mardi 27 mars 2018

L'élimination, Rithy Panh

Un autre roman prêté par Nombre Premier il y a un bail, voici L'élimination, qui propose une expérience de lecture douloureuse mais instructive. 


Libres pensées...

Rithy Panh a survécu au génocide perpétré par les Khmers rouges alors qu'il était adolescent, qui a frappé sa famille et près de 2 millions d'hommes, femmes et enfants. Trente ans plus tard, il est devenu un homme, il a émigré, se dit en paix avec lui-même, et se retrouve confronté à Duch, responsable du centre S21 à Phnom Penh entre 1975 et 1979, où 12 000 personnes au moins furent torturées. Alors qu'il s'efforce de mettre Duch face à ses contradictions et à ses mensonges, dans le but de lui extorquer la vérité sur sa responsabilité et ainsi le rapprocher des hommes, Rithy Panh est replongé dans l'enfer qu'il a traversé, les souvenirs de sa famille, les témoignages et preuves accumulées contre les Khmers rouges, et face auxquels Duch persiste à nier son implication.

L'élimination est un récit extrêmement dur et éprouvant.
L'auteur n'épargne rien de son chemin de croix : les souvenirs qu'il a de la période décrite sont passés au crible, et ce qu'il garde de ses proches disparus le plus souvent dans des conditions insoutenables, eux qui appartenaient à la classe des "nouveaux hommes", semblable à une sorte de bourgeoisie, et cristallisant pour cela la volonté d'éradication du régime. Le récit est ainsi entrecoupé, jalonné de ces scènes très visuelles et d'une grande cruauté, avant de revenir à sa confrontation avec Duch, avec le silence de ce dernier, ses approximations, ses mensonges éhontés. Le narrateur s'emploie à faire la lumière sur les événements que Duch balaye d'un revers de main, alléguant qu'il n'a jamais participé à tout cela, que ce n'était pas lui, qu'il ignorait ces déviations, et, presque, que tout cela est un complot contre lui.

Face à lui, le narrateur campe un homme qui croyait avoir fait ses deuils, et que ce documentaire fait soudain resurgir, car depuis des années il s'est employé à faire connaître au monde les horreurs commises par les Khmers rouges, comme la torture de Bophana, cette jeune femme dont la faute était d'avoir écrit des lettres d'amour passionnées à son mari.

Les scènes de morts quotidiennes sont bien entendu effroyables ; je retiendrai en outre cette peur diffuse, la délation devenue monnaie courante, et ces arguments qui ont constitué l'idéologie instaurée par les Khmers : ne rien cacher, faire son autocritique, toujours faire prévaloir le bien de tous sur son intérêt minuscule, et le fait que cela ne s'applique qu'aux faibles, car c'est là bien sûr que l'on voit en quoi il s'agit bien d'une idéologie, faite pour contrôler et asservir les foules : certains ont toujours des passe-droits, ont accès aux réserves de nourriture, échappent à la misère et à la famine dont meurent des familles entières.

L'élimination est un récit foudroyant, qui apprend beaucoup sur les actes perpétrés par les Khmers rouges, leur idéologie, ce que la population a enduré, et la difficulté à faire entrer la vérité dans l'Histoire, face au silence des oppresseurs tombés. 

Pour vous si...
  • Vous connaissez mal la dictature des Khmers rouges, et l'impact qu'elle a eu sur le Cambodge.
  • Vous ne vous en remettez qu'aux histoires vraies. 
Morceaux choisis

"Pour ma part, depuis que les Khmers rouges ont été chassés du pouvoir, en 1979, je n'ai pas cessé de penser à ma famille. Je vois mes soeurs, mon grand frère et sa guitare, mon beau-frère, mes parents. Tous morts. Leurs visages sont des talismans. Je vois encore mes neveux et ma nièce, affamés, quel âge ont-ils, cinq et sept ans, ils respirent mal, regardent dans le vague, halètent. Je me souviens des derniers jours, du corps qui sait. Je me souviens de l'impuissance. Des lèvres d'enfants closes. Duch a semblé surpris par ma question [ndlr : "Un homme qui a dirigé un lieu comme S21 ne voit-il pas dans ses cauchemars les visages suppliciés qui l'appellent et lui demandent pourquoi ?"]. Il a réfléchi, et m'a simplement dit : "Des rêves ? Non. Jamais."

"Les livres affirment que Phnom Penh a fêté joyeusement l'arrivée des révolutionnaires. Je me souviens plutôt d'une fébrilité, d'une inquiétude, d'une sorte d'angoisse face à l'inconnu. Et je n'ai pas le souvenir de scènes de fraternisation. Ce qui nous a surpris, c'est que les révolutionnaires ne souriaient pas. Ils nous maintenaient à distance, avec froideur. Très vite, j'ai croisé leurs regards, j'ai vu les mâchoires serrées, les mains sur les détentes. J'ai été effrayé par cette première rencontre, et par l'absence totale d'âme."

"La question aujourd'hui n'est pas de savoir s'il [Duch] est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c'est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s'autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne."

"Bien sûr, je dresse un portrait idéalisé de mon père, tant il m'a impressionné par sa force morale face aux Khmers rouges. Dans nos sociétés démocratiques, l'homme qui croit à la démocratie nous semble ordinaire. Voire ennuyeux. Aussi, dans mon bureau parisien, je garde devant moi son portrait un peu jauni : qu'il y ait une puissante banalité du bien. Ce sera sa victoire."

Note finale
4/5
(effroyable)

lundi 26 mars 2018

Apprendre à lire, Sébastien Ministru

Apprendre à lire est le premier roman de Sébastien Ministru, journaliste, chroniqueur radio, et auteur de pièces de théâtre. 


Libres pensées...

Antoine a la soixantaine, il est directeur de presse, et a une vie en apparence rangée auprès d'Alex, avec qui il vit depuis des décennies, et qu'il connaît par coeur. Il lui arrive de payer les services de prostitués, mais cela, Alex n'en sait rien. Un jour, son père, auprès de qui il a grandi après la disparition de sa soeur mais dont il ne se sent pas proche, lui demande de lui apprendre à lire et à écrire. Antoine s'exécute de mauvaise grâce, avant de faire une proposition à son père : engager quelqu'un pour lui enseigner cela à sa place, à savoir Ron, un jeune homme d'origine aisée qui s'est éloigné de sa famille et se prostitue dans l'espoir de gagner assez d'argent pour aller s'installer à Sidney et y devenir instituteur. D'abord fermement opposé à cette idée, le vieil homme fait la rencontre de Ron, et finit par s'habituer à lui, et même à l'apprécier.

J'ai beaucoup aimé Apprendre à lire.
Ce qui m'a plu, dans ce roman, c'est d'abord le style : dépouillé, simple, sobre peut-être, mais reflétant le quotidien d'Antoine et celui de son père. Il émane une sincérité, un réalisme des dialogues entre les deux hommes, et l'on sait que des dialogues réussis ne sont pas monnaie courante.

Ensuite, j'ai aimé les personnages : la personnalité ambivalente d'Antoine, qui cherche à concilier aussi simplement que possible des envies divergentes, qui cherche à être un bon compagnon, un bon fils, derrière une indifférence apparente, et que les sentiments rattrapent alors qu'il se croyait "rouillé", hors d'atteinte.
Le père d'Antoine, aussi, dans sa rusticité, son abord abrupt et sa manière bourrue d'exprimer ses manques, ses faiblesses, de vouloir maintenir entre son fils et lui une barrière pudique, et qui pourtant se préoccupe de son fils qu'il fait mine de ne pas comprendre.
Ron, enfin, plus insaisissable, qui joue le rôle de liant, qui s'appréhende en creux et qui est pourtant la pierre angulaire de ce récit, car l'on devine à travers lui la difficulté qu'ont Antoine et son père à se parler, à mettre de côté tout ce qui s'est dressé entre eux au fil des ans, mais aussi la solitude immense du père, et la béance laissée lorsque, un beau jour, Ron disparaît, laissant le vieil homme perdu, inquiet, sans réponse, sans ami.

