jeudi 29 septembre 2016

Freedom, Jonathan Franzen

En prévision de la lecture de Purity, j'ai pris mon mal en patience en m'attelant à une précédente oeuvre de Jonathan Franzen, Freedom. Réputé comme un auteur américain majeur, nous n'avions cependant pas encore été formellement introduits. Freedom a donc eu pour rôle de pallier à ce regrettable contretemps. 



Le synopsis

Entre les années 1970 et 2010, Freedom retrace l'histoire de la famille Berglund, en se concentrant sur le personnage de Patty.
Eprise de Richard, séducteur notoire sans attache, Patty noue bientôt une relation avec son meilleur ami, Walter, qui est quant à lui fou d'elle, et incarne le gendre parfait.
Patty et Walter fondent une famille, mais après des années relativement idylliques durant lesquelles Patty s'efforce de tenir le rôle de la mère dévouée et irréprochable, les choses se délitent, et ses vieux fantômes reviennent la hanter. Est-elle la femme idéale, ainsi que la perçoit Walter, est-elle froide et rigide, comme la voient leurs voisins, ou encore névrotique, portant les stigmates du désintérêt de ses parents? A travers cette fresque, Franzen nous livre les différents visages de Patty, et les interprétations qui en découlent.

Mon avis

Le roman de Franzen se classe directement dans la catégorie des fresques comme j'en ai lues ces derniers temps. Le ton et la trame peuvent s'apparenter à ce que l'on retrouve chez Lamb, chez Wolitzer découverte récemment, ou encore chez GRH dans City on Fire.

Il s'agit de suivre le parcours de plusieurs personnages qui se côtoient, dont une partie idéalement appartient à une même famille.

La particularité de Franzen est d'accorder une place prépondérante à l'analyse du personnage de Patty, et de lui laisser la parole, puisque certains pans du roman apparaissent véritablement comme relatés par Patty, qui fait mention de sa personne en nommant "l'autobiographe" et en employant la troisième personne du singulier.

Autre point d'intérêt, le regard parfois cynique, ou, à défaut, ironique, porté par le narrateur (soit perçu comme omniscient, soit perçu comme Patty elle-même) sur les éléments de l'intrigue et sur les protagonistes, ce qui se ressent au travers des pointes d'humour réalisées en parlant de l'un ou de l'autre, et crée une distance qui permet d'appréhender le récit avec une certaine légèreté, en nous détachant des personnages. En effet, Patty, comme Walter, comme Richard, comme Jessica ou Joey, sont à l'occasion tournés en dérision, si bien qu'il s'agit de les considérer en ayant conscience qu'ils sont nos pairs, mais en nous détachant néanmoins de leur sort et de leurs déboires.

La période de temps sur laquelle se déroule l'intrigue permet de se plonger dans les ambiguïtés des relations familiales et amoureuses, en disséquant leur infinie complexité, et ainsi aller au-delà de l'entendu et du convenable. On est dans un récit réaliste, qui a pour ambition de restituer les tribulations d'une famille de la classe moyenne américaine à la fin du XXe siècle, et y parvient très honnêtement.

A noter que la prose de Franzen est relativement factuelle, et ne verse guère dans l'épanchement et le lyrisme ; les états d'âme sont restitués de telle sorte que l'on y est tout extérieur, si bien que l'émotion ne se dégage pas véritablement de la lecture : il s'agit davantage de la trajectoire d'êtres imparfaits, et de leur condition.


Pour vous si...
  • Vous appréciez les fresques familiales à l'américaine ; j'en ai beaucoup parlé dernièrement, on est toujours dans le même registre.

Morceaux choisis

"Patty n'avait jamais rencontré un homme aussi amoureux d'elle. Ce dont ils parlaient secrètement, bien sûr, c'était du désir de Walter de la toucher. Et pourtant, plus elle passait de temps avec lui, plus elle se rendait compte que même si elle n'était pas gentille - ou justement peut-être parce qu'elle n'était pas gentille, parce qu'elle aimait maladivement la compétition et était attirée par des choses malsaines - elle était une personne plutôt intéressante, au fond. Et Walter, en insistant avec tant d'ardeur sur ce côté intéressant, progressait indéniablement et allait finir par se rendre intéressant aux yeux de Patty."

"C'est ainsi que commencèrent les années les plus heureuses de leur vie. Pour Walter, surtout, ce fut une période vertigineuse. Il prit possession de la fille qu'il désirait, de la fille qui aurait pu aller avec Richard mais qui l'avait choisi, lui, et puis, trois jours plus tard, à l'hôpital luthérien, le combat de toute une vie contre son père prit fin avec la mort de ce dernier (Un père ne peut pas être plus vaincu que lorsqu'il est mort."

"Ayant juré à Jonathan qu'il ne coucherait pas avec Jenna, Joey se sentit protégé contre toute contingence pouvant survenir en Argentine. Si rien ne se passait, cela prouverait qu'il était un homme honorable. Si quelque chose se passait, il n'aurait pas à être triste ou déçu que rien ne se soit passé. Cela répondrait à la question, toujours ouverte dans son esprit, de savoir s'il était une personne dure ou douce, et ce que l'avenir avait en réserve pour lui."

Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 28 septembre 2016

La Fayette, Gonzague Saint Bris

Je me suis aventurée en territoire peu connu, celui des biographies. C'est follement audacieux, mais que voulez-vous, il faut bien prendre des risques pour vivre une vie aussi exaltée que la mienne.

L'exaltation, oui, mais dans le canap en pyjama

Le synopsis

Gonzague Saint Bris nous emmène sur les traces du marquis de la Fayette, depuis sa naissance dans les montagnes auvergnates jusqu'à la Révolution Française, en passant par l'indépendance des Etats-Unis, détaillant sa contribution et sa posture lors des différents événements majeurs dont il est acteur.

Mon avis

Peu habituée aux biographies, il m'est difficile de déterminer si le style de l'auteur est commun pour ce type d'ouvrage, ou si, comme je le suppute, il se caractérise par des libertés tout à fait délicieuses.

Non pas dans les faits rapportés, je n'ai là-dessus aucun doute quant à la précision historique et au sérieux de Gonzague, en revanche, le traitement n'a rien d'austère ou de barbant, pour le plus grand plaisir du lecteur, et contrairement à ce que l'on aurait pu attendre.

Pour être plus claire, le récit déborde d'énergie et d'humour, l'auteur ne se privant pas d'insérer des petits commentaires narquois ou des qualificatifs à se tordre de rire, alors même qu'il est question de personnages historiques de premier (ou même de second) ordre, du genre de ceux auxquels on voue une déférence aveugle parce qu'on nous a martelé leurs noms au collège, et qu'ils nous inspiraient alors une certaine terreur (comme à peu près tout ce qui est vieux, quand on a douze ans).

On ne s'ennuie donc pas aux côtés du marquis, loin de là. En réalité, la truculence du style en arrive même à détrôner l'intérêt historique, qui est pourtant significatif (je ne conçois pas que vous puissiez en juger autrement).

Voici donc une chronique des plus utiles, qui, au lieu de vous abreuver de connaissances pointues sur le parcours du marquis, n'aura fait que vanter les bonnes blagues de Gonzague, qui emportent prestement mon appréciation, et dépoussièrent caustiquement ce bon vieux 18e siècle.

Pour vous si...
  • Comme Sheldon Cooper, vous êtes un adepte "d'apprendre en s'amusant", et vous l'appliquez à tous les domaines, pas seulement aux drapeaux.
  • Vous nourrissez une passion brutale pour la guerre d'indépendance des Etats-Unis. Ne souriez pas, je vous jure que ça existe.

Morceaux choisis

"La Fayette fait une excellente impression également sur le général Stirling, à la voix de stentor. Ne déborde-t-il pas de bonne volonté? Jamais il ne se plaint ni ne manifeste la moindre prétention ou la moindre exigence. Il se conduit en tout comme un stagiaire, plein de zèle, vivant avec intensité ce que vivent ses compagnons de combat, partageant leurs moments d'exaltation, comme aussi leur tristesse lorsque, d'un des fronts, parviennent de mauvaises nouvelles."

"Car la vraie grande littérature, c'est peut-être cela : s'intéresser plus au contraire du bien qu'au mal lui-même."

