mercredi 31 mai 2017

Elle voulait juste marcher tout droit, Sarah Barukh

Et c'est reparti pour un tour!
Le premier roman de la semaine est signé Sarah Barukh, a un titre un peu alarmant (du genre qui me met en garde, disons), contrebalancé par une couverture désuète à souhait, d'un joli cachet. 
Attachez vos ceintures, les amis, en route pour... 1943.


Libres pensées...

Et oui, les fidèles parmi vous auront identifié le mauvais augure : 1943, ça veut dire un roman sur la Seconde Guerre Mondiale, et comme je l'ai déjà beaucoup trop souvent répété sur ce blog, je nourris une méfiance appuyée à l'égard des romans contemporains portant sur cette époque, car j'y vois là une sorte de prise d'otage, une manière qu'a l'auteur de s'octroyer une légitimité littéraire alors même que l'on n'a pas lu la première page, comptant sur le fait qu'un lecteur poli et un minimum informé de l'histoire de la France au XXe siècle n'osera jamais dire que son oeuvre est moisie.

Et ça, forcément, ça m'agace.
Non pas que la période manque d'intérêt, bien évidemment que son caractère hors norme se prête à l'entreprise romanesque.
Néanmoins, la période actuelle n'est pas elle-même dénuée d'intérêt, et je trouve dommage que les écrivains actuels soient si nombreux à explorer la Deuxième Guerre Mondiale, et s'intéressent beaucoup moins aux événements dont ils sont contemporains et témoins.
Imaginez un peu, dans cent ans, si l'on se demande à quoi ressemblait la France des années 2010, et bien l'on pourra déterrer tout un tas d'essais sociologiques, de vidéos youtube et de posts Facebook, mais la littérature française ne sera pas une grande contributrice au projet. Vous me direz, est-ce vraiment là son rôle?
Le débat est ouvert.
Mais admettons néanmoins que le succès de Balzac ou Zola provient, au-delà de leur talent d'écriture, de ce choix de peindre les mœurs de leur temps.
J'exagère, bien sûr, lorsque je laisse entendre qu'aucun écrivain ne se penche sur la question : la saga Vernon Subutex est un parfait exemple de littérature-témoin, et de nombreux autres auteurs, à la réputation y compris moins étendue que celle de Virginie Despentes, s’attellent à cette mission.
Pour autant, je ne me défais pas de l'idée que les écrivains qui tiennent à revenir une n-ième fois sur la période 1939-1945 devraient être jugés plus sévèrement que les autres, et apporter des œuvres réellement inédites.

Cela étant dit, passons donc à ce premier roman.
L'histoire est celle d'Alice, une petite fille qui a cinq ans lorsque le roman s'ouvre, et une dizaine d'années lorsqu'il se referme.
Alice est élevée par Jeanne, sa nourrice, à Salies, dans le Sud de la France. Moquée par ses camarades pour l'absence de sa mère dont elle ne garde aucun souvenir, Alice construit bientôt un mythe autour de cette femme, Diane, dont elle attend éperdument le retour.
A la fin de la guerre, Diane se présente à Salies, mais n'est pas la femme qu'Alice imaginait, si bien que c'est à contre-coeur qu'elle quitte Jeanne pour aller vivre avec sa mère à Paris. Alice comprend bientôt que sa mère porte un lourd passé qu'elle lui tait, et conjure la solitude en proposant des services dans le voisinage, afin de gagner de l'argent et d'acquérir une flûte traversière.

Je pourrais poursuivre encore, mais préfère ne pas vous révéler tous les rebondissements de l'intrigue. Le destin mène ensuite Alice en Amérique, à New-York, où elle n'aura de cesse de songer à Paris, et à un moyen d'y retourner.

L'aventure, en elle-même, est susceptible de plaire à un lectorat friand de secrets et de rebondissements. Néanmoins, j'ai eu le sentiment que la psychologie d'Alice enfant était traitée avec facilité, si bien que les scènes relatées dans la première partie du roman m'ont paru peu crédibles. A l'inverse, sur la dernière partie, les raisonnements et les actes d'Alice n'ont pas grand chose de ce que l'on peut observer, m'est avis, chez un enfant de dix ans. J'ai donc été peu convaincue par l'évolution de la personnalité d'Alice, qui, dans mon opinion, ne collait pas avec l'âge de la petite fille.

Par ailleurs, tout le mystère rodant autour du personnage de Diane a finalement été de courte durée, car les éléments étaient pour ma part déjà assemblés à mi-parcours pour deviner ce que Alice s'emploie à élucider. Partant, l'intrigue n'avait plus guère d'attrait, car articulée principalement autour de cela.

Exception faite de ces deux points importants, l'écriture est fluide, et pour les amoureux de la période, saura sans doute faire revivre les rues de Paris et l'ambiance en particulier au lendemain de la guerre.

Je ne comprends néanmoins pas pourquoi l'auteur a tenu à placer son histoire au cœur de cette période, car elle aurait tout aussi bien pu le faire à une période ultérieure, et cela aurait eu pour effet de distinguer le roman de ce flot de livres qui lui sont consacrés.
Dommage, donc ; je crains de ne pas retenir grand chose de ce premier roman.


Pour vous si...
  • Vous êtes amateur de romans faciles d'accès
  • Vous n'êtes pas, contrairement à votre serviteuse, maladivement réfractaire aux romans sur WWII, comme on dit

Morceaux choisis

"Tout le monde te dit que pour savoir où on va, faut savoir d'où on vient, et que tout ça, ça dit qui on est. Foutaise. La seule chose qui est vraie, c'est le moment présent, ce que tu vis, ici et maintenant. Le type qui sait où il va, il se la raconte!" (grand moment de psychologie profonde)

"Ils ne comprennent pas qu'ils sont tous des handicapés. Trop petits, trop moches, trop pauvres, trop seuls. Et à quoi sert la vie si ce n'est pas à trouver la solution à ce problème? Toi, Alice, tu es une gamine, pour beaucoup ça suffit à te laisser dans un coin. C'est un handicap, surtout quand on a ta maturité. Les personnes comme nous, la plupart des gens s'en foutent. Mais à partir de maintenant, on est tous les deux."

"_Comment on vit quand ceux qu'on aime disparaissent? Moi je ne pourrai pas.
_Tu feras avec, comme tout le monde. Tant que la musique est là, on continue à danser."

Note finale
2/5

mardi 30 mai 2017

La chair, Rosa Montero

Voici un roman qui a fait parler de lui, en ce début d'année.
Comme le titre et la couverture concordent pour me faire entrevoir le meilleur, j'ai sauté à pieds joints dans le dernier livre de Rosa Montero.


Libres pensées...

A soixante ans, Soledad, qui porte bien son nom, supporte mal sa solitude. Son dernier amant, Mario, plus jeune de vingt ans, l'a quittée pour fonder une famille avec une femme séduisante et terriblement jeune.
Dans l'espoir de rendre Mario jaloux, Soledad décide de contracter les services d'un gigolo. Sur un site en ligne, elle choisit Adam, trente ans, qui l'accompagne à l'opéra, et peu à peu, se fait une place dans sa vie.
Soledad se retrouve tiraillée par des sentiments contradictoires. Comment accepter son âge, alors qu'elle ne rêve que de vivre aux côtés d'un bel éphèbe qui lui ferait l'amour toute la journée, et que les hommes de son âge ne l'attirent pas le moins du monde? Que répondre à ces femmes qui laissent entendre que le seul accomplissement possible est de devenir mère, et qu'il n'est pas de plus grand bonheur, alors que Soledad n'a pas eu d'enfant et n'en a jamais voulu? Et surtout, une histoire d'amour peut-elle se construire sur la base d'un contrat, et lui est-il permis de voir en Adam le compagnon qu'elle voudrait tant avoir?

La chair est un roman impertinent, qui sait très exactement quelles conventions il vient déranger, et ne s'en prive pas pour autant. Car Rosa Montero a de l'audace à revendre, elle va jusqu'à se mettre en scène aux côtés de la protagoniste Soledad, et pousse l'insolence jusqu'à faire dire à Soledad la réalité dérangeante, inappropriée : Soledad sait bien que la société attend d'elle qu'elle ait des enfants et soit une mère, entendu qu'elle est une femme et donc destinée à l'office, qu'elle soit attirée, à la rigueur, par des hommes de son âge, mais certainement pas qu'elle refuse toute bienséance au point d'assumer ce choix fait il y a longtemps de ne pas avoir d'enfant, et d'assouvir ses désirs, nourris par de beaux jeunes hommes et jamais par de vieux grabataires.

Soledad est une femme imparfaite, percluse de paradoxes et de pulsions dont on devine qu'elle les a longtemps dominées, et qu'elle n'en a désormais ni la force ni l'envie. Le récit parvient à établir une connivence entre Soledad et le lecteur, qui est pris d'empathie pour cette femme terrifiée à l'idée de la solitude, qui formule des envies simples et pourtant incongrues pour un œil et un jugement hâtifs et extérieurs. Soledad met en mots ses doutes, ses peurs, ses espoirs, obsédée par son âge et par l'importance de la lucidité, mais elle a aussi une honnêteté qui la rend attendrissante, car elle ne se ment pas, et a à cœur de déceler ses propres faiblesses, à l'instar de la folie qu'elle a vu emporter sa sœur Dolores et qu'elle guette chez elle-même.