C'est sans doute ce dernier point qui m'a le plus touchée, car elle met le doigt sur une réalité dont on parle, que l'on peut imaginer, sans forcément y être confronté soi-même, et qui pourtant est effrayante: s'imaginer vieillir seul.

Lorsque Ron a disparu, j'ai songé qu'il n'y avait qu'une issue qui pourrait faire d'Apprendre à lire un très beau roman. Par chance, c'est l'issue qu'a choisi l'auteur, évitant de verser dans une facilité romanesque qui aurait fait du récit un récit parmi d'autres du même accabit. Au contraire, Apprendre à lire est bel et bien un très beau roman sur la relation filiale, la solitude, et la liberté conférée par les mots qu'on lit et qu'on écrit. 

Pour vous si...
Morceaux choisis

"L'analphabétisme de mon père ne m'a jamais causé de problèmes. C'est un handicap qui, pour moi, n'en est pas un. Je n'ai jamais vu mon père s'en plaindre, ni en souffrir."

"_Mais à  quoi ça va te servir de savoir lire ?
_ A quoi ça va me servir ? Mais à lire. Peut-être que lire, ça fait mourir moins vite."

"Apprendre à lire et à écrire a calmé son impatience, même si - son impair de l'autre jour à table l'avait prouvé - il pouvait continuer à surprendre par ses manières brutales. Son écriture, malhabile, curieusement encombrée de courbes et d'arrondis, ne reflétait pas l'homme, mince, tendu et anguleux, que je connaissais. [...] J'ai été impressionné par les feuillets d'exercices qu'il m'avait montrés, non pas à cause de la qualité de leur calligraphie, mais par l'idée, un peu idiote, de voir pour la première fois l'écriture de mon père, de tenir entre mes mains cette chose qui était sortie de lui."

Note finale
3/5
(beau roman)

vendredi 23 mars 2018

Richie, Raphaëlle Bacqué

Richie m'a été prêté par Nombre Premier il y a un petit moment, et allez savoir, j'ai eu une envie de me plonger dans les arcanes du pouvoir comme d'autres ont des envies de fraise. J'imagine que je ne pouvais rien pondre d'autre qu'une chronique, avec ce genre d'envies. 


Libres pensées...

Le livre retrace le parcours de Richard Descoings, et en particulier la période durant laquelle il a été à la tête de Science Po, avant sa disparition brutale en 2012.

Raphaëlle Bacqué débute son récit par l'entrée de Richard Descoings à l'ENA, en 1983, après avoir déjà passé deux fois le concours d'entrée sans succès. Dans sa promotion, il est une figure terne, nul ne se souviendra vraiment de lui, il est effacé, et se hisse néanmoins à la dixième place à l'issue de la formation.
Son ascension est fulgurante, il est nommé à la tête de Science Po Paris alors qu'il n'a pas quarante ans, et va dépoussiérer l'image de la maison, la mettre sur le devant de la scène dans la presse, nouer de nouveaux partenariats à l'international, et établir un règne et un culte de sa personnalité au sein de l'établissement, avec le concours de son épouse Nadia Marik.

Richie est un récit à la fois fascinant et dérangeant.
Fascinant en ce que l'écriture de Raphaëlle Bacqué nous pousse à nous prendre au jeu - dans la première partie du roman, en effet, Richard Descoings apparaît comme un homme multiple, ayant un visage le jour et un autre la nuit, lorsqu'il égrenne les bars parisiens, un homme libre dans un milieu austère et traditionnel, prompt à exclure ceux qui ne se fondent pas dans le moule.
Mais aussi, dérangeant, lorsque le récit révèle le règne de la terreur qu'instaure Richard Descoings lorsqu'il devient directeur de Science Po, nourrissant des relations ambigues avec des élèves, faisant jouer la compétition et la délation entre les enseignants, établissant peu à peu une sorte de cours autour de lui, où se trouvent des courtisans, des bouffons, des ennemis qui ne font pas long feu. Tout cela est glaçant, tout comme la façon dont "Richie" joue de la presse, construit son propre marketing et celui de sa maison, tire les ficelles du pouvoir, par exemple pour maintenir à son poste son épouse au mépris de l'évident conflit d'intérêt et des témoignages nombreux révélant son comportement malfaisant...

Je garderai donc de Richie l'enseignement - déjà constaté par ailleurs - qu'un poste de pouvoir garantit souvent une marge de manoeuvre que n'ont pas les moins nantis, une impunité en premier lieu, la possibilité de nuire à grande échelle sans qu'aucun garde-fou n'empêche cela, et qu'un tel poste révèle à la fois la grandeur et la noirceur d'un homme. 

Pour vous si...
  • Vous avez malheureusement manqué la sortie cinéma
  • Vous vous demandez pourquoi la fin des grands hommes français a toujours lieu à New York

Morceaux choisis

"Fureur du roi Richard ! Il veut bien être traité de despote mais il se revendique des despotes éclairés. Ne travaille-t-il pas chaque jour, de sept heures quarante-cinq à vingt-et-une heures, pour maintenir cette école au plus haut niveau ?
De fait, la plupart de ceux qui souffrent sous sa férule doivent bien reconnaître que jamais ils n'ont été aussi fiers d'appartenir à Sciences Po. A l'extérieur, l'image de l'institut s'est transformée. Le niveau des étudiants s'est accru. Jamais on n'a connu un tel bouillonnement intellectuel, une telle diversité des formations. Mais ils s'inquiètent de voir ce couple enivré par sa toute-puissance. Et s'il était en train de détruire son oeuvre ?"

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 22 mars 2018

Je dansais, Carole Zalberg

L'an passé, j'avais glâné ce roman de Carole Zalberg lors de Livre Paris. J'ai enfin trouvé un moment pour m'y plonger, victoire !



Libres pensées...

A 13 ans, Marie est enlevée, séquestrée et violée par Edouard, qu'elle a croisé dans la rue un jour alors qu'elle était aux côtés de sa mère, et qui depuis a été obsédée par elle. Je dansais raconte sa captivité, la narration se fixant tantôt sur ses pensées et émotions et tantôt sur celles d'Edouard.

En débutant la lecture, j'avais oublié l'objet du roman, et alors qu'il m'est revenu, j'ai aussitôt pensé à la lecture récente de Daddy Love, de Joyce Carol Oates, qui évoque l'enlèvement d'un petit garçon.
Je crois que c'est à peu près la seule comparaison que l'on peut faire entre les deux récits.
En effet, le style diffère complètement, et je suis malheureusement beaucoup plus réceptive à celui de l'autrice américaine qu'à celui de l'autrice française.

J'avais déjà été confrontée à la prose de Carole Zalberg lorsque j'avais assisté à la pièce tirée de son oeuvre, en 2017, Feu pour feu. Comme pour Je dansais, le thème choisi m'avait interpelé, et j'étais impatiente de découvrir son traitement au travers de l'adaptation théâtrale. Ce fut un échec cuisant, et je n'ai pas du tout apprécié cette soirée.
En cause : le style, de nouveau, qui m'avait semblé hermétique, un lyrisme hors de propos à mes yeux, versant parfois dans ce qui ressemblait pour moi à du verbiage, alors que je me figurais qu'il y avait tant à dire, tant à écrire et à retranscrire sur le sujet de l'exil.

Ici, c'est un peu la même chose. Lorsque Edouard a la parole, le lecteur est mal à l'aise, et son expression est ampoulée, il y a quelque chose qui ne "colle" pas, qui "sonne" étrangement. Lorsque Marie a la parole, on devine les pensées de l'auteur avant celles de l'adolescente, car l'auteur se plaît avec les mots, et leur donne un cours qui paraît décalé avec la situation relatée. Sur le thème, je trouve que la sobriété, la redondance même adoptée par Joyce Carol Oates, faisant penser à un mécanisme cassé, à l'aliénation qui guette la mère, à la culpabilité en boucle, à l'expression impossible de l'enfant, étaient complètement adaptées.
Le lyrisme de Carole Zalberg ne me touche pas, bien au contraire, il m'éloigne, j'ai l'impression que l'effet recherché était la beauté du texte et non l'expression de la violence pure qui émane en premier lieu des événements relatés.

Rendez-vous manqué pour ma part, mais n'hésitez pas à découvrir à votre tour le roman pour vous en faire votre propre idée.


