire l'horreur et l'inconcevable, et ne pas tomber dans l'oubli de générations insouciantes.

Cela implique qu'en matière de romans, il est difficile de parler du sujet sans mobiliser tout le poids historique, et toutes les œuvres déjà consacrées au sujet, qui interviennent pour le lecteur en toile de fond, et peuvent donner le sentiment que le roman en question n'apporte rien de nouveau.

Il est cependant important de ne pas se détourner du sujet pour ce simple motif.

L'histoire de la famille de la narratrice est semblable, peu ou proue, à celle des familles juives en France pendant la période 1939-1945. On a déjà lu ou imaginé ce qu'il y a de terrifiant dans les disparitions soudaines de ceux qui ont été raflés, déportés du jour au lendemain, et qui ne sont pas revenus. Le sort de Rosa, la sœur de Boris, et Lena, sa nièce de deux ans, est de ceux-là.
Le récit qu'en fait la narratrice est naturellement bouleversant, dans la mesure où, au-delà de la réalité humaine qu'il évoque, il y a aussi le lien familial qui introduit l'affect, la tendresse à l'égard de ces figures jamais connues et dans les traces desquelles la narratrice tâche pourtant de marcher.

Là où le roman prend plus de corps, à mon sens, réside dans le voyage de la narratrice en Ukraine, pour découvrir le village dont sa famille était originaire, et où elle est confrontée à une certaine résistance, à des habitants réfractaires à l'aider dans son investigation.

Ainsi, la façon dont la narratrice s'emploie à reconstruire l'histoire de Boris est émouvante, car elle repose sur un rendez-vous manqué, qui laisse un sentiment d'amertume universel : enfant, elle n'a pas questionné son grand-père, et lorsque, enfin, elle est prête et curieuse de connaître son passé, son grand-père taiseux a disparu à son tour, sans léguer à quiconque ses souvenirs et son parcours.

A mon humble avis, l'entreprise de Séverine Werba tient surtout d'un projet personnel et familial, et n'a rien de véritablement inédit en tant qu'objet de littérature. Son roman est donc à lire ainsi, comme une enquête menée contre le temps qui passe, contre la mémoire vorace où tout se perd, avec toutes les difficultés que cela peut engendrer.  


Morceau choisi

"Je deviens irritable, nerveuse, impatiente. Je suis en colère. Même à la maison, même avec les enfants. Prise en étau entre ma vie et ce passé effroyable, suspendu. Entre ma vie et leur mort. Je me sens responsable de l'oubli qui les ensevelit une seconde fois. Sortir du noir et du silence pour reprendre le récit là où il a été laissé. Pour le raconter un jour à mes enfants."


Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 18 avril 2016

Ta façon d'être au monde, Camille Anseaume

Souvenez-vous : c'était en août dernier, je vous promettais monts et merveilles, le blog de Romanthé était encore balbutiant : c'est là que je vous ai parlé, pour la première fois, de Camille Anseaume. Mon tout premier post, sur un tout premier roman, qui m'avait toute chamboulée : Un tout petit rien, l'histoire d'une jeune femme qui décide de ne pas interrompre sa grossesse, et de devenir maman alors que le papa a filé. Lumineux et tendre. 
A l'occasion du Salon Livre Paris, je me suis procurée son petit deuxième, Ta façon d'être au monde, sur un thème plus sombre. 



Le synopsis

Le roman raconte l'amitié de la narratrice et de Justine, son amie d'enfance, sa meilleure amie, à l'épreuve du deuil, lorsque le compagnon de Justine disparaît tragiquement à l'aube de ses trente ans. 

Mon avis

J'ai eu plaisir à retrouver la prose particulière de Camille Auseaume, cette fois-ci dans un contexte où le sourire ne peut guère s'inviter comme il le faisait entre les lignes d'Un tout petit rien. Ce qui n'empêche pas l'auteur d'user parfois d'ironie, de distance, de sorte que le sujet, grave, est teinté de quelque chose d'autre, l'imminence du présent qui se poursuit, l'imperfection des êtres qui, blessés, avancent.