La chair est un récit réaliste et mélancolique, qui ne fait pas commerce du songe acidulé, et décrit les désillusions qui frappent sa protagoniste. Après le franc succès rencontré par les tribulations des anti-héros de Michel (Houellebecq), comme il est vivifiant de se pencher sur le quotidien d'une femme dont les goûts sont habituellement jugés déviants dans notre société, là où les goûts d'un monsieur de son âge pour les jeunes filles font depuis longtemps partie du paysage social et littéraire que l'on connaît.
Le sujet de la prostitution est abordé de manière intéressante, puisque l'on voit nettement Soledad se fourvoyer, s'interroger sur les sentiments qu'Adam lui porte, tâchant pourtant de ne pas oublier qu'elle paie ses services. Le personnage d'Adam est à la fois central et périphérique, car ses motifs sont finalement peu discutés, ou seulement de manière assez rapide. L'écriture de Rosa Montero évacue tout jugement, et d'une certaine façon, déconseille à son lecteur de s'y adonner inconsidérément, ou en tout cas, ne s'y associe pas.

Un roman subtil et grave, donc, qui est, à mon sens, très réussi. 

Pour vous si...
  • Vous inverseriez bien les rôles traditionnels. 

Morceaux choisis

"Le 1er novembre, juste la veille de la représentation de Tristan et Iseult, le jour de la Toussaint ou fête des Morts, comme cela tombait bien Soledad allait avoir soixante ans. Fermes et lourds comme une sentence.
Personne ne meurt d'amour en réalité, pensa-t-elle en pianotant "d'accord". On ne meurt d'amour que dans ces fichus opéras."

"Chair perfide, ennemie intime qui faisait de vous la prisonnière de sa défaite. Ou le prisonnier, car les hommes aussi se découvraient tout à coup, dans le raccourci d'un miroir, un cou flasque de tortue, par exemple. Sans parler de la prostate, ou de la panique de ne pas être à la hauteur dans la joute amoureuse. La chair tyrannique les asservissait tous."

"Pourquoi les hommes beaux lui plaisaient-ils autant? Pourquoi avait-elle cette satanée faiblesse, cette fixation? Et pourquoi les hommes de son âge ne lui plaisaient-ils pas? Peut-être parce qu'elle ne voulait pas se reconnaître âgée, ou peut-être parce qu'elle avait encore besoin de vivre ce qu'elle n'avait pas pu vivre dans sa jeunesse. La tyrannie de son désir rendait tout plus difficile. Elle enviait les hommes, ce qui n'était pas habituel chez elle, pour le naturel avec lequel la société acceptait les couples à différence d'âge, pourvu que la fille soit la plus jeune. En réalité, il y avait aussi beaucoup d'attirance entre des femmes âgées et des hommes plus jeunes. Soledad le savait bien ; mais la plupart des mâles se sentaient gênés d'occuper publiquement cette place, ils craignaient d'être vus comme des anormaux ou des opportunistes, et ne laissaient généralement libre cours à leur désir que lorsque celui-ci était adultère, clandestin. Sans risque d'être vus."

"Si seulement elle avait été moins anxieuse ; si seulement elle avait laissé la relation croître naturellement, peut-être auraient-ils fini par se fiancer, se marier, avoir des enfants. Ah, ces mille et une autres vies possibles qui s'ouvraient comme la queue d'un paon autour de notre existence, toutes ces modifications de notre destin qui auraient pu avoir lieu en changeant rien qu'un petit détail."


Note finale
4/5
(excellent)

lundi 29 mai 2017

Une éducation libertine, Jean-Baptiste Del Amo

Je vous ai parlé de Jean-Baptiste Del Amo il y a quelques mois, avec la parution de son dernier roman, Règne animal, qui m'avait fait forte impression, et qui aurait largement mérité de figurer au palmarès des romans primés de la rentrée littéraire de l'automne. Cette entrée en matière a été fructueuse, puisqu'elle m'a poussé à poursuivre la découverte de son oeuvre, avec son tout premier roman au titre fort aguichant, Une éducation libertine...


Libres pensées...

Attention, mes amis, attention chef d'oeuvre!
D'après les évaluations sur la fiche du livre, dont je vous parlais l'autre jour, et les avis en ligne sur la blogosphère, les opinions sont partagées, mais je ne vous cache pas mon fol enthousiasme à la lecture de ce premier roman complètement foisonnant et tellement riche.

L'histoire est celle de Gaspard, arrivé de Quimper à Paris, et dont le passé nous est dévoilé par touches au fil du roman. C'est le XVIIIe siècle, 1760, la capitale a attiré le jeune homme pauvre qui rêve de grandeur, et fait la rencontre de Lucas, qui lui trouve un travail. A ses côtés, Gaspard passe ses journées à charrier les déchets qui encombrent la Seine, avant de s'enfuir pour devenir apprenti perruquier dans l'établissement tenu par Justin Billod. Grâce à cet emploi, il fait la connaissance de l'énigmatique comte Etienne de V., qui va l'introduire dans le monde, et lui infliger bien des tourments.

Bien que l'époque varie, les descriptions m'ont rappelé la puissance d'évocation de celles de Zola, de Balzac, de Hugo, et c'est dans cette veine que s'inscrit Del Amo, vacillant parfois entre le réalisme cru et le fantastique, tant il donne corps à ce qu'il retranscrit (à la manière de l'alambique ou de la Louison chez Zola).
Gaspard, somme toute, est un Rastignac, un misérable qui se rêve parvenu, dont l'ambition est démesurée, un Bel Ami dont l'ascension passe par les hommes plutôt que par les femmes, un Octave Mouret à ses débuts, dont les choix néanmoins semblent plus judicieux.

L'auteur excelle à peindre ce Paris putride, nauséabond, crasseux du XVIIIe siècle, le quotidien des petites gens, le sexe, la maladie, la mort. Le travail réalisé sur les odeurs n'est d'ailleurs pas sans rappeler un autre chef d'oeuvre, Le parfum de Süskind.

Bien sûr, l'action n'est pas rapide, le récit s'apparente à celui des grands maîtres, à un travail d'orfèvre de description et de réalisme, les lecteurs impatients seront sans doute mis ici en difficulté. Il m'a néanmoins semblé que l'auteur parvenait à installer un rythme engageant, tout en dressant un tableau impressionnant de Paris et de ses habitants.

Enfin, cerise sur le gâteau, la réflexion menée autour du mal du siècle, le libertinage dont Gaspard se fait peu à peu le visage, ne ménageant pas sa peine pour parvenir à ses fins, usant de ses charmes, de son corps, de ruse aussi, pour séduire de vieux nantis et échanger la fortune contre des faveurs, est passionnante. Petit à petit, le jeune homme perdu s'affirme, se montre déterminé, prompt à éloigner tout cas de conscience, à agir dans l'immoralité, pour pouvoir enfin sortir de la tourbe et devenir Etienne de V., comme il lui confesse en caresser l'espoir.

Une éducation libertine est un roman exigeant, rappelant les fresques littéraires du XIXe siècle, dans l'ambition comme dans le style.
J'ai été, pour ma part, aspirée par le récit parfois très cru, par les nuances et d'une certaine façon la démesure qui règne dans cette oeuvre téméraire, et ne manquerai pas de vous reparler très bientôt de Jean-Baptiste Del Amo et de ses autres livres. 

Pour vous si...
  • Vous tenteriez bien un roman dans la plus pure tradition classique

Morceaux choisis

"Voyez-vous, j'aime marcher. J'ai bien du mal à trouver quelqu'un qui m'accompagne en ville et j'ai depuis longtemps écarté les ennuyeux qui parlent trop, les peureux qui rebroussent chemin à la première ruelle sombre et les fainéants. Voici, en trois catégories de gens, une représentation de la noblesse. Nous manquons cruellement de mystères puisqu'une promenade suffit à dévoiler nos secrets. Vous n'ignorez pas que le Tout-Paris marche dès qu'il le peut, c'est dire son manque d'intérêt."

"C'est, se dit-il en observant le violeur, que cet homme est si banal. Aurait-il eu sur le visage les traits de la violence, de l'amoralité, le faciès d'un monstre, que Gaspard en eût éprouvé un soulagement. Mais, dans l'attente de sa peine, ce n'était qu'un être insipide qui eût pu se trouver dans la cohue des accusateurs sans que quiconque le remarquât.
[...] Voyez comme ils rugissent de vengeance. Ils exultent. Après tout, cette enfant, de son vivant, ne présentait d'intérêt pour aucun, mais elle était l'une des leurs et, dans de pareils cas, on devient l'enfant de tous. Il faut toujours à l'homme, en toute situation qui outrepasse la morale, un individu qui incarne à lui seul le vice et décharge le monde de sa conscience. Pourtant, croyez-vous que ce bougre ait commis cet acte dont il s'accable sans le concours, proche ou lointain, de nous tous ici réunis?"