Pour vous si...
  • Vous adorez les ballets.
  • Vous consommez exclusivement français. 

Morceaux choisis

"Ton regard, cette première fois, ton regard.
D'abord, je voudrais disparaître, je me sens rat. Débusqué, cloué à la rue où nous nous croisons.
Comment oses-tu, petite ?
[...] J'en suis frappé. Littéralement frappé." (alors...non. Pas littéralement. Un regard ne peut pas littéralement frapper quelqu'un, il ne le peut que de manière imagée.)

"Nous sommes les belles ou même pas, sifflées sur les trottoirs, collées, palpées, suivies, complimentées comme on insulte ou couvertes sans détour d'injures par l'animal que nous faisons sortir de l'homme. Qui est aussi l'homme, sans doute." (ouf, la féministe en moi s'est insurgée d'un coup avant de se calmer. L'homme n'est pas victime, ce n'est pas un pauvre chouchou qui ne demande rien et dont la femme, ouh la vilaine, fait sortir l'animal enfoui en lui, à son corps défendant. Non non. C'est juste l'homme qui se comporte comme une merde, dans l'exemple évoqué).

Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 21 mars 2018

L'archipel du chien, Philippe Claudel

Philippe Claudel revient avec un roman intriguant, qui ressemble étrangement à un piège à souris, dont on sent qu'il va se refermer sur nous sans pitié. Et ça ne manque pas, parce que Philippe est un homme de parole. 


Libres pensées...

Sur une plage de l'Archipel du chien sont rejetés par la mer les corps sans vie de trois hommes noirs. Ils ne sont pas d'ici, et l'on devine des migrants tombés des bateaux qui largent le continent. Ils sont plusieurs à les découvrir au petit matin : le Curé, le Maire, le Docteur, la Vieille, et l'Instituteur. Lorsque le Maire propose de faire disparaître les corps dans les entrailles de l'île pour ne pas mettre à mal le projet de construction de thermes qui devrait être très lucratif pour l'Archipel, seul l'Instituteur proteste, avant de se rendre à la majorité passive qui accepte la directive. Mais alors que l'atmosphère sur l'île devient inexplicablement irrespirable et que l'Instituteur s'adonne à des expériences qui inquiètent le Maire, un Commissaire venu du continent débarque sur l'île.

Volontairement, on ne sait trop rien de l'Archipel du chien, et l'auteur souligne que cela pourrait être ici comme ailleurs, qu'il n'y a guère de différences, et que les protagonistes sont nos voisins, nos amis, ou peut-être bien nous : l'introduction de Claudel va d'ailleurs en ce sens, lui qui s'érige en "Gêneur".

Le récit est sobre, et extrêmement efficace : nous avons deux cadavres, cinq personnages vivants, trois autres apparaissent en chemin, l'histoire est rythmée, maîtrisée, et l'île devient à son tour comme un personnage, qui se dresse contre les actes des vivants, après avoir avalé les corps des morts. L'écriture, comme toujours épurée chez Claudel, nous permet d'appréhender sans obstacles les cas de conscience des uns ou des autres, la manière dont ils jugent des priorités. Les préoccupations du Maire sont les plus évidentes, tout comme celles de l'Insitituteur - entre les deux, se dessine une palette de comportements et d'états d'âme qui font finalement pencher les protagonistes vers la passivité et la soumission.
La description de la foule, de son imprévisibilité, n'est pas sans rappeler les écrits de Gustave Le Bon, et montre en quoi la foule n'est que le jouet de ceux qui maîtrisent l'information.

Claudel excelle à décrire les comportements humains, dans toute leur noirceur, leur ambivalence, ou leur grandeur parfois. Le récit essentialise pour partie certains de ces comportements en les renvoyant chacun à un personnage, néanmoins le procédé n'en est pas moins efficace : on reconnaît sans mal des penchants bien connus, des options qui s'ouvrent à nous lorsque nous sommes confrontés à un choix qui met en cause notre humanité - et, en réalité, cela arrive très fréquemment, dès lors par exemple que nous nous détournons d'une personne dans le besoin au hasard de la rue.

L'archipel du chien est un conte cruel, un roman grinçant qui nous met face à nous-mêmes, face à nos responsabilités, face à notre lâcheté individuelle et à notre lâcheté collective.

Néanmoins, ayant déjà réfléchi à ce sujet à plusieurs reprises, je pense que notre ignorance n'est que de façade, qu'elle est feinte : sans savoir précisément la situation d'un tel ou d'un autre, nous savons ce qui se passe au-dehors, ou même au-dedans, pas si loin, au coin de la rue, où des migrants mendient (et d'autres!) et dont on peut imaginer le périple qui les a menés là. Ne pas savoir n'est plus une défense, comme, de plus en plus, communiquer et informer n'en est plus une non plus. J'ai tendance à penser que nous sommes, tous, de gros lâches, et que nous avons pris le parti de cette situation - lecteurs et écrivain compris... Lire, et écrire, ne sont plus des actes suffisants pour s'autoriser à croire que l'on a fait sa part. 

Pour vous si...
  • Vous êtes prêt à vous laisser frapper par un conte pour adultes 
  • Vous n'êtes pas dupe

Morceaux choisis

"Sur l'île, on enterre les morts debout. La terre est rare. Elle est le bien le plus précieux. Les hommes ont compris très tôt qu'elle devait appartenir aux vivants, qu'elle était là pour les nourrir, et que les morts devaient y prendre le moins de place possible. Qu'elle ne leur servait plus à rien." (thématique intéressante et filée, déjà évoquée dans L'arbre du pays Toraja)

"Alors enfin la bâche bleue bascula dans le trou, accompagnée d'une aspiration soyeuse et des abeilles qui se précipitèrent à sa suite, abandonnant le Curé et les autres à leur solitude. Chacun s'aplatit brutalement sur le bord de la lèvre sombre, côte à côte, essouflé, et scruta les ténèbres. On tendit l'oreille. On n'entendit rien. On aurait pu croire que les trois cadavres chutaient à l'infini, sans jamais s'écraser contre un replat, une corniche ni même au fond du gouffre. On aurait pu croire aussi qu'ils n'avaient jamais existé. Qu'on avait rêvé dans le creux inconfortable d'une mauvaise nuit, après avoir bu trop de vin ou mangé trop de viande en sauce, des images fantastiques et macabres. On aurait pu croire quantité de choses qui auraient permis de mieux vivre après."

"Certains mots construisent des murs que d'autres mots ne parviendront jamais à ébouler."

Note finale
4/5
(excellent)

mardi 20 mars 2018

Eparse, Lisa Balavoine

Un thé et un livre, la recette du bonheur.


Libres pensées...

L'auteur dresse un état des lieux de sa vie, de ses états d'âme, de ses doutes, revisitant son adolescence, ses débuts d'adulte, son quotidien, ses enfants, le regard qu'elle pose sur elle et que la société pose sur elle à son tour, l'amour qui ne sait pas durer.

Vous me direz, le synopsis n'évoque rien que de très entendu, et de déjà vu. Pourtant, la magie opère, et l'on se laisse captiver par la narration intimiste et sincère, la proximité se noue immédiatement, l'auteur ne manifestant pas à son égard la moindre complaisance, et ne cherchant pas à dissimuler ou à feindre.
Pour autant, on ne sombre pas dans l'auto-apitoiement, il s'agit plutôt de tirer des constats, de s'interroger encore sur ce que l'on peut attendre de l'amour par exemple, de sourire lorsque le bonheur se présente, lorsque les souvenirs rejaillissent.

Ce qui distingue Eparse d'autres romans, c'est le cadre, propice à nous replonger dans les dernières décennies, depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui, à travers la musique en particulier, et de nombreuses petites choses qui semblent à présent désuètes, mais qui ont pu incarner une époque, et rendent nostalgique quiconque a connu ce temps-là.
Ainsi, Eparse, qui est d'abord un roman intime, rassemble, embrasse, au lieu d'exclure.