"Pierre Ambroise se laisse aller à une confidence personnelle : "Je l'aime trop pour en être jaloux. J'ai pris le parti d'en être fier." "

"Ils espèrent encore que le gouvernement impérial, saisi de leur cas, leur permettra de passer en pays neutre. L'empereur d'Autriche, François II, à qui rien d'ignoble n'est étranger, en décidera autrement."

"Bonaparte respecte La Fayette tout en se méfiant de lui, car il le tient pour un mélange de militaire courageux et de missionnaire laïque, obstiné jusqu'à l'irréalisme. Ce n'est pas un politicien, et il le déplore, car avec un politicien, on peut toujours s'arranger."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 27 septembre 2016

Les demeurées, Jeanne Benameur

Depuis la lecture, l'an passé, d'Otages intimes, je m'étais promis de faire mieux connaissance avec Jeanne Benameur et son oeuvre. Pour cela, mon dévolu s'est jeté sur Les demeurées, dont le thème me semblait tout à fait digne d'intérêt. 



Le synopsis

La Varienne et sa fille Luce vivent en bordure d'un petit village. Pour tous, elles sont abruties, retardées, les idiotes du village.
Pourtant, leur amour indéfectible est visible pour quiconque et intimide.
Lorsque l'institutrice décide d'enseigner la lecture à Luce, elle devient une menace pour le foyer, et introduit le vers dans la pomme. 

Mon avis

L'écriture de Jeanne Benameur est tout aussi pure et poignante que ce que j'avais pu percevoir à la lecture d'Otages intimes.
Elle épie, traque et tâche de capturer sur le vif les émotions dès qu'elles se forment, si bien que le récit qui est fait ne relate que peu l'action somme toute limitée qui agite le village ; la transformation opérée est toute intérieure.

L'art de Benameur consiste à aller au-delà de l'évidence, de la croyance ancrée dans les mœurs, pour donner à voir avec un œil neuf ce que l'on voyait autrement. L'accent mis sur l'amour qui unit la Varienne à Luce est d'une grande justesse, et l’ambiguïté de cette relation absolue, fusionnelle, est admirablement rendue, alors que l'on aurait pu ne pas s'attarder sur ces deux personnages habituellement relégués aux seconds rôles, aux places de figurants, avec pour seule vocation éventuelle d'apporter du comique.
C'est le grotesque cher à Hugo que j'ai vu dans ces lignes : une réalité sociale usuellement tournée en dérision, le bossu ou le bouffon, qui prend soudain une envergure nouvelle, et se hisse au niveau du sublime par une force qui dépasse le commun des mortels, et lui restitue paradoxalement toute son humanité.

Le personnage de l'institutrice, Mademoiselle Solange, ne manque pas lui non plus d'intérêt, composant un pendant évident avec la Varienne et Luce, drapé de savoirs qui ne la garde pas d'une dévorante solitude, et l'entraîne dans une quête que d'aucuns auraient pu croire vaine, et dont si peu sauront qu'elle ne l'était pas.

Les demeurées a donc le mérite de traiter sous un angle intelligent un sujet habituellement délaissé de la littérature "populaire". Comme dans Otages intimes, je referme le roman en restant quelque peu sur ma faim, sur une fin un peu abrupte et le regret que cela n'ait pas donné lieu à un récit plus étoffé encore, plus ambitieux peut-être, car la matière est d'or, et l'auteur a une belle prose, toute en finesse.


Pour vous si...
  • Le sujet, peu commun, vous semble mériter que l'on s'y intéresse.
  • Vous êtes adepte des styles littéraires qui s'attachent à retranscrire les sentiments et les sensations.

Morceaux choisis

"La petite se tient à la place exacte du mot lancé tout à l'heure dans l'air.
De l'abrutie, elle a le front étroit et l'angle trop large du coude avec l'épaule, un espace entre la main et chaque chose qui ne se comble pas.
A l'abrutie, il manque de joindre.
Rien n'est assez puissant pour faire aller le geste jusqu'à l'objet, l'esprit jusqu'à l'image. Le temps n'y fera rien. La mère et la fille, l'une dedans, l'autre dehors, sont des disjointes du monde."

"Elle, elle ne connaîtra jamais leur plénitude.
A elle, il faudra toujours et des mots et des livres et nommer les choses ne la délivrera pas.
Mademoiselle Solange mesure sa solitude.
Elle mesure qu'elle est et restera seule, celle par qui le savoir arrive."


Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 26 septembre 2016

La folle allure, Christian Bobin

A la recherche d'un peu de poésie, je n'ai pas pu résister à l'appel de Christian Bobin...


Le synopsis

Lucie aime les loups, choisir son prénom et en changer à sa guise, et fuguer tandis que ses parents, circassiens, s'efforcent toujours de la retrouver et de la ramener dans leur foyer ambulant. Son père est un perfectionniste jamais rassasié ou satisfait, sa mère rie à gorge déployée et distille légèreté et bonne humeur dans le cercle familial, et ses deux frères jumeaux échangent à loisir leur identité de sorte que nul ne puisse plus les distinguer.
La folle allure raconte Lucie, et Prune, et Marilyn, toutes celles qu'elle est alors qu'elle sillonne les routes dans la plus folle liberté.

Mon avis

Je suis toujours subjuguée par le sentiment d'authenticité et de singularité qui m'envahit à la lecture de Christian Bobin. Il s'agit précisément du genre de connexion que, en tant que lecteur, on recherche éperdument, cette impression tenace qu'une oeuvre nous est destinée, parmi tous, et sans que cela n'ait rationnellement le moindre sens.

La force des images est époustouflante. Dès les premières pages, il nous est conté le premier amour de Lucie, pour un véritable loup. Par la suite, on se laisse charmer par sa témérité, sa folie douce, ses fugues nombreuses et insensées, le milieu du cirque dans lequel elle grandit et qu'elle fuit en permanence, le regard insolite et désaltérant qu'elle pose sur le monde.

Les personnages sont incarnés, on se mêle à eux et l'on plonge dans l'illusion sans réserve et sans scrupule. J'ai eu un plaisir incroyable à retrouver la délicatesse qui m'avait éblouie dans Noireclaire, cette fois dans un contexte tout autre, et qui cependant m'a pareillement envoûtée.

Je pourrais continuer longtemps, tant je suis conquise par le style de Bobin, et sans doute vous lasseriez-vous.

Nous avons tous un panthéon d'auteurs, parmi eux il en est qui vous ressourcent plus qu'aucun autre remède. Bobin figure bel et bien dans mon panthéon personnel, et ne me déçoit pas.


Pour vous si...
  • Vous êtes sensible à la poésie de Christian Bobin. Ou à la poésie, tout court.
  • Le loup peuple également votre imaginaire depuis l'enfance. 

Morceaux choisis

"Je n'ai pu, à cause du ciel noir comme cendre, cueillir que des fleurs de fossé, moins éclatantes que celles espérées. Quant aux fruits, je les volais dans les jardins le long de la route, provoquant à chaque fois un concert d'aboiements.
Les morts sont de grands voyageurs. Ils ont besoin de nourriture. Mon loup, je ne voulais pas qu'il mange seulement des coquelicots. Tout ce qui pouvait fleurir sur mon chemin lui redonnerait des forces."

"Il souffrait de mélancolie. Tu sais ce que c'est, la mélancolie? Tu as déjà vu une éclipse? Eh bien c'est ça : la lune qui se glisse devant le cœur, et le cœur qui ne donne plus sa lumière. La nuit en plein jour. La mélancolie c'est doux et noir."

"Ma mère est folle, je crois. Je souhaite à tous les enfants du monde d'avoir des mères folles, ce sont les meilleures mères, les mieux accordées aux cœurs fauves des enfants." (Bojangles avant l'heure)

"Donner un nom vierge c'est comme transfuser du sang neuf : un acte d'amour, le privilège des amants. Pour vous je choisirai ce nom d'ensemble, je viens de l'essayer au miroir de la page et je trouve qu'il me va : Fugue. C'est le nom le plus proche de mon cœur et puis, entre nous, il permet d'écrire des phrases magnifiques. Imaginez : "La petite Fugue se mit à courir entre les herbes hautes"."