"Tu n'étais qu'une terre en friche, tu n'étais rien, te souviens-tu? Et te voilà méconnaissable, plus que nous l'avions espéré, à l'image du siècle, oui. Il a jeté sur toi ses lumières, ses ombres, et tu as tout embrassé pour parvenir dans le monde. Ne vois-tu rien de cette conscience que tu possèdes? Comprends-tu cette clairvoyance dépourvue de tout remords, de toute contrainte? Te voici affranchi de toute morale, libertin."

Note finale
5/5
(coup de cœur)

vendredi 26 mai 2017

Sauf les fleurs, Nicolas Clément

J'ai croisé il y a peu le titre du roman de Nicolas Clément sur un blog amical. 
L'éloge, bien évidemment, m'a intriguée...



Libres pensées...

Sauf les fleurs est un minuscule roman, qui prend le parti de la poésie pour aborder un sujet grave. D'une grande puissance évocatrice, il y est question de Marthe, de son jeune frère Léonce, de la ferme dans laquelle ils ont grandi, et sont devenus les témoins de la violence de leur père.

Au cœur d'une nature rassérénante, abreuvés de la tendresse maternelle, Marthe et Léonce apprennent à ne compter que l'un sur l'autre, à faire tout leur possible pour protéger leur mère, sur lequel frappe le père sans raison et sans vergogne, quoi qu'en disent les villageois qui savent tous le calvaire enduré par Andrée (la mère, donc).

Je ne voudrais pas trop vous en dire sur la trame, qui mêle des émotions variées, et parvient pour autant à ne pas verser dans le misérabilisme (et fait donc mieux, en la matière, que L'instant précis où les destins s'entremêlent).

Il est rare de lire un récit relevant la gageure de traiter le sujet de la maltraitance et de la violence conjugale de manière pudique. Le choix d'adopter le regard de l'enfant, de Marthe qui est une toute jeune fille, est pour cela très judicieux. Une certaine innocence se marie au désenchantement, à ce que l'on pourrait prendre pour de la résignation, et qui se confond en réalité avec la colère qui couve.

La langue, en outre, est maniée avec une dextérité saisissante, les expressions s'inventent au fur et à mesure, les mots se transposent, se découvrent, font naître un sens nouveau et inespéré, alors que l'on croyait en littérature être condamné à relire toujours les mêmes phrases galvaudées.

Une lecture brève et cependant puissante, qu'il serait regrettable de manquer...


Pour vous si...
  • Vous êtes sensible aux récits tissés de poésie...
  • ...Et ne vous voilez pas les yeux devant les horreurs que peut receler la vie quotidienne.

Morceaux choisis

"Notre ferme n'est pas grande, mais c'est notre ferme."

"Car je voudrais que Maman soit belle sans attendre mes mains, que tous voient ce que je vois, la source de mon or, l'épine qui me guide, son beau visage de travailleuse."

"Je suis d'une fièvre qui perce et dure, jamais ne se repose, ni de cerisaie ni de mains autour. Au cimetière, j'ai des larmes assises sur leur jour d'aimer : Maman est partie. Dans notre ferme, il n'y avait pas beaucoup d'air, nous manquions de terre profonde, mais nous avions des racines qui courraient sans déranger les pierres. Le cercueil de Maman s'enfonce lentement. Il me semble, à cet instant, que la paille a tout dit."


Note finale
4/5
(très bon)

jeudi 25 mai 2017

Tout s'effondre, Chinua Achebe

Une reco de Nombre Premier, ça ne se décline pas!
Je me suis donc plongée dans un roman nigérian, dont j'avais par ailleurs entendu le plus grand bien...


Libres pensées...

Au Nigéria, Okonkwo a travaillé dès son plus jeune âge pour s'assurer un avenir prospère, lui qui a grandi auprès d'un père oisif, se jurant dès lors de devenir quelqu'un, et de s'éloigner de la figure paternelle synonyme pour lui de honte, d'opprobre.
Devenu adulte, il est devenu important dans sa tribu, a trois femmes, des enfants, mais le sort semble se jouer de lui.

J'ai été absorbée par ce roman aux accents presque mythologiques et aux personnages entiers.
Il y a, bien sûr, le personnage de Ikemefuna, ce jeune garçon arraché à sa tribu et élevé auprès de Okonkwo, avant d'être sacrifié, les épouses de Okonkwo, ses enfants, parmi lesquels Nwoye, son premier fils qu'ils soupçonne de nonchalance, et Ezinma, sa jeune fille volontaire et ferme, dont il regrette en secret qu'elle n'ait pas été un fils.

L'intrigue fait la part belle aux mœurs et aux croyances du clan, immergeant le lecteur dans un quotidien concret (l'importance des ignames dans la constitution d'une fortune, l'organisation des épouses qui cohabitent, chacune disposant de sa propre case, les discordes familiales et entre tribus...).

L'apparition des blancs et de la religion par laquelle ils embrigadent les membres de la tribu résonne bien sûr, en particulier l'incompréhension et les déchirements qu'elle engendre. Car le regard porté dessus est à la fois interne et externe, dans la mesure où Okonkwo, exilé, trouve le village au pouvoir des blancs lorsqu'il rentre, ce qui vient notamment contrecarrer ses projets de retrouver son rayonnement social.

Une lecture envoûtante, donc, que celle de Tout s'effondre, qui donne envie de poursuivre l'exploration de la littérature nigériane!


Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte des romans de Léonora Miano (même si l'auteur est camerounaise et non nigériane). Disons Chimamanda, sinon, même si Chima est plus portée sur la société actuelle.
  • Vous trouvez que ce n'est pas une mauvaise idée, de mesurer la valeur d'une personne à sa capacité à cultiver des ignames.

Morceaux choisis

"Avec un tel père, Okonkwo n'avait pas débuté dans la vie comme la plupart des jeunes hommes. Il n'avait reçu ni terre ni titre en héritage, pas même une jeune épouse. Mais malgré ces handicaps, il avait commencé, même du vivant de son père, à poser les fondations d'un avenir prospère. Lentement et à grand-peine. Mais il s'était jeté dans le travail comme un possédé. Et il était bel et bien possédé, par la crainte de la vie méprisable de son père et de sa mort honteuse."

"Ne désespère pas, je sais que tu ne vas pas désespérer. Tu as un cœur viril et fier. Un cœur fier ne se laisse pas abattre quand tout s'effondre, car un tel échec ne l'atteint pas dans son orgueil. C'est beaucoup plus difficile et beaucoup plus douloureux quand on est seul à échouer."


Note finale
4/5
(très cool)

mercredi 24 mai 2017

Le grand Paris, Aurélien Bellanger

J'ai découvert Aurélien Bellanger avec L'aménagement du territoire, publié en 2014, que j'avais même offert à mon paternel (ce n'est d'ailleurs pas forcément la preuve de quoi que ce soit, mais au moins, sache, Aurélien, que j'avais œuvré à la diffusion de la bonne parole).
Comme j'avais été fort enthousiaste, la parution d'un nouveau livre m'a tout bonnement réjouie.


Libres pensées...

Dans ma bibliothèque de quartier, chaque livre abrite une petite fiche destinée à recueillir les avis des lecteurs. Chacun appose une croix pour signifier son appréciation du livre, depuis "pas du tout" jusqu'à "passionnément", et il y a même un champ laissé libre pour les commentaires des plus audacieux.

De manière assez consciente et bien naturelle, je suis assez sûre que ces "évaluations" influencent le lecteur avant même qu'il ne débute sa lecture. Face à un livre qui n'a récolté que des "beaucoup", on commence à se trémousser d'aise, soudain assuré d'avoir fait une bonne pioche. A l'inverse, des notations peu enthousiastes feront naître d'emblée une réserve, un regard scrutateur à l'affût de la moindre maladresse ("Ah! On me l'avait bien dit...").

J'ai beau avoir tout ça en tête, il n'en reste pas moins que je suis moi-même sensible à ces jugements provenant de lecteurs inconnus, et dont je n'ai pas la moindre idée des goûts par ailleurs. J'essaie d'éviter la petite fiche, de ne pas la consulter, mais il m'arrive souvent sans le vouloir de tomber dessus, tôt ou tard.
Le grand Paris n'avait récolté qu'une évaluation, et qu'un commentaire. Un lecteur qui n'avait "pas du tout" aimé, et avait pris la peine d'annoter : "chiant" en-dessous.

C'était rude.
Partant, j'ai débuté la lecture en repoussant aussi loin de moi que possible toute velléité de facilité, qui aurait voulu que je me rangeasse derrière l'opinion tranchée de mon prédécesseur, et ainsi dépouiller ce cher Aurélien de ses chances de me conquérir de nouveau.

