Son intervention dans la Grande Librairie en avril, face à un François Busnel troublé par la crudité de certains passages de son roman Bellevue, m'avait rendue Claire Berest sympathique et intriguante. Elle avait eu une phrase qui s'est depuis incrustée dans mon esprit, "Le couple, c'est sublime", alors même que son récit racontait une femme qui se détournait d'une relation solide pour expérimenter, sans la préméditer, une passion charnelle avec un quasi-inconnu.
Le roman m'est enfin tombé dans les mains ; l'occasion d'assouvir une curiosité attisée il y a plus de six mois. Vous ai-je déjà dit combien j'étais patiente?
Le jour de ses trente ans, Alma rencontre Thomas B., un jeune auteur en vue qui lui propose d'écrire un titre pour une nouvelle collection dont il vient de prendre la direction.
Ce jour-là n'est pas comme les autres. Quelque chose se dérègle, conduit Alma à tourner le dos à son quotidien propret et rangé, à briser ses réserves et ses principes, et à assouvir des pulsions qu'elle ignorait elle-même.
Durant deux jours, elle se laisse porter par une folie inconnue, déambule, erre dans les rues de Paris, franchissant un à un les points de non retour balisés dans sa vie, bravant les interdits qu'elle croyait inviolables.
Je ne saurais parler de Bellevue avec objectivité.
De même que certains romans ne vous parlent pas, certains vous parlent au-delà de l'explicable, et créent avec vous un lien intangible et néanmoins puissant.
Le personnage d'Alma m'a bouleversée, dans sa chute vertigineuse, mais peut-on parler de chute? L'auteur interroge à travers ses symptômes ce qui tient de l'ordinaire, la rupture un beau jour déclenchée et révélée au grand jour, sans que l'on ne sache dire pourquoi cette folie-là, pourquoi Alma plutôt qu'une autre.
Le roman se présente comme une restitution, celle que tâche de conduire Alma, après s'être réveillée dans un hôpital psychiatrique, lorsque l'heure vient de comprendre ce qu'elle fait, ce qui l'y a menée, et qu'il est alors inévitable de se confronter aux deux journées écoulées.
Ce qu'elle dissèque, qu'elle observe comme autant de faits qui n'auraient pas relevé de son propre chef, agissent comme un abîme vers lequel on est irrémédiablement attiré, une tentation, un vide au goût sucré, par lequel on pourrait se laisser aspirer par inadvertance. Il y a, dans l'errance d'Alma, nombre de non-dits, de tabous, de limites que l'on pose soi-même dans son périmètre personnel, si bien que l'on en vient à interroger ses propres certitudes et sa propre intransigeance. La folie a cela de fulgurant qu'elle peut s'apparenter, plus que toute autre chose, à une étrange lucidité.
Ainsi, le récit est à la fois sombre et lumineux. Sombre, dans cette fragilité saillante qui l'emporte sur Alma, dans cette perte d'elle-même qu'elle explore sans retenue et sans façons. Lumineux, de par l'écriture qui le porte, les vérités qui jaillissent comme autant de crises de conscience qui saisissent Alma à mesure que les souvenirs reviennent, que l'introspection progresse.
Bellevue a donc été un roman important, qui m'a ébranlée et m'a dérangée, dans ce qu'il a interpellée en moi, ces évidences qu'il m'a fait questionner.
Après tout, j'ai trente ans dans six mois.
"J'ai éprouvé une intense attirance pour Thomas B., mais en même temps une colère. Une colère euphorisante et terrible, comme je n'en avais jamais ressenti de ma vie. Tout cela : la matinée étrange de mon anniversaire où je regardais mon monde familier avec une curiosité inédite mêlée de dégoût, rencontrer l'écrivain à succès, mes sentiments contradictoires à son égard, je me le remémore assez nettement. C'est après que tout se complique."
"Et moi, je ne suis pas vraiment un auteur. J'ai écrit un livre comme on tombe d'une chaise, en se faisant mal et sans réfléchir."
"Il me fait penser à un de ces pianistes de génie, qui ne vivent plus au monde à force de ressasser leurs averses de notes, leur musique intérieure recouvrant le bruit du dehors."
"Son livre l'avait surpris, elle y adoptait un point de vue curieux pour parler du monde, entre une poésie désuète de dentellière et une violence crue."