La première partie est dédiée à l'histoire de Justine et de la narratrice, l'histoire de leur amitié, depuis les bancs de l'école primaire, où une trousse parvient à les rapprocher et à faire ce que le temps ne doit pas défaire, jusqu'à l'âge adulte. Le récit s'adresse à Justine il dit "tu", quand la narratrice, dans un premier temps, est "la petite fille" puis la jeune fille", cette autre qui vit comme tous irradiée par la luminosité de Justine, son éclat. A mi-parcours, "elle" devient "je", la narratrice se révèle, mais jamais tant qu'à la dernière page.

Ce mode de construction du récit - dont il faut néanmoins reconnaître et qu'il est relativement complexe, et peut rendre la lecture malaisée tant que les mécanismes n'en ont pas été élucidés - permet d'explorer plusieurs facettes de la narratrice, de voir véritablement Justine à travers ses yeux, de la voir entière, douce, radieuse, et il permet aussi de voir la narratrice à travers ses propres yeux, plus intransigeants peut-être, car la jeune fille est abreuvée et vivifiée de l'amitié que lui porte Justine, ce lien improbable qui les unit et devient l'inébranlable pilier, mais elle n'a pas cet éclat, elle semble beaucoup plus perméable aux doutes, aux questionnements, à l'errance.

La deuxième partie se consacre à la disparition subite de Gabin, et aux mois qui la suivent, pendant lesquels le groupe d'amis auquel il appartenait, ainsi que Justine et la narratrice, resserre ses rangs, s'emploie à soutenir Justine tout en portant le deuil de celui qui n'était qu'un jeune homme, et qui formait avec Justine un couple solide et évident.
On retrouve bien sûr les sentiments bien décrits dans les romans qui racontent la perte, il est intéressant ici de voir évoluer la dynamique du groupe, la façon dont chacun réagit, d'autant plus que les personnages décrits sont très "actuels", très génération Y en gros, ils ont l'humour des gens nés dans les années 1980 ("cmb", un grand classique), ils en ont pour partie les modes de vie, les attentes et les désillusions.

C'est bien simple, la chute m'a laissée sans voix, comme en état de choc, et m'a durablement marquée, au point de me faire oublier tout ce que j'avais pensé du livre jusque-là.

Un deuxième roman réussi, qui se hisse à mon sens au niveau du premier sur un sujet tout autre, démontrant que l'auteur a du talent, et, espérons-le, encore beaucoup à nous raconter.


Pour vous si...
  • Vous aimez les romans qui vous retournent la tête à la toute dernière page
  • Vous supportez tant bien que mal les récits de deuil
  • Vous ne vous laissez pas impressionner par les constructions narratives atypiques

Morceaux choisis

"Tu connais ce rêve étrange que je t'ai souvent décrit. Il m'a hantée chaque nuit pendant des années. Et puis un jour je ne l'ai plus fait. Ce jour-là, j'ai compris que l'été avait duré vingt-six ans."

"Vous goûtez dans chaque coquetterie la douceur d'avoir 16 ans. Vous vous prenez le bec avec les garçons pour le plaisir de vous heurter à eux, mais vous avez l'âge auquel les chamailleries n'en viennent plus aux mains, et où tout le monde le regrette."

"En le regardant, je me demande à quelle heure on n'aime plus. Je veux dire, s'il y a un moment précis où l'amour se transforme, que ce soit en amitié, en dégoût, en tendresse ou en indifférence. J'aimerais pouvoir dater l'événement, savoir en quelle année, quel jour ou quelle heure il était quand j'ai arrêté de minauder. Si le temps a fait son travail, ou si c'est un minuscule événement qui a provoqué le changement."