Malheureusement, au fil des pages (et il y en avait un paquet), le sentiment s'est fait jour, s'est répandu, à mon corps défendant.
L'ennui, messieurs dames, cette saleté que l'on redoute tant, et qui rend insoutenable le livre le mieux écrit.
Pourtant, Aurélien Bellanger a du style et du cran, il n'y a rien de facile à s'attaquer à la vie politique récente du pays en en analysant les ressorts et en en proposant une lecture crédible.
Son protagoniste, Alexandre Belgrand, a grandi près de la Défense, et, durant ses études, fait la rencontre d'un professeur qui l'intronisera dans le milieu de la politique, et en particulier auprès du Prince, figure fascinante autant que menaçante, avide de pouvoir et fin stratège. Alexandre espère par ce biais concrétiser le projet du Grand Paris pour lequel il est sollicité, avant d'en faire une proposition visionnaire.

L'approche est ambitieuse, car le sujet est brûlant ; Aurélien Bellanger décrit habilement les arcanes du pouvoir, les compromissions de tout ordre, et l'on retrouve son intérêt pour les enjeux d'aménagement du territoire (son premier roman portait décidément bien son nom).

Néanmoins, en dépit de ce sujet bien choisi, je me suis perdue dans le vocabulaire un peu trop théorique à mon goût, le récit mêlant des analyses et des dialogues conceptuels, d'abord malaisé.

Je suis donc au regret d'admettre que cette lecture ne fut guère probante, mais je n'en tiendrai pas rigueur à Aurélien, et attendrai patiemment son prochain opus pour me prouver que ce n'était là qu'une mauvaise passe.


Pour vous si...
  • Vous ne vous plaisez jamais tant que lorsque la langue d'un récit évolue dans les hautes sphères de la pensée.
  • Vous aimeriez bien savoir ce qu'Aurélien réserve à Paris. 

Morceaux choisis

"[Machelin] voyait justement les religions comme d'excellents motifs de discorde, et surtout comme d'excellentes idéologies de substitution, après le déclin des utopies politiques et le triomphe terminal de l'individualisme bourgeois - lequel, sans les religions pour lui rendre un peu de frisson, aurait tenu pour l'éternité la social-démocratie pour le meilleur des régimes et une personnalité comme Jack Lang, un ancien ministre de la culture qui demeurait année après année la personnalité politique préférée des Français, pour son candidat naturel."

"Elle avait alors commencé à se déshabiller, faisant glisser sa robe noire sur ses chaussures hautes, mais elle avait gardé son collant, qu'elle portait sans culotte. Elle s'était avancée jusqu'à la baie vitrée, contre laquelle elle était venue rafraîchir ses seins, et s'était laissé prendre ainsi, cambrée et frissonnante, au-dessus de la ville lumineuse." (A-t-on déjà vu cliché plus désolant, je vous le demande?)

"Les banlieues, et cela était visible jusque dans le feu des émeutes, où les pillages succédaient rapidement aux déprédations gratuites, n'avaient jamais mené la guerre à la société - cette guerre étrange était d'ailleurs une spécialité bourgeoise, un genre littéraire et cinématographique prisé par la rive gauche, et clairement en déclin."

Note finale
2/5

mardi 23 mai 2017

La Secrète

Bon, ce livre choisi au hasard a été lu par à-coups (et tout ce qui se fait par à-coups n'est pas toujours agréable), mais je vais néanmoins tâcher de vous livrer un avis pas trop décousu...


Libres pensées...

En Colombie, La Secrète est une grande ferme familiale, dont héritent Pilar, Antonio et Eva, trois frère et sœurs.
La Secrète est le lieu de leur enfance, de leur histoire familiale, un trésor dissimulé, le seul havre de paix qu'ils connaissent.
Pourtant, à mesure que passent les années après la mort de leurs parents, chacun menant sa vie, Pilar auprès d'Alberto et tâchant de préserver La Secrète, Antonio à New York auprès de Jon, son compagnon, et Eva vaquant d'un homme à l'autre et d'une activité à une autre, des divergences naissent, qui les ramènent toujours à La Secrète, tantôt repère paisible, tantôt fardeau ravivant un passé poussiéreux.

A tour de rôle, l'auteur donne la parole à chacun des trois protagonistes, donnant à voir par ce moyen les pensées, les émotions et l'histoire de chacun, mais aussi les liens qui le rattachent aux deux autres. L'auteur adopte un style qui se fait parfois très littéraire, mais ancré néanmoins dans la réalité et les événements, permettant d'appréhender au plus près par exemple la fuite d'Eva lorsque La Secrète est prise d'assaut par les Musiciens et qu'elle est traquée sans relâche, ou les désillusions de Pilar lorsqu'elle voit la Secrète transformée et perdre peu à peu le visage qui a si longtemps été le sien.

Le roman se centre sur un lieu qui constitue un personnage à part entière, et à la déchéance duquel on assiste, tout comme la fratrie qui lui voue des sentiments ambigus. Après sa fuite, Eva entretient avec la Secrète une relation complexe, et l'on devine la distance qui s'est creusée entre elle et le lieu de son enfance, où elle ne vient guère plus que pour nager dans le lac, quand l'idée des noyés charriés par les flots de tous temps ne l'en dégoûte pas. Antonio est déchiré, entre Jon et la vie new-yorkaise qu'il a choisie, et cet endroit qui lui est nécessaire pour puiser à la source de son être, retrouver l'équilibre et l'identité qu'il interroge souvent. Pilar est le pilier, la sœur aînée, dépositaire de la mémoire familiale, celle dont la vie, en apparence, est la plus rangée, qui porte à son tour ses propres secrets, sa propre croix.

La Secrète nous raconte la Colombie, la rupture entre un Eden passé, comme un paradis perdu, et un présent incertain, où l'emportent les promesses de profits financiers, qui vont conduire à faire de la Secrète l'ombre de ce qu'elle fut. A cet égard, j'ai eu le sentiment de retrouver des thématiques proches de celles évoquées dans La Cerisaie de Tchekhov, car la famille Angel, si elle n'est pas d'ascendance noble, incarne une certaine bourgeoisie parce qu'elle est propriétaire terrienne, ce qui crée d'ailleurs une confusion pour les rebelles locaux, croyant qu'il sera facile de demander des rançons faramineuses.

Le récit possède un souffle propre, entraînant le lecteur dans les secrets de la famille Angel, dans les discordes, le ressentiment, la tendresse qui cimentent les relations de trois adultes qui se sont éloignés peu à peu, le temps et la distance venant distendre les liens fraternels. Ce qui s'observe peut, je pense, être largement partagé, car cet imbroglio de sentiments est à la racine de toute famille.

Le livre fermé, une nostalgie étrange se diffuse encore dans l'esprit du lecteur, qui reste hanté par la Secrète comme le lieu de sa propre enfance disparue.


Pour vous si...
  • Vous appréciez qu'un récit soit ancré dans un lieu incarné.
  • Vous trouvez qu'on ne lit pas assez de littérature colombienne. Voici bien le moment de combler d'un poil la lacune.

Morceaux choisis

"D'aucuns diront qu'un corps mort n'est plus qu'une carcasse, un vêtement sans propriétaire, qui ne sent plus rien et s'en fiche si on le maltraite. Mais ce n'est pas vrai : si l'on pense à l'être le plus cher, mort, et qu'on imagine ensuite qu'on brutalise son corps inerte, qu'on le traite avec brusquerie ou qu'on se moque, on ne peut qu'en souffrir."

"Etre désobéissants et peu autoritaires, dans un pays d'ouvriers agricoles et de contremaîtres, a toujours été un peu étrange, atypique, antipathique. Nous n'aimons pas que d'autres fassent les choses à notre place, pas plus que nous n'aimons faire le travail des autres."

"La Secrète fut une forêt ; ensuite une plantation caféière et une ferme d'élevage. Maintenant, c'est une maison de campagne entourée d'un lopin de terre. Les limites étaient marquées par des arbres et des rivières, par des prés et des fossés dont plus personne ne connaît aujourd'hui le tracé. [...] Oui, nous nous accrochons de toutes nos forces à La Secrète, comme si c'était la planche de salut de naufragés à la dérive."

"Il m'a appelé le lendemain et nous nous sommes tout de suite bien entendus. Lui aussi trouvait que son oeuvre était une merde, mais elle répondait, m'a-t-il expliqué, à la demande des commissaires d'exposition et des galeristes : des installations inspirées de théories philosophiques ou sociologiques à partir d'objets ramassés dans la rue et sophistiquement habillés. De grands mots pour beaucoup de nullité et des expériences visuelles d'une grande pauvreté. On était bien d'accord."


Note finale
4/5
(excellent)

lundi 22 mai 2017

J'ai longtemps eu peur de la nuit, Yasmine Ghata

Voici un roman à côté duquel je suis incompréhensiblement passée depuis sa publication l'an dernier. Heureusement, une lectrice avertie a eu l'élégance de me le suggérer, parce qu'entre visiteurs assidus de bibliothèques, on peut compter les uns sur les autres, et c'est tout à fait là le genre de services que l'on aime bien se rendre. 


Libres pensées...

Suzanne anime des ateliers d'écriture dans une école en France. Un jour, elle demande à ses élèves d'apporter un objet personnel pénétré de l'histoire familiale. Parmi eux, Arsène est un enfant au lourd passé, adopté après avoir fui le Rwanda et perdu sa famille dans le massacre de 1994. Il ne lui reste que la valise avec laquelle il a vécu plusieurs semaines dont il n'a jamais parlé à quiconque. A Suzanne, il entreprend de raconter son histoire.