"L'expérience de l'humiliation est comme celle de l'amour, inoubliable. Je ne sais pas ce qu'est l'âme. Je sais très précisément dans quelle partie du corps elle s'évapore, jusqu'à s'anéantir : un minuscule point sombre dans la prunelle des yeux - le mépris. [...] Les yeux des hommes sont plus changeants que les yeux des loups. Ce qu'on y voit est beaucoup plus terrible."


Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 23 septembre 2016

Les messieurs, Claire Castillon

Une lecture aléatoire, sélectionnée sans doute sous l'effet aguicheur de la couverture couplée au titre, il y a des formules qui fonctionnent à tous les coups.



Le synopsis

Les messieurs est un recueil de nouvelles qui parlent de la relation nouée entre une jeune fille ou jeune femme, avec un homme beaucoup plus âgé, et explore toutes les facettes de ces relations singulières qui recouvrent une myriade de réalités différentes. 

Mon avis

Les nouvelles de Claire Castillon remplissent l'objectif que l'on peut s'imaginer être le leur : elles dérangent.

Toutes contées depuis le point de vue de la jeune fille, elles retranscrivent cette inclination particulière dont on pourrait croire qu'elle est motivée par toutes sortes de choses étrangères à l'amour, et nous montrent combien l'on se fourvoie.

Les sentiments se mêlent, dans les nouvelles des Messieurs, si bien qu'il est parfois difficile de déterminer les motifs des jeunes filles, à l'instar de cette étudiante qui a décidé de séduire son professeur de classe préparatoire, et qui s'y échine avec maladresse.

Si la relation amoureuse est envisagée selon différents angles, il est intéressant de voir la place qui est faite au regard social porté sur le couple dépareillé. Pour l'une, ce sera le regard de son père, pour l'autre, de sa meilleure amie ; il est toujours question de l'entourage de la jeune fille, qui ne sait guère comment appréhender ce choix contre-nature, si peu conforme à ce qui est compréhensible de la part d'une femme à laquelle la vie ouvre les bras.

Ainsi, la plume de Claire Castillon excelle à transmettre une distance et un regard parfois ironique sur la relation disséquée, n'hésitant pas à parler de "vieux", de ce qu'il y a de burlesque dans la maturité pour des yeux adolescents, à peine adultes, empreints d'une certaine ingénuité.

Un thème intéressant donc, que j'aurais aimé voir davantage creusé encore, par exemple dans le cadre d'un texte plus long. 

Pour vous si...
  • Vous aimez que l'on vous raconte les couples qui sortent de l'ordinaire
  • Vous avez vous-même une irrépressible inclination envers vos aînés, et aimeriez voir ce thème plus souvent traité dans la littérature (comme les gnocchis, j'adore ça et je déplore que ça ne soit pas plus souvent traité).

Morceaux choisis

"Et si j'avais l'air d'une enfant? Qu'importe. Nous nous aimerions sous peu, et il m'emmènerait en vacances sur la Riviera. Nous ferions un bébé ou deux, je ne dérangerais rien de sa vie dans le noir, entourée de livres. Je laisserais la poussière recouvrir peu à peu ses yeux. Je serais là, près de lui, à le réchauffer jusqu'au dernier souffle. Je deviendrais son abat-jour. J'avais de plus en plus envie qu'il m'aime, et très envie aussi de lui servir des soupes."

"Les références, avec les vieux, ça date toujours d'avant l'époque de la télé. On ne peut pas rester longtemps indifférente à leur littérature."

"_Non, Séverine. Tu as parlé de Titanic dans ton devoir d'éducation civique de lundi qui avait pour sujet l'identité.
_Vous faites erreur. Je n'aime pas la blondeur de Leonardo DiCaprio, ni son visage poupin. J'aime Victor Garber." (<3 <3 Dois-je vraiment préciser que Victor Garber est mon idéal masculin? #JackBristowàlarescousse)

"Chaque fois qu'il jouit, j'ai peur qu'il meure. Ses maxillaires se serrent avant de se relâcher très brutalement, et je crains par-dessus tout que son dentier me saute au visage."

"Je n'ai pas pu le quitter. Mais ce n'est pas de la pitié. La pitié, qu'est-ce que c'est? Guy, c'est très différent. On n'arrêtera jamais. On n'a pas d'avenir, à quoi bon arrêter?"

"Je l'ai épousé parce qu'il m'aimait. On ne se souvient jamais du reste."


Note finale
2/5
(pas mal)

jeudi 22 septembre 2016

La position, Meg Wolitzer

Ayant croisé il y a peu sur la blogosphère littéraire le nom de Meg Wolitzer qui était porté aux nues, je me suis empressée de découvrir son roman La Position, à la couverture joyeusement suggestive et au titre non moins évocateur.
Au moins, il y a une certaine cohérence, pas comme la couverture des Morues (dont Titiou parlait ici) ou du Liseur du 6h27.


Le synopsis

En 1975, Paul et Roz Mellow ont publié un guide du plaisir amoureux, compilant des illustrations les représentant dans toutes sortes de positions sexuelles.
Un jour cependant, leurs quatre enfants découvrent le guide, et cet événement aura un retentissement majeur et unique dans la vie de chacun.
En 2005, alors que la famille est réunie à l'occasion d'un projet de réédition du livre, la fragilité de chacun se confronte à celle des autres, révélant la singularité de leur parcours et leurs contradictions. 

Mon avis

J'ai trouvé dans l'angle d'approche de Meg Wolitzer, des similitudes avec celui de Courtney J. Sullivan par exemple, ou également Wally Lamb. Deux auteurs qui n'ont pas grand chose à voir, mais qui parviennent à décrire un cercle social en détaillant les saillances et les points de vue de chaque personnage, de sorte qu'il n'y a pas de manichéisme ou de parti pris notable dans les récits qu'ils proposent.

Ici, les tensions qui entachent les liens noués entre les différents protagonistes ne sont pas, pour l'auteur, l'occasion de dénigrer l'un et de porter l'autre aux nues ; le jugement est absent de la lecture, ce qui est rafraîchissant, car alors le lecteur a toute la liberté de penser ce qu'il veut des conceptions mises en présence, de s'attacher à certaines plus qu'à d'autres, et surtout, de changer d'avis.

Dans un tel contexte, et étant donné le sujet choisi, toute portée moralisatrice aurait pu être très néfaste, et mettre le lecteur mal à l'aise. Parce que l'auteur traite le sujet d'une manière presque sociologique, l'écueil est évité, et le récit fonctionne.

Au fil des pages, les parcours et les personnalités des uns et des autres se dessinent, à partir de cette origine commune qui ne peut laisser de marbre : la confrontation d'enfants à l'existence de la vie sexuelle de leurs parents. C'est relativement audacieux, et ça ne manque pas d'intérêt. Bien entendu, si la réaction enfantine / adolescente est prévisible, tout le sel de l'intrigue réside dans la façon dont chacun évolue et réagit sur un horizon de temps plus long, dans l'infléchissement que prend leur propre rapport à la sexualité à partir de l'évidence indéniable mise sous leurs yeux, et que la société américaine cache alors, dissimule (sujet cependant toujours actuel, à mon sens).

Il faut par ailleurs reconnaître à Meg une prédisposition à l'humour qui s'apprécie dans les touches ironiques parsemées çà et là, ce qui n'est pas pour déplaire!

En somme, La position est une belle découverte, dans la veine d'une certaine littérature américaine contemporaine qui se centre sur les relations familiales, sur le secret, et sur la façon dont ces choses évoluent dans le temps.


Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas trop à l'aise lorsque vous vous dites que vos parents ont eu une vie sexuelle. 
  • Cela dit, s'il faut considérer ce postulat comme fondé (selon toute vraisemblance), vous vous dites aussi que vous êtes bien content qu'ils n'aient pas eu l'idée saugrenue de se faire dessiner/photographier dans leurs ébats pour éclairer toute leur génération sur les bénéfices du plaisir sexuel.

Morceaux choisis

"A 6 ans, elle s'était persuadée qu'il ne serait pas chose aisée de mettre le grappin sur un mari le moment venu. Seule solution : le soudoyer. Dans cette optique, et alors qu'elle n'était pas sortie de l'enfance, elle avait déjà amassé un petit pécule en confiant son argent de poche à une tirelire en plastique blanc. [...] C'était une petite fourmi, une nonne solitaire qui se réservait pour un avenir aussi lointain que menaçant." (Comment ne pas être ébloui par tant de prévoyance... *_*).