Lisa Balavoine envoie valser les idées reçues, les images d'Epinal, elle dit son expérience de femme, de mère aussi, elle multiplie les anecdotes, les confidences, les insolences, déclare un amour fougueux à Mathieu Almaric, sera fière de trouver chez son fils le même goût pour l'acteur, invente des mots qui manquent, tout passe au crible de son regard ironique et profond, et l'on se plaît à se sentir près d'elle un instant, car ce qu'elle dit nous touche au point d'avoir le sentiment d'être pris dans une conversation avec une amie.

Un bien beau premier roman ! 

Pour vous si...
  • Vous êtes sensible aux confessions.
  • Vous adorez vous replonger dans les années 80 (et les suivantes, vous n'êtes pas sectaire non plus). 

Morceaux choisis

"J'ai quitté quelqu'un que j'aimais. Je ne sais pas si on peut se pardonner cela."

"J'ai hâte de lire le prochain roman de Jaenada. Je me souviens de cette soirée, il y a au moins vingt ans, où dans un bar du XVIIe arrondissement, il m'avait dit qu'il allait écrire et que je m'en souviendrais. Et j'avais souri, pensant qu'il me racontait des craques pour me draguer. Puis un jour, j'ai vu son nom sur une pile de romans dans une librairie. Il n'avait pas menti."

"Je suis une capitaliste d'extrême-gauche. Ce n'est pas toujours facile à vivre."

"Je n'ai pas toujours l'impression d'être la femme que j'aimerais que mes filles deviennent."

Note finale
4/5
(très cool)

lundi 19 mars 2018

Pays provisoire, Fanny Tonnelier

Une fois n'est pas coutume, Pays provisoire est de nouveau un premier roman de ce début d'année 2018, proposé par le cercle des 68 premières fois. L'auteur, Fanny Tonnelier, vit près d'Angers, et c'est à peu près tout ce que l'internet veut bien me dire d'elle !


Libres pensées...

Amélie Servoz a quitté sa Savoie natale pour reprendre la boutique de mode établie par une Française à Saint-Pétersbourg en 1910. Sept ans plus tard, alors que les Bolcheviks sont sur le point de renverser le Tsar, elle quitte la ville et décide de rentrer en France, alors que l'Europe est déchirée par la guerre. Le trajet s'annonce un long périple.

Pays provisoire est un premier roman intéressant, qui présente de nombreux atouts : le cadre choisi, la première guerre mondiale depuis Saint-Pétersbourg, est relativement original, et le voyage d'Amélie permet de maintenir ce regard inhabituel sur les événements de 1917, en Europe comme en Russie.

Par ailleurs, le métier d'Amélie, qui est modiste et confectionne des chapeaux, apporte une dimension supplémentaire en nous plongeant dans l'univers des tissus, des accessoires, leur pénurie, le monde de la haute société de l'époque se fournissant auprès de boutiques artisanales. On ressent le plaisir qu'a pris l'auteur à s'immerger dans cet univers, et l'on se plaît à se perdre à son tour parmi les créations d'Amélie, tout comme, par la suite, on s'éreinte à ses côtés pour tâcher de retrouver une place en France, alors que la guerre gronde et que les boutiques n'embauchent pas.

Enfin, dernier point important, il émane du texte une bienveillance, une énergie attachée au personnage d'Amélie, qui le dépasse pourtant, et propose cette étonnante expérience, consistant à porter un oeil candide, plein d'espoir, sur ce qu'il se passe alors, et à tirer le positif de toute épreuve. En effet, si la guerre est une sordide toile de fond, Amélie n'en perd pas moins de vue son objectif, qui est de rejoindre sa famille, de poursuivre sa carrière dans la mode, et dont les sentiments pour Friedrich, rencontré lors de son voyage, ne cessent de croître. Les pensées qui l'habitent sont parfois empreintes de naïveté, ce qui la rend attachante, mais peut aussi créer un décalage par rapport à ce que l'on sait et que l'on a lu de cette période. Même les épisodes douloureux, durant lesquels Amélie perd un ami par exemple, se traduisent en réactions ponctuelles, qui n'entament pas la joie de vivre et l'optimisme d'Amélie.

A cet égard, j'ai donc parfois eu l'impression que la protagoniste traversait l'Europe comme son époque sans véritablement prendre la mesure de ce qu'il se passe autour d'elle ; il faut dire qu'à l'exception de cet ami perdu, elle se retrouve, ainsi que son entourage, relativement épargnée par la guerre, le point culminant étant l'arrivée de Friedrich en France qui débarque, pourrait-on dire, la fleur à la bouche, alors que les risques encourus pour venir sont immenses.

Pays provisoire est donc un très joli roman, qui m'a cependant donné l'impression d'une bluette au coeur d'une guerre très meurtrière, conduisant à faire se côtoyer l'horreur et la légèreté, une combinaison pas toujours maîtrisée avec adresse, cependant le travail de documentation sur le milieu de la mode et la confection des chapeaux récompense largement la lecture ! 

Pour vous si...
  • Vous êtes un adorateur de la mode à la française ;
  • Vous voyez le verre à moitié plein.

Morceau choisi

"Le régiment de Nicolas partit parmi les premiers en Prusse orientale. Quand elle apprit que des milliers de soldats avaient été tués, ou étaient portés disparus, elle éprouva de la colère contre tous ces hommes politiques qui faisaient la guerre dans des fauteuils et envoyaient les soldats à la boucherie."

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 16 mars 2018

Luna-Park, Elsa Triolet

On parle toujours d'Aragon à foison, mais Elsa, hein, qu'est-ce qu'on en dit d'Elsa ?


Libres pensées...

Dans la maison dans laquelle il vient de s'installer, Justin Merlin trouve une abondante correspondante entre l'ancienne propriétaire des lieux, Blanche Hauteville, et plusieurs hommes. A travers leurs échanges épistolaires, il fait la rencontre de Blanche, l'appréhende, la sonde, et se prend au jeu tant et si bien qu'il se découvre bientôt amoureux.

Le cadre dressé par l'auteur se prête merveilleusement au romanesque : le protagoniste, Justin Merlin, s'apparenterait presque au lecteur lui-même, se glissant en voyeur dans une relation épistolaire à laquelle il n'a pas pris part, mais dont les émotions sont si fortes qu'elles le rendent bientôt acteur de l'intrigue lui-même, dans une certaine mesure.
Enfin, les lettres adressées à Blanche en dépeignent un portrait envoûtant, fascinant, celui d'une femme qui bouscule, qui dérange, qui se comporte comme elle le veut dans le milieu très masculin de l'aviation, et de manière générale dans son quotidien.

Le récit lève le voile sur l'émancipation progressive des femmes, de certaines en tout cas, à travers le personnage de Blanche, à la veille des années 1960. En effet, dans ses différentes relations, c'est bien souvent Blanche qui mène la danse, inversant le traditionnel rapport de force, Blanche qui reste fixée sur ce qu'elle veut, sur ses aspirations, quand bien même paraîtraient-elles démesurées et inadaptées, à l'époque, pour une femme.

Et, bien entendu, autour d'elle se dresse un univers poétique par le biais du thème du cosmique, que l'auteur décrit avec élégance et précision. Le thème même du Luna-Park, ce monde fait à la mesure de Blanche et qu'elle peuple de ses rêveries mêlées d'ambitions, exprime toute la poésie qui habille le récit. Une jolie lecture ! 

Pour vous si...
  • Vous adorez fouiller dans les affaires des autres. 
  • Vous vous demandez bien ce que le nylon vient faire dans cette histoire.

Morceaux choisis

"Justin se renversa dans le fauteuil. Il n'avait plus le sentiment de culpabilité à fouiller une intimité qui ne lui était pas destinée. C'est qu'il en avait maintenant le respect. C'est une chose que de coucher avec la femme de votre meilleur ami en aimant cette femme par-dessus tout, ou de coucher avec elle juste parce qu'elle s'est trouvée là, humiliant ce que votre meilleur ami a de plus cher... Question de respect. Pauvre Blanche qui ne voulait plus rien faire dans la vie, parce qu'elle ne pouvait pas voler, qui allait écouter les astronautes pour rêver de leur réalité fantastique, d'un Luna-Park lunaire. Pauvre Blanche qui voulait aller dans la lune."