Dès les premières pages, j'ai pensé bien entendu au bouleversant Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga, et au plus récent Petit Pays de Gaël Faye, traitant également du génocide rwandais.

L'approche de Yasmine Ghata est très intime. Les récits d'Arsène et de Suzanne se croisent - car Suzanne a ses propres démons -, à la deuxième personne du singulier, convoquant des fantômes et exhumant des souvenirs douloureux, trouvant soudain une complicité inattendue.

A la faveur de ce lien qui grandit entre eux, ils explorent chacun ce passé qui les ronge, Arsène revivant les jours passés à errer, alors qu'il n'était qu'un enfant, dormant et se cachant dans sa valise encore imprégnée des odeurs de son pays, Suzanne revisitant l'appartement de son enfance, et la mort de son père.

Le choix narratif du "tu" peut dérouter, faire penser à une coquetterie, mais ce serait, je pense, un procès injuste. Le "tu" instaure immédiatement la proximité nécessaire pour accompagner Arsène et Suzanne, conjurer leur solitude, ne pas les considérer comme des objets sociologiques, mais véritablement comme des êtres qui nous ressemblent, dont la douleur ne nous est pas étrangère. Il vient incarner la dualité entre celui, celle qu'ils étaient jadis, et celui, celle qu'ils sont aujourd'hui, la distance parcourue, et les blessures enfouies, avec lesquelles ils voudraient être en paix, mais qui sont pourtant toujours vives, à s'y pencher.

L'auteur met en exergue ces blessures, alors même que leur origine et leur nature diffèrent profondément, et l'on pressent, au fil des pages, qu'en dépit de leur dissemblance, elles permettent de créer entre eux ce lien atypique, indispensable pour délier les langues et apaiser l'âme.

Le roman de Yasmine Ghata dit ainsi davantage que deux tragédies individuelles, il dit l'importance d'une rencontre pour accéder, enfin, à cet apaisement.

Pour vous si...
  • Vous êtes un grand sentimental, et abritez chez vous tout un tas de babioles en vous disant qu'elles ont bien trop de valeur pour vous en défaire.
  • Vous êtes vous aussi passé à côté de ce livre ; il n'est pas trop tard pour rattraper le coup. 

Morceaux choisis

"Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur. Ton esprit erre dans ce logement, tu revois la grande pièce à vivre, caresse la table centrale. Tu as des souvenirs de viandes tout juste débitées qui attiraient les mouches, d'épices qui couvraient leurs chairs fraîches, des mains de ta mère qui manipulaient les ingrédients avec adresse et savoir-faire. Ses boucles d'oreilles tintaient pendant l'effort. Ta mère était très belle et tu l'admirais."

"Deux semaines que tu errais d'un point à l'autre, te ravitaillant où tu pouvais. Ces deux semaines font partie de toi, de ton histoire. La fuite est dans tes gènes, le paradis perdu aussi."

"Tu te rends compte avec le recul que tu n'as cessé de les observer de leur vivant, conscient peut-être que les voir n'était qu'une chance de courte durée. Tu avais déjà à l'époque le sentiment de n'être qu'un spectateur en marge des tiens."


Note finale
4/5
(très beau)

vendredi 19 mai 2017

Winter is coming, Pierre Jourde

Comme beaucoup d'entre vous, le titre du roman de Pierre Jourde m'a d'abord fait penser à ce leitmotiv désormais bien connu de Game of Thrones. 
Et bien, détrompez-vous braves gens, il n'y a là pas le moindre rapport (j'entends d'ici gronder les rumeurs de déception).
Le titre est celui d'une chanson, que vous trouverez facilement sur youtube, créée par un certain Kid Atlaas. Qui n'est pas étranger au récit, puisque Pierre Jourde, l'auteur, est son père. Et que le roman relate sa maladie, et sa lente agonie jusqu'à la mort, alors qu'il avait 19 ans. 


Libres pensées...

J'imagine qu'après cette entrée en matière, j'ai désormais toute votre attention.
Dans Winter is coming, Pierre Jourde évoque la mort de son fils Gabriel, auquel on découvre une maladie rare, qui le ronge une année durant, avant de l'emporter.

Le roman s'inscrit dans la lignée de ceux qui disent la plus grande douleur, cette perte insurmontable d'un enfant qui choque par son injustice et le sentiment qu'elle n'est pas dans l'ordre des choses.
On retrouve bien sûr des similarités avec L'été d'Agathe, de Didier Pourquery, Nuit de septembre, d'Angélique Villeneuve, ou encore le sublime Camille, mon envolée, de Sophie Daull.
La démarche de Pierre Jourde est, ainsi, à la fois intime et universelle, sous-tendue par une peur largement partagée par tous les parents du monde (hormis peut-être quelques-uns qui jouent les rebelles), qu'il tâche d'ailleurs d'appréhender dans son roman, mettant en exergue ce sentiment, cette crainte indicible qu'il avait déjà conçue lorsque ses enfants étaient très jeunes, et qu'il est tenté de revisiter comme une sinistre prémonition.

Gazou est un bel enfant, rieur, joueur, devenu un adolescent créatif, un artiste de talent. Sa maladie se déclare, et l'on a le sentiment qu'elle n'est guère qu'un obstacle à franchir, une lutte à mener, dont assurément Gazou sortira vainqueur, lui qui déborde de vie, qui a tant à accomplir.
A travers le récit de la dernière année de la vie de Gabriel, l'auteur relate la relation ambiguë aux professionnels de santé, détaille leurs comportements, qu'il s'emploie à décrypter pour comprendre ce qui va advenir, car la parole ne dit jamais vraiment la réalité, soit parce que la réalité est prête à bousculer d'un instant à l'autre, les médecins ne sachant pas vraiment quelle sera l'issue jusqu'à la toute fin, soit parce qu'ils suivent une ligne de conduite qui leur dicte, pour certains, de toujours se montrer optimistes, y compris lorsque l'état de santé du patient se dégrade irrémissiblement, pour d'autres, de se montrer au contraire pessimistes, si bien que les événements tendent à leur donner raison.

Cette relation aux médecins avait été abordée dans Camille, mon envolée, mais sous un angle un peu différent, puisqu'il s'agissait là de soignants qui, aux urgences, n'avaient pas détecté le véritable mal qui était sur le point de provoquer la mort de l'adolescente. Ici, la relation s'étend sur plusieurs mois, elle se noue, avec les parents comme avec le patient, Gabriel, mettant en cause une confiance singulière qui s'établit au-delà du rapport purement professionnel.

Le roman est imprégné de tendresse et de nostalgie, il touche le lecteur au cœur, bien sûr, comme les autres romans évoquant ce sujet.
Le plus marquant de tous restera pour moi celui de Sophie Daull, en partie parce que c'est le premier lu. La douleur des parents, somme toute, se ressemble, et ce livre terrible, qui dit une épreuve parmi les plus redoutées, se raconte à l'infini, décrit la même peine. Elle inspire une déférence silencieuse envers ceux qui y sont confrontés, prend en otage en quelque sorte, néanmoins, à mon sens, la question de la valeur littéraire du roman reste ouverte.
Winter is coming est ainsi, à mes yeux, et comme les autres romans évoqués, un témoignage avant toute chose. D'ailleurs, la plus grande touche artistique réside dans la chanson de Gazou en elle-même.

Pour vous si...
  • Vous n'espérez pas trouver un préquel à votre série TV favorite ;
  • Le sujet vous taraude. 

Morceaux choisis

"L'avoir toujours redouté. L'avoir vécu plusieurs fois avant de le vivre.
L'avoir toujours su, au fond, disait, après que tout eut été accompli, une voix de la conscience.
L'avoir toujours su?
Non, dans la suite tranquille des jours, on ne sait pas ces choses-là. Mais la nuit, parfois, lorsque l'insomnie amène le cortège des angoisses, toutes les images du jour se métamorphosent, et paraissent révéler une vérité hideuse qu'elles tenaient cachée. Alors la vision ressemble à une connaissance."

"On peut se battre sans attendre de victoire. Et toutes ces histoires de progrès de la médecine, de réussir à maintenir en vie pendant quelques années, jusqu'à ce qu'on trouve quelque chose... juste de quoi tenir un peu mentalement jusqu'à l'issue.
Peut-être n'attendaient-ils pas qu'on y croie, mais simplement qu'on joue la pièce avec eux, dans une sorte de connivence. Peut-être aspiraient-ils simplement, pour eux et pour nous, à une sorte de suspension du réel pendant le traitement. Faire comme si... Il y a eu, pourtant, ce n'est pas une reconstruction a posteriori, le "vous êtes guéri". Comment peut-on être guéri si la maladie ne répond pas à la chimiothérapie? Est-ce que les acteurs se sont pris à un moment à leur propre jeu? Est-ce qu'ils ont, eux aussi, voulu croire à l'illusion qu'ils avaient mise en place?"