"J'ouvre ma boîte mail en regardant ailleurs, parce que les bonnes nouvelles arrivent toujours quand on ne les attend pas.
Elles ont dû comprendre mon stratagème, et ne sont pas arrivées. On me propose en anglais d'élargir mon pénis, j'aurais préféré qu'on me propose quelques communiqués à rédiger.
Je referme mon ordinateur avec l'impression d'avoir une petite bite et un travail précaire.
Ça fait beaucoup, pour un lundi matin d'après inhumation."


Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 15 avril 2016

Amelia, Kimberly McCreight

Je vous propose aujourd'hui une petite excursion dans la littérature young adult, avec un premier roman qui a reçu l'an passé un accueil fort chaleureux, des deux côtés de l'Atlantique.




Le synopsis

Le monde de Kate s'effondre lorsqu'elle apprend le suicide de sa fille de 15 ans, Amelia, qui s'est jetée du toit de son établissement.
Un jour, Kate reçoit cependant un message anonyme affirmant qu'Amelia ne s'est pas suicidée.
Envers et contre tout, elle décide de découvrir la vérité.


Mon avis

La lecture d'Amelia m'a confortée dans l'idée que certaines lectures young adult s'adressent à un public très large, et peuvent séduire des lecteurs de tous horizons.

Les premières pages permettent de contextualiser l'intrigue très habilement, et ont le mérite de nous plonger directement au cœur du sujet : dès la page 35, Amelia n'est plus.
Pourtant, elle ne disparaît pas vraiment, puisque le roman est construit de telle sorte que sont alternés des chapitres centrés sur Kate après la mort de sa fille, et des chapitres où Amelia est la narratrice, et qui retracent les mois qui ont précédé son décès.
A mesure que les pages défilent, progressent donc en parallèle l'investigation de Kate, et le quotidien d'Amelia qui se rapproche de l'issue fatale. Ainsi, les indices et le contexte se précisent au fur et à mesure de la lecture, ce qui la rend complètement haletante et prenante.

Par ailleurs, l'auteur parvient avec brio à ménager le suspense en multipliant les pistes, et donc, les suspects et leurs motif : on comprend peu à peu la nature de l'implication d'Amelia dans le groupe des Magpies, les risques qu'elle encourt et le harcèlement dont elle va bientôt faire l'objet, le personnage de Ben demeure énigmatique suffisamment longtemps pour constituer un ressort efficace, et le mystère qui entoure le passé de Kate, et l'identité du père d'Amelia, servent également à enrichir l'intrigue, et à complexifier les personnages.

Justement, les différents personnages que l'on retrouve sont assez intéressants, et suffisamment ambivalents aussi pour que l'on se défie de chacun : si l'on excepte la mère d'Amelia, Kate, tous ceux qui l'entouraient de son vivant paraissent ambigus, ce qui, bien entendu, rend le suspense d'autant plus puissant.

Malheureusement, je dois reconnaître que la chute m'a relativement déçue, au regard du talent déployé pour nous emmener sur des pistes différentes et plutôt originales ; toutefois, je dois aussi préciser que le mystère est maintenu jusqu'aux toutes dernières pages, et que, si la résolution peut paraître moins haute en couleur que ce que l'on pouvait entrevoir, elle demeure néanmoins satisfaisante.

J'ai donc été bluffée par ce premier roman, et le recommande vivement à tous les amateurs du genre, et à tous ceux que le synopsis intrigue!


Pour vous si...
  • Les récits impliquant harcèlement, découverte de la sexualité, et adolescence (je vous accorde que les deux derniers items vont souvent ensemble, sauf pour les plus malchanceux) ont tout pour vous plaire
  • Vous êtes un fervent admirateur des yeux vairons 

Morceau choisi

"- Amelia était-elle déprimée ou contrariée par quelque chose?
- On est des ados. On est tous déprimés."


Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 13 avril 2016

Tsubaki, le poids des secrets, Aki Shimazaki

Un tout petit roman avec une grosse fleur sur sa couverture et un titre à la japonaise : voilà qui m'a attirée comme un dorayaki, ces gourmandises irrésistibles dont on ne déplore que la brièveté du plaisir qu'elles procurent!



Le synopsis

A la mort de sa mère Yukiko, Namiko reçoit une longue lettre que cette dernière a rédigé pour elle avant de mourir. Elle y fait une révélation terrible, qui l'entraîne à raconter à sa fille son histoire, une partie de son adolescence, jusqu'au bombardement de Nagasaki, où elle vivait avec ses parents, en 1945.


Mon avis

Le style du récit est tout à fait emblématique des romans japonais : une langue épurée, qui s'attache à décrire factuellement le quotidien, n'évoquant les sentiments et les émotions qu'avec pudeur et retenue, ce qui a pour effet paradoxal de décupler la force des passages qui s'y risquent.
En dépit de la brièveté du récit, l'histoire de Yukiko est dense et captivante : il y est question de trahison, de duplicité, d'amour, des carcans de la société japonaise à l'époque des années 1940, et des souffrances qui peuvent résulter de choix se conformant aux attentes familiales et sociales.

Au-delà de cette intrigue, le cadre choisi est tout à fait intéressant : le Japon de la Seconde Guerre Mondiale. Par le biais de ce récit, la parole est donnée au peuple qui sortira vaincu et brisé de la guerre, ravagé par les bombes atomiques visant à servir d'exemple et à dissuader toute volonté de poursuivre le combat.
Les scènes évoquant les conséquences immédiates du bombardement atomique sont terrifiantes ; en amont, on constate également les privations dont souffre le peuple auquel on impose d'être uni pour pouvoir être vainqueur, et les divergences d'opinion ramenées au silence, le souhait de nombreux japonais que la guerre en finisse, quitte à ce qu'elle signifie pour le Japon une défaite.
Ainsi, la lecture de Tsubaki a été bénéfique pour moi à cet égard, car si l'on peut lire à foison des romans portant sur la France, l'Allemagne, le UK ou les Etats-Unis pendant la Guerre de 1939-1945, il me semble que le Japon n'est guère au centre de la littérature consacrée à ce pan d'Histoire (il peut bien sûr aussi s'agir de lacunes culturelles de ma part).

En refermant le livre, j'ai réalisé combien il m'avait impressionnée, sous ses faux airs de simplicité et de modestie.
Je vais donc très vite m'atteler à la suite de la série, car oui, il y a toute une flopée de petits livres qui suivent Tsubaki, et je suis impatiente de les dévorer découvrir.


Pour vous si...
  • Vous êtes un inconditionnels des romans japonais, ou simplement un curieux à la recherche d'une bonne entrée en matière

Morceaux choisis

"Je voyais des boutons de camélias, bien tenus par les calices. C'étaient les camélias qui fleurissent en hiver. Dans la campagne près de Tokyo, quand il neigeait, je trouvais les fleurs dans le bois de bambous. Le blanc de la neige, le vert des feuilles de bambous et le rouge des camélias. C'était une beauté sereine et solitaire."

"Le 15 août, après ces deux bombes atomiques, l'empereur Hirohito déclara la défaite du Japon à la radio. Je ne comprenais pas ce qu'il disait : sa voix n'était pas claire. Je croyais qu'il nous ordonnait de faire gyokusaï. On se mit à pleurer devant la radio en répétant : "La guerre est finie!" Pourtant, ce que je ressentais à ces mots, ce n'tait pas le soulagement ni la joie, mais c'était le regret de ne pouvoir nous battre jusqu'à la mort.
Pour moi, c'était le début de ma guerre. J'avais manqué l'occasion de mourir pour le crime que j'avais commis."