"Les forces surnaturelles de l'art. On verra, on verra. Puisque déjà on est sur le point de partir pour la lune et que le monde n'esst plus qu'un Luna-Park dans l'espace infini, avec les carrousels des planètes, les tirs des comètes, les étoiles qui se téléscopent, les montagnes russes des montées et descentes vertigineuses... Les attractions ! L'attraction d'un seul être humain plus forte que la somme des forces cosmiques, une force qui continue à exister après la mort, qui peuple le néant."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 15 mars 2018

Les ignorants, Etienne Davodeau

Petite pause printanière dans l'univers du roman graphique, avec un livre qui a rencontré un franc succès depuis 2011. Ma chronique n'est donc pas de prime fraîcheur, mais je vous en gratifie néanmoins avec tout mon bel enthousiasme. 


Libres pensées...

Etienne Davodeau et Richard Leroy ont passé un an ensemble, apprenant chacun du métier respectif de l'autre, et de lui-même : Richard enseigne à Etienne la fabrication du vin et l'amour qu'il porte aux vignes, et Etienne dévoile à Richard les secrets de la confection d'une BD. Les ignorants est justement le fruit de cette année passée côte à côte.

L'expérience proposée par les deux protagonistes est aussi déroutante qu'intéressante : chacun, à sa manière, est une sorte d'artisan, et au fil des mois, des passerelles se créent entre leurs arts respectifs. L'éthique, le sens, la passion se retrouvent dans le quotidien de chacun.
Bien entendu, il est également captivant d'observer leur initiation mutuelle, et d'en apprendre soi-même au passage comme si l'on était le troisième luron de l'aventure : on découvre les différentes étapes de création de part et d'autre, les aléas présents, et, derrière tout cela, les motivations qui ont conduit Etienne et Richard à choisir cette vie-là.

En parallèle, l'amitié grandit entre les deux hommes, et l'on mesure que le partage et la bienveillance sont au coeur de leur démarche, et conditionnent son succès, car la proximité au condition révèle aussi les petits travers de l'un et de l'autre, qui en deviennent des traits attendrissants.

J'ai été sensible à la curiosité, à la simplicité et à l'ouverture d'esprit qui se dégagent de la lecture des Ignorants, dont le titre est très à-propos, exprimant avec justesse l'humilité de l'auteur et de son ami. A ne pas manquer ! 

Pour vous si...
  • Vous ne savez pas comment on fait du vin.
  • Ou alors, vous ne savez pas comment on fait une BD.

Morceau choisi


Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 14 mars 2018

Lumière pâle sur les collines, Kazuo Ishiguro

Kazuo Ishiguro est notre dernier prix Nobel de littérature. Je me suis fort réjouie de cette nouvelle, en particulier parce que j'avais adoré Les vestiges du jour, Un artiste du monde flottant ou Auprès de moi toujours, et en dépit du bide provoqué par Le géant enfoui. Et puis, ô chance, je suis tombée sur le premier roman traduit en français de l'auteur. Le voici. 


Libres pensées...

Etsuko est une femme japonaise qui a émigré en Angleterre. Après le suicide de sa fille Keiko, elle se rapproche de sa fille Niki, et est hantée par une période de son passé à laquelle elle se prend à songer souvent : après la guerre, elle avait fait la rencontre d'une femme d'extraction bourgeoise, Sachiko, qui était devenue son amie, et de sa fille Mariko.

Etrange récit que celui de Lumière pâle sur les collines !
Les deux époques se font écho, tout comme les personnages qui les peuplent, mais assez rapidement, on s'intéresse principalement au passé d'Etsuko, à Sachiko et sa fille, à la relation atypique qu'elles entretiennent, et aux fantômes qui semblent rôder autour de Mariko, qui évoque régulièrement une femme dont sa mère nie l'existence.

Par ailleurs, la personnalité de Sachiko est particulièrement intriguante, et fait bientôt naître des sentiments hostiles : elle se montre condescendante, peu reconnaissante, se plaint à loisir de sa situation de femme de noble extraction obligée de supporter la proximité de roturiers comme Etsuko et l'emploi qu'elle lui a trouvé et qu'elle quitte du jour au lendemain sans même prévenir l'amie d'Etsuko, ou encore négligente envers sa propre fille. D'une certaine manière, Sachiko m'a fait penser à une Emma Bovary japonaise, prise au piège de ses propres rêves de grandeur, et se montrant sans même peut-être s'en rendre compte dédaigneuse pour son entourage pourtant dévoué.

Enfin, la trame du récit déroute, en ce que l'on ne voit guère où l'auteur nous emmène, et l'on reste perplexe une fois parvenu à la fin du roman, s'interrogeant sur ce qu'il s'y est vraiment passé.

Cependant, le style d'Ishiguro est déjà captivant, pour ce premier roman, et alpague le lecteur (c'est en tout cas le sentiment que j'ai éprouvé dès les premières lignes du texte), l'enjoignant à se projeter dans ce cadre à la fois sinistré et apaisant. Une gageure !

Pour vous si...
  • Nagasaki, la fin des années 40, voilà de quoi vous mettre en haleine.
  • Vous vous laissez volontiers envoûter par l'ambiance unique que l'on trouve dans les romans d'Ishiguro. 

Morceaux choisis

"Il m'est arrivé d'évoquer sans relâche cette image : ma fille, pendue dans sa chambre pendant des jours et des jours. L'horreur de cette vision n'a jamais diminué, mais elle a depuis longtemps perdu tout caractère morbide : de même qu'avec une blessure physique, il est possible de parvenir à une intimité avec les pensées les plus troublantes."

"De nos jours, les épouses ne ressentent plus d'engagements à l'égard de la famille. Elles font ce qui leur plaît, elles votent pour un autre parti quand la fantaisie leur en prend. C'est absolument typique de la tournure que prennent les choses au Japon. Au nom de la démocratie, les gens délaissent leurs obligations."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 13 mars 2018

J'ai épousé un communiste, Philip Roth

Croyez-le ou non, je n'ai jamais lu Philip Roth.
Du coup, j'ai décidé de me refaire une culture (il faut dire que Philip est un écrivain reconnu, qu'il est un peu gênant de n'avoir jamais lu, mais bon, je le vis bien quand même, je vous rassure). 


Libres pensées...

Le narrateur retrace la descente aux enfers d'un homme suspecté d'être sympathisant communiste dans l'Amérique puritaine des années 1950, où sévissent le maccarthysme et la chasse aux sorcières.
Iron Ringold est un idéaliste, révolté, humaniste, mais aux yeux de certains, il est surtout un rouge. Néanmoins, la charge la plus violente ne proviendra pas d'inconnus ou de médisants, mais des êtres les plus proches d'Ira.

Avec J'ai épousé un communiste, Philip Roth nous propose une fresque historique particulièrement intéressante, en ce qu'elle est finalement très récente, et aborde une période et une facette de l'histoire récente américaine finalement assez méconnues.

Ainsi, Roth excelle à dépeindre les antagonismes, les paradoxes, décrivant pour cela des scènes visuelles et pourtant quotidiennes à travers lesquelles on devine la tension palpable, la paranoïa, le climat de délation ambiant, la défiance qui s'instaure tout autour du protagoniste.
Bien entendu, la chute est glaçante, tout comme l'analyse qu'en fait Roth.
Car c'est sans doute ce qui m'a le plus captivée : l'auteur ne se contente pas de livrer l'action de son récit, il l'étaye de commentaires qui donnent à voir l'époque d'alors, qui aident à appréhender ce contexte si singulier qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui.

Il y a par ailleurs une grande maîtrise dans le rythme du récit, et de la rigueur, qui rendent le style de Roth presque académique tant il est impeccable. En tout cas, il m'a assurément fait penser à la tradition littéraire américaine dans toute sa noblesse, qui décrit avant tout, et se plonge dans un milieu à la manière presque d'un sociologue, révélant les réflexes de pensées et les dissimulations des uns et des autres, en échappant à tout manichéisme pour cela : dans cette littérature-là, et aussi étrange que cela puisse paraître, il n'y a pas de héros. Ira lui-même, qui est pourtant utopiste et inspire pour cela l'intérêt et la sympathie, a ses propres torts, ses propres faiblesses, qui le rendent d'ailleurs vulnérable.