"Paul remarqua que sa réponse avait eu sur son fils, un enfant du divorce, l'effet d'une claque retentissante ; elle lui avait rappelé à quel point des parents désunis sont laids et grotesques dans leur empressement à étouffer des vies entières sous plusieurs couches de terre, comme si ces vies ne valaient rien, comme si les enfants nés de leur union n'avaient aucune pertinence."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 21 septembre 2016

L'attrape-coeurs, J.D. Salinger

Le classique de Septembre sera un incontournable, de ces romans dont il est honteux d'admettre qu'on ne les a pas lus. Toute honte bue, je m'y suis attelée le cœur avide, tant on m'en avait dit du bien. 



Le synopsis

Holden Caulfield s'est fait expulser de son établissement scolaire, quelques jours avant Noël. Il n'ose pas rentrer chez lui et affronter ses parents, si bien qu'il se prend à errer dans New York pendant trois jours, à la recherche d'exutoires. 

Mon avis

L'attrape-cœur mérite bien évidemment sa place dans la catégorie des classiques ; il s'écarte néanmoins ostensiblement de ses aînés, en particulier de par son style.

A travers l'écriture très franche, parlée, authentique, Holden Caulfield est vivant. Il est ce condensé de paradoxes adolescents, de goûts qui s'affirment, une parole qui s'aventure à s'affirmer, tranchée, oublieuse du conformisme, avide d'être entendue, il est la quête à l'objet méconnu, qui vagabonde dans les rues de New York sans but, sans manières, un mi-homme mi-enfant qui égrène déjà ses quelques souvenirs.

Holden incarne l'adolescence, au-delà de ses particularités, il nous rappelle chacun à la version de nous-même âgée de 17 ans, à ce qui nous semble alors sans fin et dénué de sens, à toute cette vie qui nous ouvre les bras, aux expériences, à l'intensité des pensées et des jugements, aux autres qui sont insupportables ou incompréhensibles, aux adultes que pour peu on mépriserait presque, à la solitude aussi.

Il est aussi l'anti-héros moderne, confronté à un échec dont il se détourne tant bien que mal, qu'il n'est pas encore prêt à assumer devant ses parents, il ne dissimule pas le manque d'assurance et de popularité qui l'accablent à l'école, par contraste avec notamment le personnage de Stradlater, qui rencontre du succès avec les filles, et qui inspire à Holden une pitié subrepticement mêlée d'envie.

Certains passages sont à mourir de rire (sérieux, la réflexion sur l'inutilité des Disciples... *_*), l'humour caractérise les péripéties de Holden dans New York, instillant dans le récit un second degré qui rend la lecture très distrayante.

Le roman de Salinger, en dépit de tout ce que j'en savais avant de l'ouvrir, m'a frappée comme une découverte inattendue, tant je m'étais figurée autre chose. L'expérience qu'il propose est unique dans le paysage littéraire, du fait de la prose qui ne ressemble à aucune autre, et introduit l'oralité la plus assumée dans la culture de l'écrit, mettant à mal les mythes américains, les modèles d'une époque, pour ériger à la place un personnage sans fard, commun, et néanmoins sublime dans sa sincérité.

Une lecture importante pour donner du relief aux nombreux romans de la deuxième moitié du vingtième siècle qui ont revendiqué l'influence de cette oeuvre fondatrice.


Pour vous si...
  • Vous avez également une lacune à combler
  • Vous vous intéressez à la littérature américaine contemporaine, et à ses influences majeures

Morceaux choisis

"D'abord, je suis en quelque sorte un athée. J'aime bien Jésus et tout mais je suis pas très intéressé par tout le reste qu'on trouble dans la Bible. Par exemple, prenez les Disciples. Ils m'énervent, si vous voulez savoir. Après la mort de Jésus ils se sont bien conduits mais pendant qu'ils vivaient ils lui ont été à peu près aussi utiles qu'un cataplasme sur une jambe de bois. Ils ont pas cessé de le laisser tomber. Dans la Bible, j'aime presque tout le monde mieux que les Disciples. En vrai, dans la Bible, le type que je préfère après Jésus c'est ce dingue qui vivait dans les tombes et arrêtait pas de se couper avec des pierres. Ce pauvre mec, je l'aime dix fois plus que les Disciples."

"Saleté de pognon. Qui finit toujours par vous flanquer le cafard."

"Cette histoire de digression, ça me tapait sur les nerfs. L'ennui, c'est que moi j'aime bien quand on s'écarte du sujet. C'est plus intéressant et tout. [...] Je suppose que j'aime pas quand quelqu'un s'en tient tout le temps aux faits."

"Je veux dire, comment peut-on savoir ce qu'on va faire jusqu'à l'instant où on le fait? La réponse est qu'on peut pas."

"Je ne sais vraiment pas quoi dire. La vérité c'est que je ne sais pas quoi en penser. Je regrette d'en avoir tellement parlé. Les gens dont j'ai parlé, ça fait comme s'ils me manquaient à présent, c'est tout ce que je sais. Même le gars Stradlater par exemple, et Ackley. Et même, je crois bien, ce foutu Maurice. C'est drôle. Faut jamias rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 20 septembre 2016

Bellevue, Claire Berest

Son intervention dans la Grande Librairie en avril, face à un François Busnel troublé par la crudité de certains passages de son roman Bellevue, m'avait rendue Claire Berest sympathique et intriguante. Elle avait eu une phrase qui s'est depuis incrustée dans mon esprit, "Le couple, c'est sublime", alors même que son récit racontait une femme qui se détournait d'une relation solide pour expérimenter, sans la préméditer, une passion charnelle avec un quasi-inconnu.
Le roman m'est enfin tombé dans les mains ; l'occasion d'assouvir une curiosité attisée il y a plus de six mois. Vous ai-je déjà dit combien j'étais patiente?



Le synopsis

Le jour de ses trente ans, Alma rencontre Thomas B., un jeune auteur en vue qui lui propose d'écrire un titre pour une nouvelle collection dont il vient de prendre la direction.
Ce jour-là n'est pas comme les autres. Quelque chose se dérègle, conduit Alma à tourner le dos à son quotidien propret et rangé, à briser ses réserves et ses principes, et à assouvir des pulsions qu'elle ignorait elle-même.
Durant deux jours, elle se laisse porter par une folie inconnue, déambule, erre dans les rues de Paris, franchissant un à un les points de non retour balisés dans sa vie, bravant les interdits qu'elle croyait inviolables.

Mon avis

Je ne saurais parler de Bellevue avec objectivité.
De même que certains romans ne vous parlent pas, certains vous parlent au-delà de l'explicable, et créent avec vous un lien intangible et néanmoins puissant.

Le personnage d'Alma m'a bouleversée, dans sa chute vertigineuse, mais peut-on parler de chute? L'auteur interroge à travers ses symptômes ce qui tient de l'ordinaire, la rupture un beau jour déclenchée et révélée au grand jour, sans que l'on ne sache dire pourquoi cette folie-là, pourquoi Alma plutôt qu'une autre.

Le roman se présente comme une restitution, celle que tâche de conduire Alma, après s'être réveillée dans un hôpital psychiatrique, lorsque l'heure vient de comprendre ce qu'elle fait, ce qui l'y a menée, et qu'il est alors inévitable de se confronter aux deux journées écoulées.

Ce qu'elle dissèque, qu'elle observe comme autant de faits qui n'auraient pas relevé de son propre chef, agissent comme un abîme vers lequel on est irrémédiablement attiré, une tentation, un vide au goût sucré, par lequel on pourrait se laisser aspirer par inadvertance. Il y a, dans l'errance d'Alma, nombre de non-dits, de tabous, de limites que l'on pose soi-même dans son périmètre personnel, si bien que l'on en vient à interroger ses propres certitudes et sa propre intransigeance. La folie a cela de fulgurant qu'elle peut s'apparenter, plus que toute autre chose, à une étrange lucidité.