Note finale
4/5
(excellent)

mardi 12 avril 2016

L'arbre du pays Toraja, Philippe Claudel

Le dernier roman de Philippe Claudel a fait parler de lui depuis sa sortie en janvier. 
Avec ce titre et cette couverture, impossible de passer à côté (et aussi, Les âmes grises m'avait fait forte impression, il doit y avoir de ça...).



Le synopsis

Le narrateur, cinéaste, apprend que son ami Eugène est atteint d'un cancer. Quelques mois plus tard, Eugène est emporté par la maladie.
Le récit mêle ses réflexions autour de la vie, de la mort, sur son parcours, sur l'amitié et sur l'amour.

Mon avis

Je craignais de retrouver dans ce roman ce qui m'avait déplu dans le livre d'Olivier Bleys, Discours d'un arbre sur la fragilité des hommes. Le fait qu'il soit question d'un arbre dans le titre, peut-être (non, mes mécanismes de pensée ne peuvent pas être aussi simplistes que cela. Quoique...).
Un tel titre appelle indubitablement à la sagesse d'autres peuples, dont on pressent qu'ils sont anciens et que leur regard sur la vie est empreint d'une sagesse que l'on a perdue, que l'on n'a peut-être jamais connue. Malheureusement, Olivier Bleys ne parvenait à mon sens qu'à livrer une pâle copie de romans chinois bien plus profonds et authentiques.

Le mystère qui entoure le titre du roman de Claudel est dissipé dès les premières pages, lorsque le narrateur entreprend de nous faire le récit de son séjour parmi les Toraja, et raconte la découverte de cet arbre auquel sont confiés les corps des nourrissons décédés.
Cette anecdote met en lumière le thème qui sera récurrent tout au long du livre, le narrateur étant particulièrement touché par la disparition de son ami le plus cher, Eugène, ce qui l'entraîne à méditer sur sa propre existence, sur la façon dont les sociétés occidentales perçoivent la mort, par rapport à la conception qu'en ont d'autres sociétés et peuples comme les Toraja.
Cette réflexion se dessine en filigrane tandis qu'il fait la rencontre d'Elena, une jeune femme habitant l'immeuble voisin, avec laquelle se noue bientôt une romance, qui éloignera son ex-femme, Florence, jamais très loin de lui.

Je suis toujours étonnée de découvrir qu'un récit d'apparence simple et dépouillée peut cependant accrocher redoutablement son lecteur, sans rien envier aux thrillers les mieux ficelés.
C'est l'expérience qu'a constitué pour moi la lecture de L'arbre du pays Toraja. 
On lit des récits de disparitions dans un grand nombre de romans, les rencontres aléatoires y sont tout aussi fréquentes, pourtant, la façon dont Claudel présente les pérégrinations intellectuelles de son narrateur est absorbante.
Le style y est pour beaucoup : les phrases sont courtes, directes, on ne perd pas le fil de la pensée qui s'exprime clairement et présente avec une simplicité apparente des choses soudain évidentes, mais auxquelles on n'avait guère pensé jusque-là, ce qui ferait presque l'effet de révélations.
Ainsi la remarque très pertinente concernant le rituel des funérailles en Occident, et la qualification de nos croyances comme étant "creuses, sans écho".
Ainsi également l'évolution du rapport au corps, expliqué par Elena au narrateur, et qui est assimilé à une relation amoureuse : la découverte et l'apprivoisement, le lien indéfectible et l'illusion d'éternité, puis la défiance, la dégradation de la relation lorsque les faiblesses se dévoilent, le sentiment de la trahison face au corps qui subit les effets du temps, l'hostilité, et enfin, la perte.

Le récit de Claudel est riche de nombreux enseignements, sans pourtant que le ton ne soit sentencieux ou moralisateur : il s'agit plutôt de constats, d'idées amenés avec naturel à mesure que l'intrigue se déroule.

Aussi ai-je pris grand plaisir à me perdre dans les lignes du roman, à voguer d'une méditation à l'autre, et j'ai le sentiment d'avoir eu la chance de découvrir une lecture qui m'a ouvert l'esprit.


Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte des romans qui vous invitent à la réflexion, mêlant un style fluide et une certaine hauteur de vue

Morceaux choisis

"Près d'un village du pays Toraja situé dans une clairière, on m'a fait voir un arbre particulier. Remarquable et majestueux, il se dresse dans la forêt à quelques centaines de mètres en contrebas des maisons. C'est une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois. Une cavité est sculptée à même le tronc de l'arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d'un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l'arbre se referme, gardant le corps de l'enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors peu à peu commence le voyage qui le fait monter vers les cieux, au rythme patient de la croissance de l'arbre.
Nous enterrons nos morts. Nous les brûlons aussi. Mais nous n'aurions songé à les confier aux arbres. Pourtant nous ne manquons ni de forêts ni d'imaginaire. Mais nos croyances sont devenues creuses et sans écho."

"Oncologue, un mot de cruciverbiste ou de jeux télévisés."

"Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes."

"Je n'ai jamais aimé visiter des ruines. Je sais bien que je ne suis rien, mais les architectures hautaines des siècles passés me le rappellent avec trop de violence et de majesté. J'ai besoin, autant que les autres, d'un peu d'illusion pour durer."

"Je sais le prix des lieux. Je sais combien ils nous créent et comment ils laissent en nous des empreintes qui nous hantent comme des cicatrices."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 11 avril 2016

Avril dans les salles noires - Première partie

Un article où je ne parle ni de sexshops ni de restos à l'aveugle, ni même de cinémas (et oui, la formule est bien traîtresse), mais de spectacles!

Pour honorer la visite d'un éminent membre familial, j'ai sorti le grand jeu en orchestrant trois sorties culturelles qui devaient faire mouche.
Objectif atteint, pas toujours pour les motifs espérés.

Voici donc trois représentations programmées en avril, à voir... ou pas!

1. La gueule de l'emploi, au théâtre Mélo d'Amélie, dans le 2e arrondissement


Je ne mentirai pas, nous sommes tombées sur la pièce un peu par hasard, car mon projet initial a lamentablement capoté lorsque je me suis aperçue que le spectacle que j'avais prévu de voir était "sold out"...
Présageant que la deuxième soirée ne serait guère marrante, mon choix s'est donc porté sur une comédie visiblement grinçante, évoquant la compétition féroce pour décrocher le Graal, l'insertion sur le marché de l'emploi (ici, un poste de directeur d'agence bancaire - gloire et confettis).

La scène d'introduction m'a laissée perplexe, déclenchant une furieuse alarme intérieure : un homme manifestement fébrile en tient deux autres en joue (dont un dans une improbable tenue sur laquelle je reviendrai plus tard), et leur assène qu'il ne se laissera pas prendre le poste qui lui revient de droit, parce qu'il a la gueule de l'emploi (débit rapide, paroles presque indistinctes, pas de grosse marrade alors que c'était l'effet escompté, vous comprendrez ma réserve...)
Noir.
Lorsque les lumières se rallument, l'atmosphère tendue s'est diluée, on retrouve un monsieur à la bonhomie désarmante, visiblement un peu maladroit, bientôt rejoint par un second quidam. Le contexte se précise : ils sont tous deux là (le troisième se matérialisera un peu plus tard) pour un entretien d'embauche, mais il n'y a qu'un poste à pourvoir.

Sur un tel sujet, on attend immanquablement une sorte de satire sociale. 
Et il en est question : avec second degré, on apprend le parcours et le profil de chacun des trois protagonistes, la raison de sa présence pour cet entretien d'embauche, et son degré de désespoir, aussi.
Cependant, la pièce est avant tout comique, en dépit de la première scène : les interactions sont mordantes, les personnalités très colorées et particulières (un chômeur de longue durée attachant en dépit de son côté balourd, aussi gentil qu'un poney, un arrogant à la pointe du chic et très bling-bling, du moins en apparence, et un fanatique d'arts martiaux, qui n'hésite pas à dégainer chemise orange et costume bleu ciel pour se démarquer tout en respectant les règles de mise de tout entretien d'embauche), si bien que, passées les cinq premières minutes, on se met à rire, discrètement, puis très franchement, jusqu'à ne plus s'arrêter jusqu'à la fin de la pièce, habilement structurée, et au rythme réussi.