"Mais je sais aussi qu'un parfum s'épanouit au contact de la peau qui le porte, qu'il s'ajuste à l'homme. Thomas B. ne sentait en rien comme Paul.
Thomas B. sent l'exil."
"_Tu as raison. Il n'y a jamais un seul fautif quand les couples se désagrègent. Et pourtant, en me coupant, j'ai l'impression de te punir, et ça me réjouit.
_Tu es terrifiante.
_Non, ce qui est terrifiant, c'est que tu n'aies jamais pris la peine de descendre la poubelle durant toute notre vie commune."
"L'amitié prend l'autre en charge dans son absolue et sordide entièreté, comme les mères, elle prend en charge le quotidien et l'exceptionnel au coude à coude sans autre transition qu'une reprise de souffle, les amis sont prêts à tout traiter, la vie, la mort, c'est d'accord. Le véritable ami que l'on rencontre ressemble à une déflagration."
"Ces deux alexandrins me tiennent encore du côté du monde des vivants, du côté où la fenêtre reste close, je songe à ces milliers de données qui construisent ma mémoire : vêtu de probité candide et de lin blanc, ma seule étoile est morte et mon luth constellé, longtemps je me suis couché de bonne heure, aujourd'hui maman est morte, la condition humaine est le premier ouvrage de la collection Folio classique, Aurélien d'Aragon lui aussi obsédé par un vers de Racine, Bérénice, Impression soleil levant donne l'impressionnisme, Mme de Warens, Fabrice, chevalier Des Grieux, qui sont ces serpents dans Andromaque, si une légende est plus belle que l'histoire, écrivez la légende, les missions de fils qui tissent, qui m'irriguent, comme l'aigle de Meaux."
"La nuit, je ne dors pas, je somnole, j'écoute les Nocturnes de Chopin. Ça me brise le cœur, mais je ne peux pas pleurer à cause des médicaments, alors je pleure abstraitement."
"Il y a des hommes que l'on rencontre pour se désennuyer, dont on accepte la compagnie pour l'assaut. Et il y a la personne qui devient un événement. On ne peut pas être à la hauteur, ni agir d'une manière spécifique. Il faut être. C'est tout."
Le roman m'est enfin tombé dans les mains ; l'occasion d'assouvir une curiosité attisée il y a plus de six mois. Vous ai-je déjà dit combien j'étais patiente?
Le synopsis
Le jour de ses trente ans, Alma rencontre Thomas B., un jeune auteur en vue qui lui propose d'écrire un titre pour une nouvelle collection dont il vient de prendre la direction.
Ce jour-là n'est pas comme les autres. Quelque chose se dérègle, conduit Alma à tourner le dos à son quotidien propret et rangé, à briser ses réserves et ses principes, et à assouvir des pulsions qu'elle ignorait elle-même.
Durant deux jours, elle se laisse porter par une folie inconnue, déambule, erre dans les rues de Paris, franchissant un à un les points de non retour balisés dans sa vie, bravant les interdits qu'elle croyait inviolables.
Mon avis
Je ne saurais parler de Bellevue avec objectivité.
De même que certains romans ne vous parlent pas, certains vous parlent au-delà de l'explicable, et créent avec vous un lien intangible et néanmoins puissant.
Le personnage d'Alma m'a bouleversée, dans sa chute vertigineuse, mais peut-on parler de chute? L'auteur interroge à travers ses symptômes ce qui tient de l'ordinaire, la rupture un beau jour déclenchée et révélée au grand jour, sans que l'on ne sache dire pourquoi cette folie-là, pourquoi Alma plutôt qu'une autre.
Le roman se présente comme une restitution, celle que tâche de conduire Alma, après s'être réveillée dans un hôpital psychiatrique, lorsque l'heure vient de comprendre ce qu'elle fait, ce qui l'y a menée, et qu'il est alors inévitable de se confronter aux deux journées écoulées.