Ainsi, le récit est à la fois sombre et lumineux. Sombre, dans cette fragilité saillante qui l'emporte sur Alma, dans cette perte d'elle-même qu'elle explore sans retenue et sans façons. Lumineux, de par l'écriture qui le porte, les vérités qui jaillissent comme autant de crises de conscience qui saisissent Alma à mesure que les souvenirs reviennent, que l'introspection progresse.

Bellevue a donc été un roman important, qui m'a ébranlée et m'a dérangée, dans ce qu'il a interpellée en moi, ces évidences qu'il m'a fait questionner.
Après tout, j'ai trente ans dans six mois.


Pour vous si...
  • Vous êtes à l'affût d'une épiphanie, et s'il se trouve que nous avons des affinités littéraires

Morceaux choisis

"J'ai éprouvé une intense attirance pour Thomas B., mais en même temps une colère. Une colère euphorisante et terrible, comme je n'en avais jamais ressenti de ma vie. Tout cela : la matinée étrange de mon anniversaire où je regardais mon monde familier avec une curiosité inédite mêlée de dégoût, rencontrer l'écrivain à succès, mes sentiments contradictoires à son égard, je me le remémore assez nettement. C'est après que tout se complique."

"Et moi, je ne suis pas vraiment un auteur. J'ai écrit un livre comme on tombe d'une chaise, en se faisant mal et sans réfléchir."

"Il me fait penser à un de ces pianistes de génie, qui ne vivent plus au monde à force de ressasser leurs averses de notes, leur musique intérieure recouvrant le bruit du dehors."

"Son livre l'avait surpris, elle y adoptait un point de vue curieux pour parler du monde, entre une poésie désuète de dentellière et une violence crue."

"Mais je sais aussi qu'un parfum s'épanouit au contact de la peau qui le porte, qu'il s'ajuste à l'homme. Thomas B. ne sentait en rien comme Paul.
Thomas B. sent l'exil."

"_Tu as raison. Il n'y a jamais un seul fautif quand les couples se désagrègent. Et pourtant, en me coupant, j'ai l'impression de te punir, et ça me réjouit.
_Tu es terrifiante.
_Non, ce qui est terrifiant, c'est que tu n'aies jamais pris la peine de descendre la poubelle durant toute notre vie commune."

"L'amitié prend l'autre en charge dans son absolue et sordide entièreté, comme les mères, elle prend en charge le quotidien et l'exceptionnel au coude à coude sans autre transition qu'une reprise de souffle, les amis sont prêts à tout traiter, la vie, la mort, c'est d'accord. Le véritable ami que l'on rencontre ressemble à une déflagration."

"Ces deux alexandrins me tiennent encore du côté du monde des vivants, du côté où la fenêtre reste close, je songe à ces milliers de données qui construisent ma mémoire : vêtu de probité candide et de lin blanc, ma seule étoile est morte et mon luth constellé, longtemps je me suis couché de bonne heure, aujourd'hui maman est morte, la condition humaine est le premier ouvrage de la collection Folio classique, Aurélien d'Aragon lui aussi obsédé par un vers de Racine, Bérénice, Impression soleil levant donne l'impressionnisme, Mme de Warens, Fabrice, chevalier Des Grieux, qui sont ces serpents dans Andromaque, si une légende est plus belle que l'histoire, écrivez la légende, les missions de fils qui tissent, qui m'irriguent, comme l'aigle de Meaux."

"La nuit, je ne dors pas, je somnole, j'écoute les Nocturnes de Chopin. Ça me brise le cœur, mais je ne peux pas pleurer à cause des médicaments, alors je pleure abstraitement."

"Il y a des hommes que l'on rencontre pour se désennuyer, dont on accepte la compagnie pour l'assaut. Et il y a la personne qui devient un événement. On ne peut pas être à la hauteur, ni agir d'une manière spécifique. Il faut être. C'est tout."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

lundi 19 septembre 2016

Sécessions, Olivier Sebban

La fascination de certains auteurs français pour les Etats-Unis et leur histoire me fascine (ne clignez pas compulsivement des yeux, la redondance est voulue).
Non pas que le sujet manque d'intérêt, bien au contraire, il est d'une richesse immense (comme tous plein d'autres pays aussi, d'ailleurs). Mais, étrangement, cela ne vient pas spontanément à l'esprit de nombreux auteurs d'écrire sur l'Arabie Saoudite, ou sur le Bhutan, à moins que ce ne soit justement le regard étranger porté sur le pays qui apporte une touche singulière. 
Donc, cette particularité m'intéresse. 
C'est pourquoi mon dévolu s'est porté sur le dernier roman d'Olivier Sebban, Sécessions.



Le synopsis

En 1840, Elijah tue son propre frère, et s'enfuit à travers la Géorgie, son père sur ses traces.
Des années plus tard, alors que débute la Guerre de Sécession, Isaac, le neveu d'Elijah, s'engage auprès des Confédérés, et part à la recherche de cet oncle qu'il n'a jamais connu. 

Mon avis

A de nombreux égards, Sécessions m'a fait penser à Un ciel rouge, le matin, de Paul Lynch, à travers la thématique de la fuite. Comme le métayer de Lynch parcourant l'Irlande pour rester en vie, Elijah fuit, son père sur ses pas, et cette chasse à l'homme occupe toute la première partie du roman.

Les péripéties qui sont les siennes se mêlent à son histoire, à ce qui l'a mené à cette première page du livre, foudroyante, où l'on comprend qu'Elijah vient de tuer son frère David.
Ainsi, entre les scènes physiques et violentes se tissent des passages d'introspection, des souvenirs, qui nous éclairent sur ce qui a conduit les deux frères à devenir des rivaux.
L'auteur choisit de placer au centre de son livre un sujet grave et dérangeant, puisque Elijah et David ont partagé l'amour d'une même femme, Ethel, si bien que l'enfant né du foyer formé par David et Ethel est en réalité le fils d'Elijah.

L'histoire familiale se dilue bientôt dans l'histoire du pays, et l'on comprend, durant la deuxième partie du roman, qu'il va s'agir de mettre en présence, et de confronter, Isaac et Elijah.

Le talent de l'auteur réside à la fois dans la peinture de la fresque familiale et historique, et dans son aptitude à ménager la curiosité du lecteur, car ce dernier ne sait jamais véritablement où il est emmené, ce qui confère au récit un certain réalisme : l'aléa est présent, les événements basculent d'un côté ou d'un autre, sans suivre un cours dessiné que l'on s'attendrait à les voir emprunter. La relation nouée entre Isaac et Elijah, en cela, est inédite, elle en serait fascinante, et mène l'intrigue vers une issue dont on n'aurait guère pu présager.

Sécessions est un bon roman, dans la veine des récits familiaux sur fond historique, il se révèle crédible et documenté, mêlant des personnages à la psychologie intéressante de par la singularité de ce qu'ils vivent, et des épisodes capitaux de l'histoire américaine, sans que l'on ne sente le poids de ce regard étranger qui me semble habituellement propre aux auteurs Français. 

Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas contre une piqûre de rappel sur la guerre de Sécession

Morceaux choisis

"Le visage de l'enfant était cramoisi et trempé de larmes, ses minuscules poings clos sur sa rage et son exigence."

"Isaac remontait la rue principale de Gettysburg. La faute ou l'errance valaient presque autant que les spectres, l'incessant retour des fantômes de la défaite."

"Leurs rapports distendus, l'aigreur, un désintérêt mâtiné de sournoise amertume grandissaient entre eux. Il ne parvenait plus à la satisfaire et la satisfaire ne l'intéressait plus."


Note finale
2/5
(pas mal)

vendredi 16 septembre 2016

De profundis, Emmanuelle Pirotte

Après l'éclat de son premier roman paru l'an dernier, Today we live, Emmanuelle Pirotte revient avec une nouvelle oeuvre, De profundis.
Vous comprenez bien que je n'aurais manqué cela pour rien au monde!



Le synopsis

Dans un futur proche, l'Europe est envahie par l'épidémie Ebola, et sombre peu à peu dans le chaos. Roxanne, comme nombre de ses pairs, profite du trafic de médicaments pour subsister. Lorsque son ex-mari meurt, elle récupère la charge de sa fille Stella, qu'elle n'a pas élevée et qu'elle ne connaît pas. Ensemble, elles fuient Bruxelles pour rejoindre une vieille demeure familiale en pleine campagne. Peu à peu, elles s'apprivoisent et apprennent à vivre loin de leurs automatismes et de leur environnement familier. Bientôt, elles sentent toutes deux une présence, comme si elles n'étaient pas seules à habiter la maison.