Edifiante lecture, donc, que j'aurai soin de prolonger avec le reste de l'oeuvre de Roth...


Pour vous si...
  • Vous avez aussi épousé un communiste.
  • Vous êtes un grand fan de Cormac McCarthy (uhuh).

Morceaux choisis

"La vengeance, m'annonça Murray. Il n'y a rien de si grand en l'homme, ni rien de si petit ; rien n'est aussi inventif, audacieux, chez l'homme le plus banal, que les mécanismes de la vengeance ; rien n'est aussi inventif et sans scrupule chez le plus raffiné des raffinés que le mécanisme de la trahison."

"Je suis convaincu qu'en Amérique on a trahi bien plus souvent dans la décennie de l'après-guerre - disons entre 46 et 56 - que dans toute autre période de notre Histoire. Cette saloperie qu'Eve lui a faite était typique de bien des saloperies commises par les gens à cette époque, soit qu'ils y aient été contraints, soit qu'ils aient cru l'être. La conduite d'Eve est à mettre au chapitre des délations quotidiennes de la période. C'est que la trahison se trouvait déstigmatisée et même récompensée comme jamais dans ce pays. Elle était partout en ces temps-là, accessible à tous, cette transgression ; elle était permissible, tout Américain pouvait la commettre. Le plaisir de trahir remplaçait l'interdit, et on pouvait même trahir sans renoncer à son autorité morale. On gardait sa pureté, on trahissait par patriotisme, tout en obtenant une satisfaction à la limite du sexuel, avec son mélange ambigu de plaisir, de faiblesse, d'agression et de honte : la satisfaction de saper, de saper celui ou celle qu'on aime, ses rivaux, ses amis. La trahison habite cette même zone de plaisir pervers, illicite, fragmentaire. Tel est l'intérêt de ce plaisir souterrain de la manipulation, il y a bien de quoi tenter l'être humain."
Note finale
3/5
(cool)

lundi 12 mars 2018

Daddy love, Joyce Carol Oates

Un titre intriguant, un synopsis qui tord le ventre, on reconnaît quelques-uns des très bons ingrédients de Joyce Carol Oates...


Libres pensées...

Robbie a cinq ans lorsqu'il est enlevé à sa mère sous ses yeux par Daddy Love. Daddy Love a déjà aimé d'autres garçons avant lui, mais lorsqu'ils ont grandi, Daddy Love s'est lassé, leur a préféré un garçon plus jeune. Le temps de Robbie est compté, mais la relation que son ravisseur développe avec lui est faite d'instabilité, de turpitudes, et les sentiments de Robbie ne sont pas toujours clairs. Alors que les ans passent et que la terrible échéance se rapproche, la personnalité de Robbie semble se dédoubler, et il est intimement tiraillé par des élans contraires.

La narration se fixe dans un premier temps sur la mère, puis sur Robbie, puis de nouveau sur la mère.

Joyce Carol Oates a à coeur de nous plonger au plus près du réel, utilisant pour cela des procédés d'écriture assez peu usités : ainsi, elle réécrit la scène d'ouverture plusieurs fois, se glissant dans la tête de son personnage, de la mère de Robbie, traduisant la culpabilité insupportable née de l'enlèvement de l'enfant, la façon dont la mère revoit la scène continuellement se dérouler devant ses yeux, se questionnant sur ce qu'elle aurait dû faire autrement, sur la façon dont les choses se sont réellement, objectivement, passées.

L'auteur emploie une écriture abordable, très directe, combinée à cette approche susceptible de créer une angoisse, une anxiété chez le lecteur qui ne comprend d'abord pas pourquoi il lit un passage si similaire à celui qu'il vient juste de lire ; on peut en cela facilement se trouver déstabilisé.

En outre, l'intrigue en elle-même met mal à l'aise, crispe, rend parfois la lecture douloureuse, en particulier lorsque l'auteur évoque les sévices que l'homme fait subir à l'enfant, ou encore lorsque le consentement des enfants enlevés, violés et battus est mis en cause, par exemple par l'animateur de télévision dans l'émission que regardent Daddy Love et Robbie, l'animateur soulignant que, selon lui, l'enfant devait apprécier sa situation s'il demeurait aux côtés de son ravisseur sans chercher à s'enfuir. Je ne perdrai pas de temps à dire ce que je pense de ce raisonnement abject (ah bah mince, ma pensée a filtré...).
C'est d'ailleurs là que réside le grand talent de Joyce Carol Oates : elle creuse en l'humain pour en dégager la noirceur, les penchants inavouables, les réflexes de pensée, les traumatismes aussi. Son regard est précis et incisif, c'est certainement ce qui fait le plus mal, cet écho à des phrases déjà entendues, à des réactions déjà vues, à nos propres incertitudes.

Daddy love propose une expérience de lecture violente et dérangeante, qui nous plonge dans les abîmes de notre humanité. 
Pour vous si...
  • Vous êtes prêt pour une immersion sordide dont vous vous souviendrez ;
  • Vous savez intimement qu'on ne peut pas faire confiance à un pasteur. 

Morceaux choisis

"Plus tard, peut-être un autre jour. Le Temps n'existait pas dans ce lieu où elle n'était plus Maman mais cette pitoyable chose brisée au visage à moitié écorché.
Tout le monde était très gentil. Les infirmières étaient douces, attentionnées et gentilles. Elle oscillait entre conscience et inconscience, entre désir et indifférence de vivre ou de mourir."

Note finale
4/5
(glaçant)

vendredi 9 mars 2018

Vivre en bourgeois, penser en demi-dieu, Jacques Weber

Flaubert - Weber, ça rime, c'est beau. 
Retour au pays de mon enfance, à l'un de mes premiers amours : Gustave. 


Libres pensées...

L'auteur s'invite aux côtés de Flaubert, revisite certains pans de sa biographie, les romance à loisir, au point qu'il est malaisé de distinguer le vrai de l'inventé (qui sait, peut-être n'y a-t-il pas là contradiction?), et l'approche intrigue : Weber s'est-il, pour cet étrange voyage, inspiré de la correspondance abondante de Flaubert ? D'autres matériaux ?

Ce qui est certain, c'est qu'il prend plaisir - presque qu'autant que le lecteur lisant - à s'adonner à une joute verbale sans égale, à triturer l'intimité de Gustave Flaubert, ses doutes, ses aspirations, sa volonté de fer, ses relations complexes avec la gente féminine, avec son oeuvre, et celle des autres écrivains de son temps, à l'égard desquels il n'hésite pas à se montrer critique, mais sachant l'exigence de l'auteur envers lui-même, il est attendu qu'il le soit tout autant envers la littérature de ses contemporains.

On croise donc dans le récit d'autres grands noms de l'époque, et l'on pose l'oeil sur le quotidien de Gustave auprès de sa mère, on se délecte de la langue vivante et raffinée, multiple, de Weber, qui en appelle à l'art du récit dans toute sa noblesse.

J'ai beaucoup apprécié ce texte inattendu, un éloge autant qu'une gourmandise que l'auteur semble s'offrir et qu'il partage généreusement avec nous. 

Pour vous si...
  • Vous vous régalez d'un roman à caractère biographique écrit dans les règles de l'art littéraire du XIXe siècle ;
  • Flaubert est aussi votre idole.
Morceaux choisis

"Le père Hugo, ce si bel académicien, lui dont le lyrisme politique me fait tant de bien, lui, le géant dont les géants s'inspirent et les nains se réclament, est pris dans la nasse de mon tempérament. Le généralisme emporté de "l'opinionade"."

"Tu ne comprends rien à mes angoisses d'écrivain. Je ne sais toujours pas comment m'y prendre. La neige, la neige, c'est comme la page blanche, la vie est en dessous."

"En octobre 1907, dix-sept ans plus tard, sa statue de bronze en pied fut inaugurée, puis déboulonnée en 1941 et fondue par les Allemands pour leur industrie de guerre.
La vermine s'était déjà invitée au repos de Flaubert, des canons tonnaient encore contre le monde."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 8 mars 2018

La femme qui fuit, Anaïs Barbeau-Lavalette

Voici un roman que je m'étais promis de lire depuis presque un an, et qui a eu la gentillesse et la patience de m'attendre... 