Preuve à l'appui, je n'ai pas menti sur le costume

Chacun en prend pour son grade, l'humour est décapant, avec en toile de fond, une réalité sociale pas si drôle de ça. Mais l'humour a un formidable pouvoir subversif, et le théâtre le lieu rêvé pour mettre à jour certains aspects déshumanisés et abjects du monde du travail.

On vous le recommande, c'est au théâtre Mélo d'Amélie, jusqu'au 28 mai 2016.


2. Musica deuxième, au Théâtre du Vieux Colombier (Comédie Française)


Naturellement, quand on veut épater sa maman, il n'y a qu'une chose qui vaille (exception faite des gyozas de Higuma et des nounours à la guimauve, dont la réussite ne démérite pas) : la traîner par surprise à la Comédie Française.

Ça, c'était l'idée de départ. Malheureusement, les représentations des pièces auxquelles j'avais pensé, Roméo et Juliette et Lucrèce Borgia, n'étaient, soit pas programmées le soir en question, soit complètes.
Illumination soudaine à l'idée de regarder du côté du théâtre du Vieux Colombier, que je n'avais encore jamais vu : on y passait une pièce de Duras, ou deux plutôt, que je n'avais jamais lues, Musica suivie de Musica Deuxième (la seconde consistant en une réécriture de la fin de la première, vingt ans plus tard, la maturité ayant porté certains fruits, pourrait-on penser).

Le topo était pourtant prometteur : un homme et une femme divorcent, ils se retrouvent dans un hôtel pour la dernière fois, une rencontre inopinée, avant de sceller leur séparation. Au cours de cette dernière nuit, ils revisitent leur histoire, s'interrogent, se dévoilent, ils ne s'aiment plus, pourtant ils s'aiment encore, ils s'aimeront toujours.

Le décor sert une mise en scène parfois étonnante, où les chaises et les verres semblent se multiplier à loisir : les personnages déambulent entre les meubles, se fuyant, se cherchant, sans but précis, il n'y a que l'attraction et la répulsion des corps, les émotions qui les submergent, qui, semble-t-il, guident ces mouvements parfois brusques et autrement inexplicables.


Chaque personnage est désormais engagé de son côté : elle a rencontré un homme, qu'elle dit avoir choisi parce qu'il était quelqu'un d'autre que son mari, lui est l'amant d'une jeune femme, très jeune, d'après ce qu'on a rapporté à sa femme.
Dans Musica, ces personnages secondaires apparaissent à l'extrémité de la scène, lors d'échanges téléphoniques qu'ils ont avec lui puis avec elle : une jeune femme nue, le téléphone à la main, puis un homme tout aussi nu, également un téléphone à la main. Un moyen d'évoquer l'aspect érotique des jeunes amours, par opposition aux amours déchues? Leur apparition en tenues d'Eve et d'Adam semble relativement gratuite, et pas forcément légitime.

Quant à eux, ils ressassent, osent enfin se poser des questions qui les hantent, échangent des confessions, révèlent la douleur, la déception, ce qu'il reste d'une histoire importante.

Sa déclamation à lui est scandée, marquée, au point de perdre tout naturel : il ne reste qu'une théâtralisation excessive de la pièce à travers cette interprétation.
Sa déclamation à elle convainc davantage, on la croirait cependant hystérique, au bout d'un certain temps, ce qui se conçoit, mais enfin, c'est épuisant.

Seul moment de grâce : leur baiser empreint d'une indicible tendresse, alors qu'il est au téléphone avec la jeune femme nue.