Mon avis

Le premier sentiment qui m'a étreint à la lecture de De profundis est la déception : j'ai cru retrouver les mêmes ingrédients que ceux qui m'avaient éblouie dans Today we live, cette fois-ci avec une impression de déjà-vu : un adulte et un enfant que leurs personnalités opposent, et que les contingences matérielles rapprochent.

Le cadre, cependant, a de quoi déconcerter : sur la base d'une dystopie, le lecteur se retrouve projeté dans la ville de Bruxelles, dans un futur indéterminé (le choix de Bruxelles étant, d'ores et déjà, exotique).

Roxanne est la première avec laquelle on fait connaissance, et, à l'instar du Matthias de Today we live, elle n'a guère de quoi plaire : junkie, suicidaire, rien n'est fait pour nous la rendre sympathique. C'est d'ailleurs là aussi son intérêt : elle est sans fard, et ne se dissimule pas.

Stella, sa fille, présente elle aussi beaucoup de similitudes avec Renée, la petite fille juive du premier roman de l'auteur, qui ne ressemblait pas aux autres enfants. Stella est différente, solitaire, elle ne parle pas ou peu, et pressent en revanche beaucoup de choses.

La grande différence, qui s'affirme au fil du roman au point de lui donner une portée d'abord indistincte, réside dans le personnage de Saint-Fontaine, cette âme errante qui occupe la demeure familiale et se lie avec Roxanne.
Cette dimension du récit m'a d'abord décontenancée, toutefois, l'envergure qu'elle prend par la suite rend le roman très singulier.

Mon sentiment final est donc mitigé, emporté par les dernières pages qui contiennent une matière précieuse, brute et pure, succédant à des développements auxquels j'étais restée relativement hermétique. L'auteur est à suivre!


Pour vous si...
  • Vous vous intéressez aux récits dystopiques
  • Egalement, vous déplorez que ces récits-là ne parlent pas davantage de la Belgique. On devrait toujours parler de la Belgique. 

Morceaux choisis

"N'avait-il pas, ce penseur, établi que ce qui fait l'être humain, c'est son esprit, et que l'esprit, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, d'aucune substance matérielle?"

"Stella comprenait que la solitude est source d'une souffrance si intense que cela mène parfois les gens à commettre les pires choses, envers autrui, et envers eux-mêmes."

"Sa mère est si bizarre que la perspective de mourir pourrait lui donner un surplus de beauté et d'énergie."

"L'avenir. C'était un mot qui sonnait creux, un peu vide de sens. Mais elle voulait grandir, aimer, vieillir. Même dans un monde en déroute. Même si me ciel restait noir pour toujours et que les oiseaux en tombaient raides morts, comme elle en rêvait parfois."

"Un corps n'est pas que la demeure interchangeable de l'âme. Un contenant dénué de mémoire. L'âme n'est pas d'une nature radicalement étrangère à celle de la matière où elle s'incarne."

"Il y eut encore quelques mots prononcés par une voix grave qui lui avait été familière, un battement de cœur, et ce fut tout". (#tribute to Flaubert)


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 15 septembre 2016

Rêver, Franck Thilliez

Le polar de la sélection de septembre du Grand Prix des Lectrices est signé Franck Thilliez, un maître du policier français. J'ai lu, il y a quelques années, Le Syndrome E, et sais que Thilliez est très apprécié des amateurs de polars. Voici donc mon opinion sur son petit dernier. 


Le synopsis

Abigaël est psychologue et intervient en tant que telle dans le cadre d'enquêtes criminelles. Elle a perdu son père et sa fille dans un tragique accident de la route auquel elle a miraculeusement survécu. Cependant, plusieurs mois plus tard, alors qu'elle enquête sur des enlèvements d'enfants, de nouveaux éléments la font questionner l'accident, et sa propre condition. Car Abigaël souffre de sérieux troubles du sommeil, et peine à distinguer le rêve de la réalité, les deux se mêlant au point que le rêve lui apporte souvent la clef des énigmes qui se posent à elle...

Mon avis

Rêver porte la marque de fabrique de Franck Thilliez : c'est un thriller à la mécanique précise et implacable.

Cela étant dit, il est aussi, à mon sens, l'illustration parfaite que la mécanique ne suffit pas à écrire un roman réussi.

D'abord, il faut préciser que la construction est complexe : l'auteur en a conscience, et fait son possible pour faciliter la compréhension en insérant une "ligne temporelle" en début de chaque chapitre, permettant de localiser les faits relatés.

Les allers et retours entre les différentes périodes permettent peu à peu de se représenter l'image globale, mais favorisent également l'incompréhension. Le roman est un puzzle qui voudrait voir les pièces s'emboîter au fil des pages, et c'est ce qui se passe. A la toute fin, l'auteur propose même de se connecter en ligne pour accéder au chapitre 57 à l'aide d'un code mentionné dans le livre, afin de détenir toutes les clefs du mystère. Malheureusement, à cette étape, mon intérêt s'était complètement délité, au point qu'il ne me restait pas une once de curiosité pour suivre les instructions.

Par ailleurs, et c'est, à mon sens, le grand défaut de ce roman, les personnages ont été négligés au profit de la mécanique. Abigaël nous est présentée d'entrée de jeu, mais ces présentations sont trop rapides, si bien qu'il est difficile d'éprouver véritablement pour elle de l'empathie tout au long des 600 pages du roman. Sa psychologie est assez peu explorée, on ne sait d'elle que la perte qu'elle a subie, et les rêves dont elle est la proie. En fin de compte, elle apparaît comme la marionnette, la poupée que l'auteur manipule pour mener à bien son intrigue, et les risques qu'elle encourt ne nous angoissent pas, car nous ne nous sentons pas concernés.

Enfin, et en dépit de la construction du livre, le suspense ne tient pas, plusieurs énigmes peuvent facilement être élucidées avant la fin, ce qui est bien dommage : l'effet de surprise est censé être, à mes yeux, le principal ressort de ce type de romans.

Une déception donc, l'auteur ayant, je crois, habitué ses lecteurs à des œuvres plus fouillées, paradoxalement plus abordables aussi, et plus "humaines".


Pour vous si...
  • Vous êtes un inconditionnel de Thilliez. Si ce n'est pas le cas, passez votre chemin, ce n'est pas son meilleur. 

Morceaux choisis

"Elle était rentrée dans le Nord comme un marin qui revient d'une campagne de pêche : usée, amaigrie, à bout de nerfs."

"Tu sais, ce môme, j'ai...j'ai appris à le connaître pendant ces longs mois, j'ai écouté les chanteurs qu'il aime et je pourrais te citer la discographie complète de Maître Gims." (Hum. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de le sauver, celui-là?...)

"_Es-tu bien certaine? demanda-t-elle à son propre reflet.
_Oui, je le suis. Vas-y. Envoie la purée."
(En dépit de ce que vous pourriez croire, la protagoniste va s'écraser le bout d'une cigarette sur la cuisse. Comme quoi, tout est une question de contexte. Dommage, d'ailleurs. Mon intérêt aurait sans doute été ravivé, s'il s'était agi d'autre chose.)


Note finale
1/5
(flop)

mercredi 14 septembre 2016

Le vieux qui lisait des romans d'amour, Luis Sepulveda

Il est temps de nous pencher sur le classique du mois : je vous emmène en Amazonie, avec l'immense Luis Sepulveda, et son Vieux qui lisait des romans d'amour.



Le synopsis

Au coeur de l'Amazonie, un village est troublé par le meurtre d'un homme blond, dont le cadavre est découvert dans une pirogue. Les indiens sont d'abord accusés de l'assassinat, mais Antonio José Bolivar, un vieillard qui connaît et respecte la forêt, identifie la marque d'un félin. Une expédition s'organise pour partir à la chasse de la bête, et ainsi restaurer la paix villageoise. 