Libres pensées...

L'auteur raconte l'histoire de sa grand-mère, Suzanne. Cette femme qu'elle connaît peu et qui a tant blessé sa mère a un parcours atypique : mère de famille, elle abandonne ses enfants et encourage son mari à les faire adopter, recouvre sa liberté, s'essaie à la peinture, s'engage et milite pour le refus global, aux côtés des auteurs adeptes de l'automatisme.

L'auteur parvient à restituer l'histoire de son aïeule avec pudeur et sincérité, ce qui relève de la gageure. On ressent très nettement les sentiments paradoxaux qui la nourrissent dans cette démarche malaisée, l'affection qui semble naître pour cette femme qu'elle se doit de haïr, au nom du mal qu'elle a fait à sa mère, et envers laquelle semble bientôt naître comme une estime, que le lecteur partage, à mesure que se dévoile et se conjugue sa personnalité complexe, les déchirements qui l'ont vraisemblablement habitée.

En effet, cette féministe avant l'heure ne se pardonnera pas d'avoir abandonné ses enfants, et le sort de son fils François en particulier est bouleversant, laisse entrevoir la brèche intime que son sort a dû provoquer pour sa mère.
On souffre à ses côtés les tentatives avortées, l'orientation indécise, la solitude aussi, et l'on est imprégné à son tour de cette soif de vie, de liberté, qui lui donne en effet l'image d'une femme rebelle, complètement indépendante et imperméable aux normes sociétales de l'époque (encore pregnantes aujourd'hui).

Les histoires familiales me laissent froide, usuellement, pourtant je dois confesser que je me suis surprise à être très touchée par le récit d'Anaïs Barbeau-Lavalette, dont le style est facile d'accès et utilise des ressorts déjà éprouvés (le texte s'adresse à Suzanne à travers la deuxième personne du singulier), mais dont se dégage une authenticité que je ne ressens que rarement.
Tout ceci est donc très subjectif, mais je suis donc encline à vous recommander fortement la lecture de La femme qui fuit, qui m'a laissé une tristesse...

Pour vous si...
  • Quoi de mieux, pour célébrer cette journée des droits des femmes, que l'histoire d'une femme libre et révoltée ?

Morceaux choisis

"Tu sais que tu ne reviendras pas chez toi. Et tu ne le caches pas. Tout en toi raconte un adieu. La façon dont tu poses tes yeux trop longtemps sur tes soeurs, puis tes frères. Ton demi-sourire à ta mère qui ne bouge pas, qui évite de te regarder, qui travaille toujours à contenir ses larmes. Ton geste furtif et maladroit vers elle, pour ajuster son tablier froissé au lieu de l'embrasser. Puis, la froideur que tu laisses lentement se déposer entre eux et toi. Elle jaillit de toi, de source nordique, glaciale, friable. Les liens se figent et se cristallisent : tu te découvres le pouvoir de la rupture franche."

"Tu ne déposes rien au vestiaire parce que tu es maintenant comme ça : fugitive. Tu ne laisses pas de traces."

Note finale
4/5
(très cool)

mercredi 7 mars 2018

Claudine à l'école, Willy et Colette

Le temps des classiques est de retour... Je vous parle aujourd'hui du premier roman de Colette. 
Vous me direz, qui est donc ce Willy qui apparaît en co-auteur ? Wiki nous apporte la réponse : il s'agirait de Henry Gauthier-Villars, l'homme qu'elle épouse alors qu'elle a tout juste vingt ans, et l'histoire n'est pas glorieuse : Willy est critique influent et auteur, bien intégré dans les cercles mondains parisiens, qui n'hésite pas à signer de son seul nom les premières œuvres de Colette... Quant à elle, inconnue, elle signera spontanément du nom de Willy jusqu'en 1923, se libérant peu à peu de sa tutelle, transition marquée par son divorce en 1906. 
A présent que nous en savons tous un peu plus, allons rencontrer Claudine ! 


Libres pensées...

Claudine a quinze ans, de l'impertinence à revendre, et adore s'immiscer dans les conversations et les relations de son entourage. A Montigny où elle vit avec son père, son quotidien est avant tout celui de l'école, auprès de ses amies, de son institutrice et de l'inavouable lien qui la lie à sa jeune adjointe, des garçons qui leur tournent autour, et du brevet qui marquera la fin d'année.

On se délecte à lire la prose de Colette, qui déborde d'insolence et de vie, et donne à voir une Claudine indocile, drôle, téméraire. C'est certainement le personnage le plus abouti, et le plus intéressant, dans la mesure où les autres sont surtout des personnages secondaires, une toile de fond pour laisser libre cours à l'imagination de l'auteur et aux intrigues qui se cachent derrière les murs de l'école...

Le contexte s'apprécie également, car l'on voit à travers les yeux de Claudine l'école du XXe siècle naissant, une école non mixte donc, où les relations avec les garçons sont très surveillées et encadrées, et où la relation  sulfureuse entre les deux institutrices donne à penser au joli scandale qui a dû accompagner la parution du roman, certainement très moderne pour l'époque.

La trame est intéressante, pour un premier roman, et la lecture donne envie de se replonger dans l'oeuvre de Colette !


Pour vous si...
  • Vous n'avez pas de problème avec les gamines effrontées ;
  • Vous trouvez que la littérature de 1900 manquait un peu d'audace. 

Morceaux choisis

"J'ai vécu dans ces bois dix années de vagabondage éperdus, de conquêtes et de découvertes ; le jour où il me faudra les quitter j'aurai un gros chagrin."

"_Claudine, au tableau. Extrayez la racine carrée de deux millions soixante-treize mille six cent vingt.

Je professe une insupportable horreur pour ces petites choses qu'il faut extraire. Et puis, mademoiselle Sergent  n'étant pas là, je me décide brusquement à jouer un tour à mon ex-amie ; tu l'as voulu, lâcheuse ! Arborons l'étendard de la révolte ! Devant le tableau noir, je fais doucement : "Non" en secouant la tête.

_Comment, non ?
_Non, je ne veux pas extraire de racines aujourd'hui. Ca ne me dit pas.
_Claudine, vous devenez folle ?
_Je ne sais pas, Mademoiselle. Mais je sens que je tomberai malade si j'extrais cette racine ou toute autre analogue."
Note finale
3/5
(cool)

mardi 6 mars 2018

Jonquille, Jean Michelin

C'est bien connu, le mois de mars, c'est le mois des jonquilles, alors voilà.


Libres pensées...

En 2012, Jean Michelin est capitaine en Afghanistan, luttant encore contre les Talibans alors que les troupes françaises seront prochainement rapatriées. Il raconte son quotidien, la mission qu'il doit remplir, les soldats qui l'entourent, la solitude qui l'étreint constamment.

La lecture de Jonquille a été une expérience abrupte.
La première page du livre est splendide, et fait naître les promesses les plus folles. Et puis, le lecteur se retrouve avec un contexte très sommaire au coeur de l'Afghanistan, aux côtés de soldats qui ont leur propre jargon, leurs propres codes, et les quelques définitions apportées sont un peu maigres pour nous donner les clefs de ce quotidien aride.

Ce qu'il faut également souligner, c'est que le récit de Jean Michelin est avant tout un témoignage. Il n'est pas construit à la manière d'un roman, les faits y sont relatés à la manière d'un journal de bord, sans présenter au lecteur les faits saillants, sans se concentrer sur les événements les plus violents, qui, d'une certaine façon, sont racontés avec la même précision que les journées vides, les journées d'attente et d'efforts vains.

A cet égard, j'ai été déstabilisée par cette lecture qui m'a donné le sentiment d'avoir été écrite par un militaire pour les militaires, et non pour partager avec le pus grand nombre une expérience qui n'est habituellement pas dite, qui reste retranchée de l'espace public et dont on parle peu, alors qu'elle donne à voir des hommes qui souffrent, avec ce que cela présente d'universel.

Néanmoins, avec le recul, je me demande s'il ne faut pas voir dans Jonquille une version actuelle de l'absurde de guerre, à travers les yeux d'un homme dont le métier est de la faire, ce qui apporte une densité supplémentaire au récit. 