Ce qu'elle dissèque, qu'elle observe comme autant de faits qui n'auraient pas relevé de son propre chef, agissent comme un abîme vers lequel on est irrémédiablement attiré, une tentation, un vide au goût sucré, par lequel on pourrait se laisser aspirer par inadvertance. Il y a, dans l'errance d'Alma, nombre de non-dits, de tabous, de limites que l'on pose soi-même dans son périmètre personnel, si bien que l'on en vient à interroger ses propres certitudes et sa propre intransigeance. La folie a cela de fulgurant qu'elle peut s'apparenter, plus que toute autre chose, à une étrange lucidité.
Ainsi, le récit est à la fois sombre et lumineux. Sombre, dans cette fragilité saillante qui l'emporte sur Alma, dans cette perte d'elle-même qu'elle explore sans retenue et sans façons. Lumineux, de par l'écriture qui le porte, les vérités qui jaillissent comme autant de crises de conscience qui saisissent Alma à mesure que les souvenirs reviennent, que l'introspection progresse.
Bellevue a donc été un roman important, qui m'a ébranlée et m'a dérangée, dans ce qu'il a interpellée en moi, ces évidences qu'il m'a fait questionner.
Après tout, j'ai trente ans dans six mois.
Pour vous si...
- Vous êtes à l'affût d'une épiphanie, et s'il se trouve que nous avons des affinités littéraires
Morceaux choisis
"J'ai éprouvé une intense attirance pour Thomas B., mais en même temps une colère. Une colère euphorisante et terrible, comme je n'en avais jamais ressenti de ma vie. Tout cela : la matinée étrange de mon anniversaire où je regardais mon monde familier avec une curiosité inédite mêlée de dégoût, rencontrer l'écrivain à succès, mes sentiments contradictoires à son égard, je me le remémore assez nettement. C'est après que tout se complique."
"Et moi, je ne suis pas vraiment un auteur. J'ai écrit un livre comme on tombe d'une chaise, en se faisant mal et sans réfléchir."
"Il me fait penser à un de ces pianistes de génie, qui ne vivent plus au monde à force de ressasser leurs averses de notes, leur musique intérieure recouvrant le bruit du dehors."
"Son livre l'avait surpris, elle y adoptait un point de vue curieux pour parler du monde, entre une poésie désuète de dentellière et une violence crue."
"Mais je sais aussi qu'un parfum s'épanouit au contact de la peau qui le porte, qu'il s'ajuste à l'homme. Thomas B. ne sentait en rien comme Paul.
Thomas B. sent l'exil."
"_Tu as raison. Il n'y a jamais un seul fautif quand les couples se désagrègent. Et pourtant, en me coupant, j'ai l'impression de te punir, et ça me réjouit.
_Tu es terrifiante.
_Non, ce qui est terrifiant, c'est que tu n'aies jamais pris la peine de descendre la poubelle durant toute notre vie commune."
"L'amitié prend l'autre en charge dans son absolue et sordide entièreté, comme les mères, elle prend en charge le quotidien et l'exceptionnel au coude à coude sans autre transition qu'une reprise de souffle, les amis sont prêts à tout traiter, la vie, la mort, c'est d'accord. Le véritable ami que l'on rencontre ressemble à une déflagration."
"Ces deux alexandrins me tiennent encore du côté du monde des vivants, du côté où la fenêtre reste close, je songe à ces milliers de données qui construisent ma mémoire : vêtu de probité candide et de lin blanc, ma seule étoile est morte et mon luth constellé, longtemps je me suis couché de bonne heure, aujourd'hui maman est morte, la condition humaine est le premier ouvrage de la collection Folio classique, Aurélien d'Aragon lui aussi obsédé par un vers de Racine, Bérénice, Impression soleil levant donne l'impressionnisme, Mme de Warens, Fabrice, chevalier Des Grieux, qui sont ces serpents dans Andromaque, si une légende est plus belle que l'histoire, écrivez la légende, les missions de fils qui tissent, qui m'irriguent, comme l'aigle de Meaux."
"La nuit, je ne dors pas, je somnole, j'écoute les Nocturnes de Chopin. Ça me brise le cœur, mais je ne peux pas pleurer à cause des médicaments, alors je pleure abstraitement."
"Il y a des hommes que l'on rencontre pour se désennuyer, dont on accepte la compagnie pour l'assaut. Et il y a la personne qui devient un événement. On ne peut pas être à la hauteur, ni agir d'une manière spécifique. Il faut être. C'est tout."
Note finale
5/5
(coup de cœur)
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