Mon avis

Après avoir assisté, en mars dernier lors de Livre-Paris, à une table ronde à laquelle siégeait Luis Sepulveda, j'ai nourri de grandes attentes envers Le vieux qui lisait des romans d'amour.
Et pour cause : François Busnel en personne avait partagé l'histoire de sa rencontre avec ce roman, auquel il avait attribué les qualificatifs les plus élogieux (cela dit, a-t-on déjà entendu François émettre un jugement peu enthousiaste? ;) ).

J'avais en tête notamment la conception de Sepulveda de la littérature, qu'il considérait éminemment distrayante, rejetant l'approche très sérieuse des écrivains français présents lors de cet échange.

Son roman est, selon moi, très représentatif de sa pensée et de sa vision de la littérature. Le vieux qui lisait des romans d'amour repose sur une histoire constituée d'une introduction, d'un élément perturbateur, d'un développement et d'un dénouement. Il y a des les premières lignes une atmosphère qui rapproche du conte, avec des personnages aux traits marqués et parfois même exacerbés, comme c'est le cas du maire, un affreux bonhomme dont la cruauté n'a d'égale que la lâcheté.

Le mystère qui se fait bientôt autour de la mort de l'homme retrouvé dans la pirogue, nouant l'intrigue et suscitant l'intérêt grandissant du lecteur. L'expédition dans la forêt oppose les visions des uns et des autres : alors que le comportement de Bolivar traduit son grand respect pour les lieux, et permet de découvrir son passé auprès des Shuars, on lit au contraire la peur et l'inconfort dans l'attitude de ses comparses, qui n'ont à l'esprit que les menaces qui les guettent, et traquent la bête sans se poser de questions.

Sepulveda révèle dans ce court récit ses talents de conteur, mêlant intelligemment les ingrédients qui rendent la trame structurée et rythmée, et les réflexions qui sous-tendent l'histoire, autour des valeurs des différents personnages, et de leur rapport à la forêt, et donc à la nature.

La dernière phrase confère au roman toute sa portée, mettant en exergue les qualités démontrées par les hommes ("la barbarie" des chasseurs et la "beauté" des mots des romans d'amour chers au cœur de Bolivar), qui ne montrent pas le respect dû à l'Amazonie, et portent atteinte à la nature sauvage qu'elle abrite, notamment sous les traits de la bête traquée et tuée. 

Pour vous si...
  • Vous aimez les romans aux allures de conte
  • Vous vous intéressez aux enseignements que peut véhiculer un roman d'apparence ludique

Morceaux choisis

"Antonio José Bolivar Proano savait lire, mais pas écrire.
[...] Quand un passage lui plaisait particulièrement, il le répétait autant de fois qu'il l'estimait nécessaire pour découvrir combien le langage humain pouvait aussi être beau."

"Ce début lui plaisait.
Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées."

"Une volonté inconnue lui dictait que la tuer était un acte de pitié inéluctable, mais qui n'avait rien à voir avec la pitié de ceux qui pardonnent comme on fait une aumône. La femelle cherchait une occasion de mourir dans un combat à découvert, dans un duel que ni le maire ni aucun de ses hommes ne pouvaient comprendre."

"Antonio José Bolivar ôta son dentier, le rangea dans son mouchoir et sans cesser de maudire le gringo, responsable de la tragédie, le maire, les chercheurs d'or, tous ceux qui souillaient la virginité de son Amazonie, il coupa une grosse branche d'un coup de machette, s'y appuya, et prit la direction d'El Idilio, de sa cabane et de ses romans qui parlaient d'amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes."

Note finale
3/5
(cool)

mardi 13 septembre 2016

L'équilibre du monde, Rohinton Mistry

Un cadeau de Nombre Premier!
Je me souviens qu'elle le lisait, il y a des années. Il est étrange de se croiser dans les livres à quelques années d'intervalle. Un gouffre temporel, et si peu de choses en fin de compte.



Le synopsis

Le roman relate l'histoire de deux tailleurs issus de la caste des "intouchables", Omprakash et son oncle Ishvar, qui travaillent pour Dina, une veuve qui héberge Maneck, un jeune étudiant qui a fui la résidence où il était logé. Au contact les uns des autres, et en dépit des bagages qu'ils transportent dans un contexte social agité, ils nouent ensemble une relation qui les enjoint à dépasser les préjugés de leur appartenance. 

Mon avis

L'Equilibre du monde incarne le roman indien dans toute sa splendeur.

Les personnages sont emblématiques de leur condition, et en viennent à l'incarner : Omprakash et Ishvar sont tous deux intouchables, et l'on découvre à travers leur parcours ce qui fait le quotidien de cette caste, habituée à un ordre des choses dans lequel elle est indigne et inspire la plus grande défiance. Si Omprakash, que sa jeunesse porte, démontre une impatience, une disposition à l'action qui pourrait lui permettre d'accéder à un meilleur état, on observe dans les traits de son oncle une sérénité, une résignation forgées par des années de désillusion.

Ces deux personnages ne sont pas les seuls à donner du relief au récit : Dina est elle aussi très intéressante. Sa relation avec son frère, en particulier, qui la révèle indépendante et insolente, déterminée à choisir son époux et à ne pas laisser son frère dicter le moindre de ses choix.

Les autres personnages gravitent autour de ce noyau central, et forment ensemble une fresque foisonnante et vivante. Le roman s'attache à décrire le quotidien, les obstacles rencontrés, la façon dont les castes cohabitent, et dont elles s'appréhendent les unes et les autres, et les mesures gouvernementales prises à l'encontre de certaines, et dont Omprakash et Ishvar seront victimes. A cet égard, certains passages m'ont rappelé les romans de Ma Jian, traitant de la Chine, et qui évoquait également certaines des violences perpétrées sur les citoyens, au nom du gouvernement ou du parti.

Ainsi, L'Equilibre du monde s'est apparenté pour moi à un grand roman social, à l'ambition pouvant rappeler celle, en France, de Zola ou de Balzac dans leur approche réaliste/naturaliste, et qui n'hésitaient pas à dire la réalité des petites gens, y compris des miséreux, des indigents.

On ne perd jamais de vue qu'il existe toujours de plus malchanceux que nos protagonistes, notamment les Mendiants qui constituent un personnage à part entière dans l'intrigue, néanmoins le plus frappant est encore la philosophie qui est la leur : en dépit des malheurs et des terribles coups du sort qu'ils subissent, Omprakash comme Ishvar acceptent ce qui leur arrive, sans plainte, sans désespoir, et s'échinent à poursuivre leur chemin cahin caha, avec ce qu'il leur reste de forces et de courage.
Un stoïcisme et une acceptation particulièrement déroutants pour un esprit occidental, c'est du moins ce qu'il m'a semblé.


Pour vous si...
  • Vous avez un crush pour les romans fleuves
  • Le contexte indien années 1970/1980 vous intéresse

Morceaux choisis

"Omprakash regarda par la fenêtre, essayant de repérer l'endroit. Au-delà du parapet, des cahutes s'étiraient le long d'un égout à ciel ouvert. Des enfants s'amusaient avec des bâtons et des pierres, tandis qu'un chiot excité bondissait autour d'eux, tâchant d'entrer dans le jeu. Tout près, un homme torse nu trayait une vache. Un spectacle que l'on pouvait voir n'importe où."

"Il avait appris que la dignité ne s'acquiert pas à coups d'accoutrements et d'accessoires ; elle arrivait sans qu'on la réclame, grandissait en fonction des capacités de chacun à supporter l'adversité."

"Outre le tannage et le travail du cuir, Dukhi apprit ce que signifiait être un Chamaar, un intouchable, dans une société villageoise. Cette partie de son éducation ne nécessita pas d'instruction particulière. Comme la puanteur des animaux morts qui les imprégnait lui et son père, la morale du système des castes maculait tout. Et, au cas où cela n'aurait pas suffi, le bavardage des adultes, les conversations entre son père et sa mère comblaient les vides de sa connaissance du monde."

"Les boucles et les tresses sont coupées. C'est comme vouloir extraire des cristaux de sucre d'une tasse de thé."

"Deux clous, une longueur de ficelle, et la séparation symbolique fut en place. Elle recula, observa son rideau. La vie des pauvres était riche de symboles, conclut-elle."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 12 septembre 2016

M Train, Patti Smith

La nouvelle sélection du Grand Prix des Lectrices de Elle m'est arrivée, et elle contient, ce mois-ci, le dernier roman de Patti Smith. Le charme désuet de la couverture m'a happée, et, le livre ouvert, il n'était plus possible de le refermer inachevé.