"Ce sera ton dernier don, Gazou, ce sourire que tu étais, en lequel toute ta personne semblait affluer et s'embraser en un don pur, sans restriction, sans réserve. Ton dernier don qui nous brûle aussi. La certitude tranquille de ta présence nous avait fait oublier, pendant ta vie, qu'elle tenait du miracle, comme toute présence humaine dans son énigmatique individualité. Et c'est ta mort qui nous renvoie au miracle que tu étais, il faut ton absence pour que ta présence nous saisisse, nous prenne à la gorge, nous étrangle parce qu'elle n'est plus que l'accomplissement de ton absence éternelle."


Note finale
3/5

jeudi 18 mai 2017

Double nationalité, Nina Yargekov

Double nationalité s'est vu décerner le prix de Flore il y a quelques mois. 
En dépit du peu d'amour que je voue à Beigbeder, il faut bien dire que je trouve mon compte dans les romans qui ont été récompensés par ce prix au fil des années, qui sont souvent des livres que j'ai aimés, voire beaucoup aimés : Le chameau sauvage de Jaenada, Les jolies choses de Despentes, Ni d'Eve ni d'Adam de Nothomb, le génialissime Zénith-hôtel de Coop-Phane, Tout cela n'a rien à voir avec moi de Sabolo, ou encore L'aménagement du territoire de Bellanger (dont je vais bientôt vous reparler, son petit dernier arrive sur le haut de ma PAL). 
Ainsi donc, il était grand temps que je me penche sur le roman de Nina Yargekov...


Libres pensées

Et bien, une fois n'est pas coutume, je suis de nouveau absolument soufflée par le prix de Flore.

Double nationalité est un roman qui mêle à peu près tout ce dont je raffole : un style et une voix inédits, un intrigue romanesque, des personnages éloignés des stéréotypes et des sentiers battus, et de l'humour à revendre.

Rentrons un peu dans le détail.
La narratrice est en quelque sorte la "conscience" de la protagoniste, et semble s'adresser à elle à la deuxième personne du pluriel (car c'est une princesse, il convient de vouvoyer les princesses), elle décrit avec force précisions ce qui l'entoure, et les préoccupations qui la taraudent. Si certains récits avaient déjà adopté le "tu" et le conservaient de bout en bout, explorant une narration originale, celle déployée par Nina Yargekov est plus originale encore, et fonctionne à merveille, car s'il m'est presque toujours arrivé de me lasser du "tu" et de le trouver spécieux, ce "vous" autoritaire et humoristique m'a tout à fait convaincue (cf extraits ci-dessous pour mieux comprendre de quoi il est question).

La protagoniste est une jeune femme, qui "reprend conscience" dans un aéroport, ignorant d'où elle vient, où elle va, où elle est, et surtout qui elle est.
A partir des maigres effets qu'elle transporte - une valise, deux passeports, un cahier vierge -, elle entreprend de mener l'enquête, et de recouvrer son identité, ou, à défaut, de la reconstruire.
Et cette identité s'articule notamment autour de l'épineuse question de la nationalité de la demoiselle. Car l'un de ses passeports est français, et l'autre yazigue, de Yazigie, un "minuscule Etat enclavé entre la Pologne et l'Ukraine avec beaucoup de pommes de terre et aucun littoral".

D'après ces passeports, elle se prénomme Rkvaa, et elle a tôt fait de découvrir qu'elle réside en France depuis son enfance, bien qu'originaire de Yazigie, où vit encore sa grand-mère, et qu'elle est traductrice-interprète. Le reste s'élabore peu à peu autour de ce noyau, mais vient bientôt se heurter à l'impératif sommé par la France, cette nouvelle loi selon laquelle il serait désormais interdit de conserver une double nationalité, et il faudrait choisir.

Les questions abordées par la narratrice sont d'ordre culturel, identitaire biens sûr, politique et sociologique également. Elle nous entraîne avec elle dans ses questionnements interminables, ses émotions qui ressemblent à des montagnes russes, ce train de pensée dont on pourrait croire qu'il ne s'arrête jamais, car ça fuse dans tous les sens, et il est proprement hilarant de voir comment les concepts et théories qu'elle a pu apprendre sont recyclés pour s'appliquer à des situations concrètes tout à fait éloignées.

La prose est succulente, foisonnante, elle regorge d'ironie et de second degré, je m'y suis vautrée dans la plus grande béatitude, trop heureuse de rencontrer enfin un livre me donnant le sentiment d'être en phase avec son auteur. Nina, je suis ta très obligée, comprends, je te kiffe absolument.

Alors, bien sûr, c'est un pavé - 676 pages -, mais ça vaut le détour.
L'auteur évoque, au moyen de cette mise en scène inventive, des questions actuelles, sur lesquelles on peut avoir des idées reçues, voire pas d'idée du tout. Par ce biais, elle nous tire de l'indifférence confortable qui constitue notre lot quotidien sur nombre de sujets qui, de prime abord, semblent ne pas nous concerner, et qui sont néanmoins capitaux dans la vie et le fonctionnement d'une démocratie.

Ajoutez à cela que les ressorts romanesques sont maniés avec art, jusqu'à la toute dernière page, jusqu'au tout dernier mot, orchestrant un moment d'excitation pure, lorsqu'un frisson vous parcourt et que vous vous rendez à l'évidence du constat que vous espériez tant : ce bouquin est magique, ce bouquin est un péché pignon, ce bouquin va me rester en tête pendant des jours, et se ranger gentiment et directement parmi les grandes lectures de l'année. 

Pour vous si...
  • Vous avez envie d'un bon livre
  • Vous êtes l'un des derniers défenseurs de la Yazigie (ou de la Lutringie, ça marche aussi)
  • Vous raffolez de profondes perquisitions

Morceaux choisis

"Au final : pas d'arme, pas d'objet contondant, pas d'explosifs, tout va bien en somme. Et pas non plus de coussin de rembourrage dans votre soutien-gorge, c'est une bonne nouvelle, vos seins ne vous paraissaient déjà pas très gros vus d'en faut, cela vous aurait fait mal au cœur qu'il y en ait encore moins que prévu."

"Vous ouvrez la porte de votre appartement [...] et vous vous annoncez, coucou chéri je suis rentrée, je souffre d'un léger trouble de la mémoire mais ne t'inquiète pas tout va bientôt rentrer dans l'ordre, vous êtes une adepte de l'ingénieuse tactique du salami comme on l'aura noté, une mauvaise nouvelle doit être annoncée tranche par tranche et non d'un bloc, ainsi l'interlocuteur s'habitue progressivement au lieu de faire une vilaine réaction de rejet. Cependant vous êtes forcée de constater [...] que votre logement est radicalement dépourvu de mari [...]. Et comme si cela ne suffisait pas, votre décoration intérieure a un cruel message pour vous : les chaises de camping et la planche avec tréteaux en guise de bureau ne suggèrent qu'assez faiblement une situation patrimoniale compatible avec la thalassothérapie, adieu enveloppements d'algues, affusions dynamiques et drainage marin.
Un instant vous reprenez espoir, que vous êtes étriquée de la  norme sociale, pourquoi un mari, pourquoi pas une épouse [...]. Mais en fait non : votre imaginaire érotique est désespérément hétérosexuel, là-dessus votre stock de données mobilisables est absolument formel. Vous êtes célibataire. Vous êtes seule. Vous êtes un bébé photon perdu dans un champ électromagnétique, qui a froid, qui a faim, qui est orphelin."

"Avez-vous seulement déjà fait l'amour en hongrois, avez-vous acquis le lexique, avez-vous l'expérience idiomatique? [...] si vous vous trompez de registre, si vous employez un mot ridiculement enfantin ou au contraire trop pornographique ce sera le désastre. [...]L'idéal serait de visionner des vidéos hongroises de sexe amateur en prenant des notes, en faisant des fiches, [...] en tout état de cause quitter l'étreinte de votre avocat afin d'aller regarder une vidéo érotique sur internet est absolument exclu, [...] il ne comprendrait pas. Alors vous sauvez les meubles par le contournement [...], et partant de là vous la jouez métaphore juridique, [...] oh oui viens entamer ta procédure de saisie, j'adore lorsque tu me perquisitionnes profondément, lui cela l'amuse beaucoup, mais vous pas du tout, c'est un pis-aller, vous ne dites pas ce que vous voulez mais ce que vous pouvez, enfermée dans un carcan, linguistiquement captive."

Note finale
5/5
(coup de cœur)

mercredi 17 mai 2017

Un instant de grâce, Clémence Boulouque

Entre deux avions (on croirait que je me la pète, en vrai c'est sans doute mon seul déplacement pro de l'année, alors je vous serais gré de me laisser me la péter illusoirement), j'ai pu glisser un petit roman au titre engageant, dont je ne savais rien de plus...


Libres pensées...

L'auteur revient sur un épisode de la vie d'Audrey Hepburn, la rencontre organisée par son époux Mel Ferrer avec son propre père, Joseph, qu'elle n'a pas vu depuis des années.
L'occasion d'évoquer sa relation avec lui, et les secrets qui ont forgé sa personnalité et son parcours d'idole cinématographique.