Lorsque débute Musica Deuxième, on retrouve les mêmes répliques pendant la première partie de la pièce, mais le ton est changé, plus léger, guilleret, on devine aisément comme un jeu de séduction que l'on s'attendrait à trouver entre un homme et une femme qui viennent de se rencontrer, pas entre un homme et une femme qui ont vécu ensemble, et dont l'histoire parvient à son terme. Ce décalage ragaillardit cependant l'ensemble, très lent et lancinant durant Musica.
Toutefois, l'expérience consistant à revoir pour partie la même pièce avec une interprétation différente au cours de la même soirée est particulière, et il est difficile pour le spectateur de ne pas être las. D'autant plus que la dernière partie de Musica Deuxième, censée traduire vingt ans de réflexion mûries, paraît terriblement longue, au point de transformer la soirée en une souffrance inutile mais qui dure.

Vous l'avez compris, la pièce n'a pas rencontré un succès fracassant : nombre de spectateurs se sont éclipsés à l'issue de Musica, et d'autres se sont enfuis dès la fin de Musica Deuxième, sans même applaudir les acteurs pourtant méritants.

Mon invitée m'a assurée qu'elle se souviendra de la soirée, autant vous dire que je redoute ses représailles.

Jusqu'au 30 avril 2016 (mais y tenez-vous vraiment?).


3. Carmen la cubana, au Théâtre du Châtelet



L'idée de génie, c'était la comédie musicale programmée au Théâtre du Châtelet, dont nous avons assisté à la première.

Imaginez : l'opéra de Bizet complètement revisité, au point d'apparaître comme une inspiration d'une pièce qui a pris toute la liberté qu'elle pouvait, au point d'évoquer l'originale à travers de grands airs transfigurés, sans que cela ne paraisse blasphématoire à quiconque (même pas à moi, pourtant grande puriste dans le domaine).

Il faut dire que l'opéra de départ à des accents andalous, qui se transposent merveilleusement dans le Cuba de la fin des années 1950, à l'époque où Castro est sur le point d'organiser le coup d'Etat qui renversera Batista.

Les acteurs/chanteurs déclament en espagnol, la fougue de la langue sert formidablement l'absolu des tempéraments, l'amour éperdu de José, l'irrépressible liberté de Carmen.
Les décors sont somptueux, les chorégraphies fiévreuses à souhait, invitant sur la scène du Châtelet un rythme contagieux, une danse exaltée et toute l'audace propre aux pas latins (très gros jeu de mots right here).
Les spectateurs sont envoûtés par la voix grave de Carmen et sa fierté, l'amour lancinant de José (et sa tessiture ténor remarquable, certains airs rappelant réellement ce que l'on trouve du côté de l'opéra), la pudeur touchante de Marylu, le jeu de séduction décontracté d'El Nino, la lubricité de Moreno, l'ambiance électrique et brûlante de la Havane sur le point d'imploser...

Vous trouverez un aperçu en cliquant ici.

Seul bémol : le placement au théâtre du Châtelet, où il faut absolument se dégoter une place au premier rang des balcons pour voir sereinement toute la scène, sans quoi, il est fort probable de devoir se contorsionner pendant 2h30 ou renoncer à une partie du spectacle à cause des épaulettes de la veste de votre voisin de devant, du chignon de sa dame, d'un poteau, ou d'un angle mort. Sans parler de l'ouvreur qui a tout simplement refusé de venir placer les spectateurs porte 12, créant un beau chaos pendant la demi-heure précédant le début du show, puisque la lisibilité des places n'est pas si intuitive que cela.

En dehors de ces détails pratiques, Carmen a été un régal, un spectacle excellentissime, qui a valu à la troupe une ovation finale!

Précipitez-vous, ruez-vous, (mais attention, non pas à Carmen, mais à la localisation des places que vous réservez), c'est jusqu'au 30 avril 2016!