Le synopsis

Patti Smith relate ses flâneries, ses vagabondages, ses voyages tout autour du monde et au coin de sa rue, mêlant des confidences, des anecdotes, des automatismes du quotidien. 

Mon avis

Quelle découverte que celle de M Train, et du style très personnel de Patti Smith...

En résumer la lecture est bien ardu, tant on a le sentiment d'avoir flâné sans véritable destination, transporté par la poésie et les effluves de café.

Les pans d'histoires relatés ne sont rien que très personnels, néanmoins, l'auteur établit une connivence qui nous les rend particuliers, créant du relief où l'on ne pourrait voir que des anecdotes enchevêtrées, des souvenirs hermétiques.

Il y a, dans l'écriture de Patti Smith, une grande générosité. Sa prose est faite de digressions qu'elle ne cherche pas à contrôler ou à retenir, il s'agit avant tout d'une succession de pensées vagabondes. On voyage à ses côtés, on déambule dans les rues de New York, on accède aux instants révolus de sa vie qui résonnent au présent, à la perte bien sûr, au constat du temps qui passe, aux visages des amis qui viennent et repartent, à l'esthétique qui la frappe lorsqu'elle la croise, qu'elle tente de saisir au moyen de son appareil photo ou de l'écriture.

La langue est douce et colorée, et se caractérise par les images très incarnées mobilisées par l'auteur, qui la rendent infiniment poétique et captivante, comme en témoignent les extraits rapportés ci-dessous.

Les odeurs, les couleurs, les sensations sont consignées, si bien que l'on fait un voyage des sens en même temps qu'un voyage de pensée. Bien sûr, la rêverie se mêle au réel, il est parfois difficile de les dissocier, et le doute plane. On pourrait voir du Nerval dans les pages de Patti Smith, un étrange anachronisme.

Le roman n'est pas le théâtre de grandes actions qui se dérouleraient selon une implacable mécanique; il est le lieu et le refuge d'un état d'âme mélancolique, où les êtres et les objets, par leur seule existence, suffisent à le remplir. C'est tendre et somptueux, une oasis rassérénante que l'on ne quitte qu'étreint d'une douloureuse nostalgie.


Pour vous si...
  • Les ballades au charme désuet vous envoûtent

Morceaux choisis

"_L'écrivain est un chef d'orchestre, disait-il d'une voix traînante.
Je m'éloignais, lui laissant le loisir d'expliciter la piste sinueuse des circonvolutions de l'esprit. Des mots qui s'attardaient puis se dissipaient tandis que je montais dans un train à moi, qui me déposait tout habillée dans le capharnaüm de mon lit."

"Fortes bourrasques, pluie froide, ou menace de pluie ; un continuum se profile de cieux calamiteux qui, subtilement, imprègne tout mon être. Insensiblement je m'enfonce dans un malaise léger mais persistant. Non pas une dépression, davantage une fascination pour la mélancolie, que je retourne dans ma main comme s'il s'agissait d'une petite planète, striée de bandes d'ombre, d'un bleu impossible."

"Rétrospectivement, longtemps après sa mort, je me dis que notre mode de vie de l'époque paraît miraculeux, un miracle qui n'a pu être accompli que grâce à la synchronisation silencieuse des rubis et des mécanismes d'un esprit commun."

"Je suis restée assise un long moment. Le barman m'a resservie. La tequila était légère, comme du jus de fleurs. J'ai fermé les yeux et vu un train vert avec un M à l'intérieur d'un cercle ; le même vert décoloré que le dos d'une mante religieuse."

"Le parfum d'oolong semblait avoir la vertu soporifique des champs de coquelicots d'Oz."

"Les couleurs du jour étaient semblables à un tableau de Turner - rouille, air doré, diverses nuances de rouge."

"Nous désirons des choses que nous ne pouvons pas avoir. Nous cherchons à retrouver tel moment, tel son, telle sensation. Je veux entendre la voix de ma mère. Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. Petites maints, petits pas rapides. Tout change. Le garçon a grandi, le père est mort, la fille est plus grande que moi, elle pleure après un mauvais rêve. De grâce, restez pour l'éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas. Ne grandissez pas."


Note finale
4/5
(excellent)

jeudi 8 septembre 2016

Tandis que je me dénude, Jessica L. Nelson

Un roman de la rentrée littéraire 2015, avec, de nouveau, un titre aguicheur, qui laissait ouvertes les perspectives les plus folles...



Le synopsis

Mademoiselle R. vient d'écrire un roman, et est invitée sur le plateau d'une émission télévisée. Elle envisage cette opportunité comme l'occasion de parler de son oeuvre, mais confrontée à l'acteur, au député, au public, au homard, elle est désarçonnée, et renvoyée à ses démons intérieurs. A mesure que l'émission se déroule, elle livre au lecteur ses états d'âme et ses secrets.


Mon avis

Je me suis laissée porter par le roman de Jessica L. Nelson, sentant poindre et grandir le malaise, jusqu'à ce qu'il éclate. L'effet d'annonce renforce ce sentiment que l'on peine d'abord à nommer, inspiré par la fragilité sensible de la protagoniste.

C'est sans doute là que réside l'art de l'auteur : nous donner à voir une figure mal assurée, qui porte en elle des envies divergentes, qui est là tout en désirant ardemment être ailleurs, et qui se révèle peu à peu plus profonde que l'image qu'elle donne à voir au premier abord, relativement lisse.

Entrecoupant le monologue, les autres personnages prennent la parole, y compris certains qui n'ont vocation qu'à être relayés au second plan, et qui pourtant, l'espace d'un instant, occupent le devant de la scène. Ainsi l'acteur, si désireux de briller encore, ainsi la jeune fille qui voudrait tant trouver une place et toise la jeune auteur engoncée dans son siège et de toute évidence désorientée.

La langue est un bel atout du roman, qui regorge de passages invitant à la réflexion, au recul, à la hauteur.

La chute, pour finir, ou plutôt, les toutes dernières pages, sont fantasmagoriques, décalées, audacieuses, elles sont l'explosion à laquelle a mené l'anxiété de la protagoniste, alimentée par ce huis clos étouffant, par les réactions vives et dédaigneuses des uns et des autres, par leur présence qui la prive de parole, et par la menace constituée par le homard, dont l'identité se devine.

Une lecture intrigante et téméraire!

Pour vous si...
  • Vous estimez qu'un roman de ce siècle se doit de se clôturer sur une scène visuelle et volcanique.

Morceaux choisis

"Depuis l'enfance, j'ai voulu partir. Paris est le seul endroit où je me suis sentie à ma place lorsque j'ai déserté la périphérie pour étudier au centre. [...]
Ce n'est pas qu'une histoire de classe sociale ou d'environnement. Je voulais grandir sans murs gris à pousser, vaine lutte. L'étroitesse et l'inconfort du passé doivent n'être qu'un mauvais souvenir : c'est cela, l'origine d'une migration."

"Il y a au fond d'elle un gouffre, conjugué à une folie qui ne se remarque que lorsque l'on prend la peine de craqueler le vernis circonstancié. Quand on est attentionné."

"Obéir : une thématique qui me passionne. A quel moment n'est-on plus soumis? A quel moment est-on maître de soi?"

"Peut-être que j'écrirai un livre pas trop nul sur cette dépossession de soi, sur nos fragilités et leurs mises en danger permanentes, sur l'envie d'ôter le maquillage et le costume pour libérer ce que l'on est, avec les bons et les mauvais côtés, les erreurs et les faiblesses.
Peut-être que j'oserai écrire que celui qui se présente nu à le droit au bonheur."

"Il faut gambader, être le plus léger possible, car elle vient de poser le pied sur une mine antipersonnel. Le risque d'explosion est permanent. Tout se disloque à l'intérieur. Les pans de sa vie, de son être, de ce qu'elle a cru stable, s'effondrent en un centre, son cœur. Tout explose en silence."

"Est-ce notre vanité ou nos écrans qui nous pourrissent?"


Note finale
3/5
(cool)