Ma toute première réaction à la lecture de la quatrième de couverture a été tout à fait enthousiaste : quel sujet de choix! Quelle brillante idée! D'autant que le Joseph semble être un personnage pas des plus sympathiques (il est fait mention d'allégeance au fascisme, même si, ces jours-ci, la tendance semble avoir le vent en poupe), et que le contexte historique, combiné à l'image renvoyée par Audrey Hepburn, ne peuvent qu'ajouter à l'intérêt de l'intrigue, et orienter vers une réflexion autour de la place de la femme dans la société dans les années 50-60 (une des réflexions majeures du livre grandiose de Jaenada, La petite femelle, mais je m'égare, ce n'est ni le pays ni tout à fait l'époque, en clair il est évident que je me saisis de la moindre opportunité pour parler de Philippe, ça crève les yeux).

Malheureusement, en dépit de l'objet du récit et de ses innombrables possibles, la lecture a été fastidieuse.
En cause?
La prose, à laquelle je n'ai pas du tout adhéré, et qui a formé un regrettable frein de bout en bout. Cette dernière m'a paru artificielle, verbeuse, peu incisive, elle a pris le pas sur l'intrigue pour la vider de sens, c'est en tout cas l'impression qui m'a habitée en lisant.

A titre d'exemple, j'ai souvent été confrontée à des phrases multipliant les mots dont la signification était proche, comme si l'auteur tentait d'approcher le sens sans vouloir prendre parti, préférant allonger les phrases, accoler des mots qui entraient presque en rivalité au lieu de se compléter.

De même, ces phrases m'ont donné le sentiment d'être écrites sous l'impulsion d'une volonté de faire de la poésie, comme si l'auteur s'écoutait écrire, et que le sens se diluait derrière cette ambition inaccomplie.

De grâce, je n'en ai donc guère perçue, et la déception a été cruelle.

Je souhaite de tout cœur que d'autres lecteurs la discerneront là où je n'ai vu que bavardage affété.
En ce qui me concerne, c'est l'un des no-no du mois.


Pour vous si...
  • Vous cherchez une lecture brève. Un instant de grâce compte 120 pages, au mieux vous démentirez mes propos accusateurs, au pire, vous n'aurez perdu qu'une petite heure de lecture. 

Morceaux choisis

"La danse lui avait appris à maquiller ses efforts et ses émotions mais aussi à déchiffrer son corps. Si les stimuli mauvais s'insinuent et gravent la mémoire, c'est que la douleur agit pour préserver l'espèce, par ses lancinants messages : ne pas appuyer davantage sur un nerf à vif, un tissu déchiré, identifier les dangers et les fuir. L'idée même d'une douleur capable de vous protéger était de celles qui bouleversent les certitudes. Mais les certitudes semblaient plus faciles à culbuter que les souvenirs."

"Au matin, sans combat et sans bruit, dans les interstices des volets clos, défilaient les troupes nazies, la capitulation, l'occupation."

 "Une enfant regardait une enfant.
Une vivante regardait une morte, et en elle tant d'autres."


Note finale
2/5

mardi 16 mai 2017

Les parapluies d'Erik Satie, Stéphanie Kalfon

Il y avait longtemps que j'espérais recevoir Les parapluies d'Erik Satie, lu dans le cadre de l'aventure des 68 premières fois, et que les autres lecteurs avaient largement plébiscité...


Libres pensées...

A Arcueil, le dernier logement occupé par Erik Satie est une chambrette poussiéreuse, encombrée de deux pianos,et d'une dizaine de parapluies noirs.
Patiemment, poétiquement, la narratrice déroule le fil de son existence, loin des feux de la rampe et de la gloire accordée à Debussy, son ami, son rival, son confident, son double.
Satie est un incompris, un solitaire, un dépressif. Un génie méconnu, profondément marqué par la mort de sa petite sœur Diane alors qu'elle n'est qu'un nourrisson, et la douleur maternelle traînée dès lors partout.

Les parapluies d'Erik Satie n'est pas une biographie classique. L'auteur y relate davantage une succession de paysages intérieurs, il pourrait s'agir d'une biographie émotionnelle peut-être, mais il n'est pas question de se pencher factuellement sur les événements qui, mis bout à bout, constituent d'un point de vue extérieur le parcours de Satie.

La relation aux autres, au succès, à la solitude, est au cœur du roman, car l'image de Satie qui forme le point de départ du récit est la vision de sa chambre froide et délabrée, loin de ce que l'on imaginerait pour un homme qui a laissé son empreinte comme il l'a fait dans la musique. Cela ne colle tout simplement pas, lorsque l'on songe à la popularité des Gymnopédies et des Gnossiennes, à toute la mélancolie qu'elles distillent. Il y a la un mystère, un halo de brume - en fin de compte, la pudeur d'un homme seul et hanté.

Le roman, comme Satie, ne répond pas aux codes de son époque, n'en fait qu'à sa tête, quitte à se faire taxer d'indolent, d'élève passable, par ses professeurs du Conservatoire qui l'exécutent comme un condamné. Satie revendique l'originalité, la liberté, l'affranchissement des règles. Le roman, quant à lui, joue sur les mots, mêle l'anglais au français, l'avéré à l'inventé, il n'a de cesse de réveiller Satie, d'invoquer son génie, de secouer l'anonymat et l'indifférence qu'il a rencontrés de son vivant.

Les parapluies d'Erik Satie est un récit fantaisiste, mélancolique bien sûr, d'une douceur émouvante, qui regorge de tendresse et de respect à l'égard de l'homme aux douze parapluies.


Pour vous si...
  • Il n'est pas un moment de déprime que vous n'accompagniez d'une Gymnopédie
  • Vous collectionnez les récits de génies incompris, d'ailleurs, vous avez déjà Van Gogh dans votre besace. 

Morceaux choisis

"Ce soir, la nuit est bleue et on peut se tourner vers l'arrière. L'enfance a refermé son tout premier chapitre. La vie a un début de vie. Il ne fait pas froid, mais Diane a disparu et avec elle tout ce présent qu'on ne voyait pas et qui réunissait la totalité du monde... tout ce qui fait les matins, les repas, les marées, les rues, les cheminées, les phares, les fleurs, les bêtes, les dessins, les desserts, les tissus qui grattent et les chaussettes trop petites. Maintenant oui, il existe une totalité, on sait, un morceau de vie est tombé, today.

I heard something..., pense Erik... Diane a disparu, elle mesure soixante-cinq centimètres et huit mois, un demi-arpège en somme. Dont ils garderont un souvenir flou mais intense, celui de l'amour de Jane, de son manque de sourire depuis. Et toutes les différences avec la vie d'avant, ils savent pourquoi."

"Erik Satie était un grand enfant hypersensible, iconoclaste, que Cocteau, qui s'effondra en larmes le jour de sa mort, avait déchiffré, très clairement : sa musique, comme lui, est un aspect de la conscience moderne, traduite en son.

Ici demeure Erik Satie que l'on prit pour un fou, un misérable, un fumiste, un analphabète musical, un fantaisiste, un raté, un aigri, un maniaque, un ivrogne, un clown, un paranoïaque et oui, certainement qu'il fut tout cela à la fois. Tout cela à la fois, possible oui, possible. Mais si on prend le temps de se pencher sur la ligne de sa vie, sa portée, tout ce que l'on distingue, c'est du jazz. La vie de Satie n'a été qu'un zigzag, un croisement de blues et de ragtime, un mélange de spleen, de fête, d'enthousiasmes, de déceptions, de crises et de défaites."

"On apprit la mort de Contamime trois jours plus tard. Une chute dans une fontaine. Certains parlèrent d'un suicide. Il n'en pouvait plus d'être seul, ça n'en finissait pas, ça n'en finissait pas, ça ne voulait jamais finir."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 15 mai 2017

Inhumaines, Philippe Claudel

Le retour de Philippe Claudel!
Avec, en prime, une première de couverture qui laisse pantois (faut-il comprendre que les dames sont des aliens? Qu'une orgie sexuelle est annoncée? Les paris sont ouverts!).



Libres pensées...

Claudel est de retour pour nous livrer des nouvelles, qui ont pour toile de fond un univers commun, et des protagonistes récurrents.
Ils sont collègues, pour la plupart, et évoluent dans le monde de l'entreprise, dans une temporalité indéfinie, que l'on pourrait penser future, mais peut-être pas tant que ça.
C'est notre société poussée dans ses retranchements, jusqu'à l'absurde.
Ainsi, un homme décide de se suicider et invite formellement ses amis pour assister à l'événement ; lorsqu'il se dégonfle, ces derniers, agacés d'avoir fait le déplacement pour rien, lui forcent la main, jusqu'à le pendre eux-mêmes.
Dans ce monde-là, les pauvres sont exploités dans un travail sans but ni fin, et la moindre marque de compassion à leur égard est hautement inappropriée. D'ailleurs, qui s'y adonne a tôt fait de franchir la mince limite entre les nantis et les miséreux, et de rejoindre leur cohorte.
Lorsque, en vacances, les fortunés croisent des barques de migrants tâchant de rejoindre la rive, ils applaudissent des deux mains voyant une vague renverser l'embarcation, et les emportant l'un après l'autre.
Toujours dans ce même monde, les femmes meurent et peuvent être remplacées par un exemplaire en tout point conforme, dont l'homme peut faire ce qu'il entend.
Les enfants, quant à eux, sont en pension, l'on en oublie parfois jusqu'à leur existence et leur nom.
Le loisir consiste à se retrouver sur un pont enjambant le périphérique, et à lancer des projectiles sur les véhicules en contrebas. Ou encore, à organiser des jeux sexuels entre adultes, ou à torturer le Père Noël.