Pour vous si...
  • Vous ne serez pas trop déçu de ne pas croiser une seule fleur dans le roman ;
  • Vous vous demandez bien ce qui s'est passé en Afghanistan en 2012.

Morceaux choisis

"C'est la première fois que je vois un truc parel. Quand j'étais OMLT il y a deux ans, un groupe Milan du bataillon de l'époque a laissé deux postes de tir sur une position, tellement ils avaient la paille au cul."

"J'aimerais pouvoir dire que je les connaissais bien. Je peux dire que j'aurais aimé les connaître mieux."

"Les rituels ont souvent de drôles d'origines, et l'affection que leur portent les soldats est authentique. Ils ne font pas partie de la routine mais servent à marquer le passage du temps. J'aime croire que tout le monde, dans ce bien curieux pays, avait ses petits rituels, individuels et collectifs, avant de partir en opération."

Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 5 mars 2018

Celui qui disait non, Adeline Baldacchino

Je poursuis sur ma lancée avec un premier roman signée Adeline Baldacchino, qui a par ailleurs déjà écrit beaucoup dans le registre poétique mais également des essais. 


Libres pensées...

Celui qui disait non raconte August Landmesser à partir d'une photographie le montrant parmi la foule de ceux qui saluent Hitler à Hambourg en 1936, tandis que lui reste immobile et refuse de faire le salut nazi. La narratrice se confond avec l'autrice, et tâche de reconstituer l'histoire de cet homme et de la femme qu'il aima passionnément, Irma Eckler, juive, et de leurs enfants.

Le travail historique qui sous-tend le roman est intéressant, j'ignorais pour ma part certains des éléments produits ici, comme l'interdiction des mariages mixtes et les condamnations prononcées à l'égard de ceux qui s'en rendaient coupables, à la fin des années 1930 et bien sûr pendant la Deuxième Guerre Mondiale.
L'histoire d'August et Irma est sordide, tragique : lui est emprisonné pour avoir aimé une juive et lui avoir fait des enfants, elle est déportée en 1942 et mourra à Ravensbruck. Leurs deux petites filles en réchappent, la plus jeune ayant été recueillie d'abord dans un orphelinat et ayant subi des traumatismes abjects lors de la nuit de Cristal en 1938.

La narratrice prend le parti de dialoguer avec son lecteur, de reconnaître les lacunes dans l'histoire dont elle dispose, qui est froide, factuelle, et qu'elle décide de romancer, mettant en mots la passion d'August et d'Irma, l'injustice dont ils ont été victimes.

Le récit est bien mené, enclin à susciter l'émotion, l'empathie pour les deux protagonistes et leurs filles, souvent douloureux, parfois brutal, mais on y ressent l'intérêt réel et la tendresse que leur porte la narratrice.

D'une certaine manière, le ton m'a fait penser à celui de Caroline Laurent dans Et soudain, la liberté. Néanmoins, je l'ai trouvé sans doute un peu trop lyrique à mon goût, et si la démarche, à l'époque, aurait été d'une audace absolue, elle est aujourd'hui entendue, évidente. J'ai eu le sentiment que l'histoire d'August Landmesser était de nature à emporter une adhésion unanime à l'époque actuelle, de sorte que le choix de sujet est finalement assez académique : il entre directement dans la catégorie des sujets qui font que l'on se doit de louer l'oeuvre, parce que le sujet est grave.

L'oeuvre est intéressante, certes, mais je pense que l'auteur gagnerait à se hasarder sur un terrain plus accidenté à l'avenir, pour s'imposer et se distinguer.

Pour vous si...
  • Les démarches de reconstitution historique vous interpellent.
  • Vous étiez d'ailleurs tombé sur la photographie figurant August Landmesser, les bras croisés.
  • Vous ne serez pas déçu en découvrant qu'il ne s'agit pas de l'histoire d'un chat, hélas.  
Morceaux choisis

"Qu'on le mesure bien : tout fichier sème la mort, car la mort commence par un fichier. Ceux du Führer ne manquèrent jamais d'ordre."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 2 mars 2018

L'homme de Grand Soleil, Jacques Gaubil

Escapade au Canada avec les 68, et plus précisément à Grand Soleil, ce  qui rend la couverture paradoxale et trouble le pauvre lecteur égaré par tant de signaux contradictoires. 


Libres pensées...

Le narrateur, Jacques, est médecin itinérant, et couvre notamment le territoire reculé de Grand Soleil. Lorsque le grand Cléophas tombe malade, il propose de réaliser des analyses de sang pour identifier le mal dont il souffre. Mais les résultats obtenus dépassent l'entendement, et ne tardent pas à trouver écho dans la presse mondiale, car ils démontrent l'existence d'un ADN différent de celui de l'Homo Sapiens, un ADN qui serait celui des descendants de Néanderthal.

Le sujet choisi par Jacques Gaubil pour son premier roman interpelle, en ce qu'il est particulièrement audacieux : face aux innombrables romans familiaux ou sentimentaux, voilà un choix qui dépayse et qui titille !

Le narrateur fait état avec brio de la situation qui, rapidement, lui échappe, des enjeux qui le dépassent et révèlent aussi au passage le vrai visage de certains de ses proches, alors qu'il tente à la fois de lever le voile sur le mystère biologique de l'existence actuelle de descendants de Néanderthal, et de soigner son patient Cléophas, qui a vécu sa vie durant à Grand Soleil et n'est en rien préparé à l'avalanche médiatique qui menace de le surprendre.

Le roman nous pousse à réfléchir à la portée philosophique et éthique que pourrait avoir une telle découverte, et plus largement, sur la peur humaine de la différence : dès que la nouvelle est ébruitée, chacun veut savoir s'il est lui-même descendant de Sapiens ou de Neanderthal, et une nouvelle discrimination voit le jour en lien avec ces cousins que l'on pensait disparus, et dont on a clamé partout l'infériorité naturelle ayant conduit à leur supputée disparition.

L'homme de Grand Soleil mérite donc d'être lu pour son sujet peu commun.
J'ai malheureusement moins apprécié le penchant de l'auteur pour certaines références se voulant érudites qui m'ont parfois semblé peu à propos (non dans le domaine scientifique, mais plutôt littéraire et philosophique).

Un beau début néanmoins ! 

Pour vous si...
  • Vous savez intimement que tout le monde est corruptible.
  • Vous adorez vous frotter aux énigmes scientifiques et biologiques ! 

Morceaux choisis

"Se faire traiter de blaireau par un Italien d'un mètre soixante-cinq, en train d'endurer une calvitie précoce, fut une des expériences les plus abouties de mon existence, un existential ontologique aurait dit Heidegger."

"En parcourant ces lettres, je sais que des centaines de femmes déréglées admirent les oeuvres effroyables de Guy Georges. L'impatience des ovaires." (Oui, parce qu'il est question, tenez-vous bien, d'un trait spécifiquement féminin, d'où le lien, subtil, avec les ovaires. Les hommes, eux, n'admirent que les oeuvres des saintes.)

"En recherchant son nom dans Google, on peut savoir où on en est dans l'existence. Ce que le monde dit de nous, c'est ce que nous sommes, le web est un miroir. Tous les matins, on s'examine devant une glace pour vérifier sa coiffure ou ses vêtements. De la même façon, tous les jours, nous devrions nous observer sur internet. Avant le net, chacun pouvait espérer ne pas être immédiatement saisi. [...] On appelait cela l'intimité. Nous n'étions pas d'emblée disponibles. Et puis, le temps de la transparence est venu, l'incontinence est la maladie du siècle, les gens font leur être sous eux."

"Mais au fond d'eux-mêmes, les hommes, ce dont ils rêvent, c'est du bon temps avec des jolies filles, pas avoir les doigts couverts de merde, en train de changer des couches-culottes, à deux heures du matin... [...] Les femmes, c'est différent, ça doit venir de la chimie ou du ventre. Elles ont conservé la nostalgie des premiers âges." (des personnages pleins de charme et de bon sens, qu'on lobotomiserait bien au petit déjeuner. Que vous dire, ça doit venir des ovaires et de la nostalgie des premiers âges.)

Note finale
3/5
(cool)