Ces textes très courts, de trois ou quatre pages tout au plus, présentent une vision altérée de la société, des codes qui la régissent, des individus qui la constituent. Ils sont porteurs d'une cruauté désarmante, car il semblerait que l'éthique et le bon sens, l'empathie, aient déserté ces personnages qui nous ressemblent pourtant terriblement - ils ont un travail de bureau, une famille, un quotidien qui s'articule autour de leur vie professionnelle et de leur vie privée, et du loisir qui motive ce schéma auquel il est difficile d'échapper.
On pourrait penser aux Diaboliques de Barbey d'Aurevilly, à des récits dressant une satire sociale, sur un ton détaché et tellement sérieux, au premier abord.

On rit sous cape, on s'extasie devant la clairvoyance de Claudel, son audace aussi - car Inhumaines n'est pas à mettre entre des mains d'enfants, certaines nouvelles sont corrosives voire à caractère érotique sans la dimension du désir en prime, tout ceci étant extrêmement mécanique.

Et puis, en dernier lieu, on s'interroge sur les similarités entre ce monde à la fois étranger et familier, et le nôtre. Car si certains comportements nous paraissent improbables, certains faits divers remontent en mémoire, démontrant qu'ils ne le sont pas tant que ça. A l'instar de la noyade d'un migrant dans le canal de Venise, en janvier dernier, sous les rires et les regards attentifs de passants et de touristes qui nous ressemblent à s'y méprendre.
Alors, le sourire et l'égaiement laissent place à l'effroi et à l'introspection. 

Pour vous si...

Morceaux choisis

"Morel du service comptabilité a épousé une ourse. Nous sommes allés au mariage. Une imposante cérémonie. Les mariages mixtes se multiplient et ne choquent plus personne. Drôle d'époque. En vérité peu de choses nous choquent. Que faudrait-il pour nous choquer. Je ne sais pas. Que tout le monde s'aime peut-être."

"Les vieux sont un problème. Où les mettre. Ils ne se reproduisent pas mais sont tout de même de plus en plus nombreux. Le monde va crever sous le poids des vieux. Et puis des pauvres aussi.
[...] Nous avons été sensibilisés dans l'Entreprise. Un séminaire. Tout un weekend. Qui avait pour intitulé : "Que faites-vous de vos propres vieux". En Normandie. Dans une vaste propriété appartenant à un couple de comtes. Je veux dire un comte et une comtesse. Il y a deux siècles ils étaient les maîtres. Aujourd'hui ils sont juste hôteliers. Ils nous ont accueillis avec un grand sourire et des courbettes. Comme des serviteurs. Et quand nous sommes repartis. Ils ont lavé les draps dans lesquels nous avions forniqué et dormi, et récuré les toilettes dans lesquelles nous avions déféqué. Tout le monde n'a pas eu la chance d'être guillotiné."

"Mes chers compatriotes je n'en peux plus. Je regrette d'avoir été élu. Je regrette que vous m'ayez choisi. Vous auriez dû voter pour l'autre truffe qui se présentait contre moi. Ça m'aurait fait plaisir qu'il en bave comme j'en bave. Il le méritait plus que moi. Jamais je n'aurais dû être président. Tout cela a fichu ma vie en l'air. Ma femme m'a quitté. Mon fils a changé de sexe. Mon chien est mort. Ma mère est toujours en vie. Je ne sais plus quoi faire. J'aimerais, si ce n'est pas trop vous demander, que l'un d'entre vous ait le courage lors de l'une de mes nombreuses apparitions publiques de me tirer une balle dans la tête, dans la nuque ou dans le cœur."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 11 mai 2017

Presque ensemble, Marjorie Philibert

Les 68 premières fois me proposent cette semaine l'histoire d'un couple, et le moins que l'on puisse dire, c'est que le bandeau de présentation ne laisse pas présager du meilleur concernant leur épanouissement amoureux...


Libres pensées...

Presque ensemble est l'histoire de Nicolas et Victoire, leur histoire individuelle avant qu'ils ne se rencontrent à vingt ans, l'histoire de leur couple, et ce qu'il reste d'eux une fois que la romance se fane.

Alors, je ne vais pas vous mentir, le roman de Marjorie Philibert a quelque chose de très déprimant. Comme d'autres auteurs, cette dernière excelle à dresser le tableau d'un couple qui pourrait incarner une certaine classe sociale à une époque donnée, les années 1980 aux années 2010 (en gros), en portant un regard acéré, parfois ironique, sur ses protagonistes, ce qui déroute bien sûr. On s'attend souvent à ce qu'un auteur chérisse ses personnages, les soigne, veuille les montrer sur leur meilleur jour. Ici, il n'en est pas question, Nicolas et Victoire apparaissent sous une lumière crue, leurs petites bassesses ne sont pas passées sous silence, et ils paraissent même tout à fait mesquins dans certaines de leurs réactions, qui, par moment, m'ont paru à la limite de la caricature.

Leur vie de couple, en particulier, est l'incarnation de la fadeur, leurs aspirations semblent par moment aussi étriquées que déconnectées de la réalité, rien dans leur condition ne fait vraiment envie, et d'une certaine façon, ils inspirent l'indulgence à force d'inspirer l'aversion (ils sont nonobstant tout à fait ordinaires).

J'ai été troublée par cet œil presque hautain porté sur deux personnes tout à fait banales, et m'interroge à ce sujet : est-ce là volonté de l'auteur de paraître au-dessus de cela? De créer une connivence avec le lecteur en lui faisant croire que ce n'est pas là sa propre condition qui est dépeinte aussi? De tourner en dérision une génération, une classe sociale insatisfaite et frustrée? Ou, au contraire, de sourire de ce qui, finalement, est notre lot à tous?
Difficile de trancher.

Aussi, bien que la prose soit très fluide, l'humour au rendez-vous, le tableau social intéressant, il m'est arrivé d'être prise d'un malaise face à l'implacable déroulement des vies minuscules de Nicolas et Victoire, pourtant bercés de rêves et d'attentes qui ressemblent à tant d'autres.
Je médite encore, à vrai dire.


Pour vous si...
  • Vous mettez en doute la conception traditionnelle du couple, que vous considérez vouée à l'échec.
  • Vous vous demandez sincèrement si on ne peut pas sauver un couple avec, au choix : un chat / un mariage / un bébé. La réponse est non. 

Morceaux choisis

"Avec la Coupe du monde permanente, le calendrier serait rythmé par les victoires et les défaites. Plus d'années qui s'écoulent lamentablement identiques les unes aux autres. Pâques. La Pentecôte. La Toussaint. A la place, France-Espagne, France-Ukraine, France-Belgique. Les victoires seraient fêtées comme il se doit, avec des primes et une semaine de congé obligatoire. Les défaites ouvriraient des périodes de réflexion, où des cellules psychologiques seraient proposées pour comprendre les raisons de l'échec. La précarité, doux euphémisme pour désigner la condition du pauvre, laisserait la place à un aléatoire égalitaire, lié à la trajectoire du ballon. Quelques centimètres de plus ou de moins en direction du poteau décideraient de tout : ainsi, le bonheur et le malheur seraient les mêmes pour tous. La loi du sport, c'était la démocratie retrouvée, se dit Nicolas en écrasant sa cigarette."

"La négociation au sujet de sa venue au monde débuta durant l'été 1979 à Nantes. Auparavant s'étaient succédé cinq années durant lesquelles Marie, sa mère, avait mené une guerre d'usure pour persuader Pierre de vivre avec elle. Pierre avait fermement résisté, avant de capituler, puis de le regretter. Ce pacte bancal fut à l'origine des deux phrases que Nicolas devait entendre toute son enfance :
_Ton père est un égoïste.
_Ta mère m'a bien eu."

"Ils avaient bien raison, Jean-Edouard et Loana, de s'envoyer en l'air. A eux comme à tout le monde, on avait menti. Ils n'auraient jamais ce qu'ils auraient mérité d'avoir, et que tant d'autres avaient reçu en héritage. Danone licenciait en masse, Chirac était convoqué dans l'affaire des HLM de Paris, les politiques ne parlaient que d'insécurité. Grâce au Loft, on pouvait espérer accéder à une vie meilleure, sans diplôme et sans effort, si le public vous trouvait sympathique."

"Certains jours, ils auraient voulu que leur jeunesse soit déjà derrière eux, afin de savoir qui ils avaient été. L'incertitude les rongeait. Ils allaient fêter leurs dix ans : mais les années les avaient usés davantage que des couples plus anciens, car elles avaient mangé leur possibilité d'expérimenter la vie.
En eux-mêmes, il leur arrivait parfois de s'indigner, de chercher un responsable, sans trouver."


Note finale
3/5
(cool)