jeudi 28 juillet 2016

Le mystère Henri Pick, David Foenkinos

Le dernier David Foenkinos!
Il faut dire que parmi le palmarès des auteurs parfois qualifiés de légers, et qui sont abonnés aux best-sellers, Foenkinos est mon petit préféré. La délicatesse avait fait chavirer mon cœur de pierre, et Le potentiel érotique de ma femme m'avait gonflée de bonne humeur pendant plusieurs jours. Puis, Nos séparations, En cas de bonheur et Les souvenirs m'avaient fait sourire, sans déclencher cette fois d'engouement particulier.
Avec Charlotte, il a démontré qu'il était capable de s'attaquer à un sujet "sérieux".
Dans son dernier roman, il nous propose un mystère à résoudre, dans le monde merveilleux de la littérature contemporaine.


Le synopsis

En Bretagne, un passionné décide de créer une bibliothèque des refusés, où les auteurs éconduits ont la possibilité de déposer leur manuscrit s'il n'a pas trouvé d'éditeur.
A sa mort, les dépôts se raréfient, jusqu'à ce qu'un couple de jeunes parisiens, Frédéric, écrivain lui-même, et Delphine, son éditrice, tombent sur un manuscrit qui leur apparaît comme un chef d'oeuvre. L'auteur serait un certain Henri Pick, autrefois gérant de la pizzeria de la ville, aujourd'hui décédé.
Delphine et Frédéric organisent une rencontre avec la veuve d'Henri Pick pour lui apprendre l'existence de ce manuscrit, et solliciter sa publication.

Mon avis

Avec son roman, Foenkinos surfe sur une vague très actuelle : le nombre stupéfiant de manuscrits reçus par les maisons d'édition qui rencontrent un refus, et derrière, le nombre croissant d'aspirants écrivains, tant d'appelés pour si peu d'élus, et l'accès extrêmement sélectif à la publication, ce Graal tant espéré.

Si le sujet est séduisant, j'avais pu constater avec Au paradis des manuscrits refusés qu'il était tout à fait possible de ne pas en faire grand chose, et de sous-exploiter le potentiel de ce thème très intéressant.

Foenkinos propose un traitement plus approfondi, au moyen d'une trame qui se présente sous forme d'une enquête, puisque derrière le retentissant succès rencontré par le roman signé d'Henri Pick, se profile la question qui soutient le roman de bout en bout : comment Henri, qui n'a jamais manifesté la moindre prétention littéraire, a-t-il pu écrire un roman fulgurant?

L'apparence est ludique et attractive, on retrouve le sens de la formule propre à Foenkinos, si bien que l'on est facilement pris par l'intrigue, ainsi que par les personnages amusants et relativement communs.

Parmi les points positifs, j'ai apprécié les réflexions que sous-tend le récit : monsieur tout-le-monde peut-il cacher toute sa vie durant une passion dévorante, et se révéler l'auteur d'un chef d'oeuvre? Quelle est la place du marketing dans l'appréciation d'un livre, et dans son succès auprès des critiques et du public?
La réponse apportée par l'auteur peut sembler un brin cynique, mais n'est pas dénuée de bon sens (je ne peux malheureusement pas vous en dire plus sans gâcher le suspense).

Justement, en parlant de suspense, j'en arrive à un point qui m'a plutôt gêné dans la lecture, mais qui ravira nombre d'autres lecteurs, j'en suis certaine : le choix d'une intrigue à mystère, avec des rebondissements et une révélation finale. Face au succès colossal des polars et autres thrillers, de plus en plus de romans adoptent cette approche, si bien qu'une chute semble devoir clore tout récit. J'y vois justement une tentation "commerciale" déborder sur l'ambition du récit, au risque de la mettre en péril. L'issue finale tombe ici à point, mais l'intervention du personnage de Jean-Michel Rouche pour y parvenir m'a semblé par exemple un peu factice. Par ailleurs, les évidents rapprochements opérés entre les protagonistes semblent répondre à une tentation très foenkinienne, mais n'ont pas toujours beaucoup d'intérêt.

En somme : le roman est de bonne facture, relativement efficace, répond d'une certaine manière à un "cahier des charges", mais en cela, manque aussi un peu d'âme, et j'ai eu le sentiment de facilités par moment déjà rencontrées dans l'oeuvre de l'auteur, et qui ne constituent pas son principal atout. Sans doute David pourrait-il appliquer la devise de Faulkner, selon laquelle, "in writing, you must kill all your darlings"?


Pour vous si...
  • Vous êtes à la recherche d'un roman divertissant pour vos sorties plage
  • Vous aussi avez été déçu par le roman d'Irving Finkel, et ne seriez pas contre une séance de rattrapage un peu plus aboutie sur le même thème

Morceaux choisis

"Certains écrivains traversaient la France pour venir se délester du fruit de leur échec. Cela pouvait s'apparenter à un chemin mystique, la version littéraire de Compostelle. Il y avait ainsi une grande valeur symbolique à parcourir des centaines de kilomètres pour mettre un terme à la frustration de ne pas être publié. C'était une route vers l'effacement des mots."

"On croit que le Graal est la publication. Tant de personnes écrivent avec ce rêve d'y parvenir un jour, mais il y a pire violence que la douleur de ne pas être publié : l'être dans l'anonymat le plus complet. [...] Publier un roman qui ne rencontre pas son public, c'est permettre à l'indifférence de se matérialiser."

"Le premier roman est toujours celui d'un bon élève. Seuls les génies sont d'emblée des cancres."


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 26 juillet 2016

La grande arche, Laurence Cossé

Grand succès de ce début d'année, le roman de Laurence Cossé promettait de m'offrir un cadre bien familier, ce n'est donc pas pour l'exotisme que je l'ai choisi.


Le synopsis

Depuis l'appel d'offres lancé sous Mitterrand jusqu'en 2015, l'histoire de la Grande Arche de la Défense est racontée à partir du point de vue des coulisses, où l'on assiste aux multiples pérégrinations qui ont mené à l'édification de l'Arche. 

Mon avis

La grande Arche promet une expérience inédite !

Ne vous attendez pas à un roman classique : ici, les personnages sont bien réels (ou l'ont été), et la protagoniste est l'Arche elle-même, depuis son état embryonnaire d'idée folle dans l'esprit original de Spreckelsen le Danois, jusqu'à sa forme finale, toujours en évolution d'ailleurs, puisqu'elle fait actuellement l'objet de nouveaux travaux.

Le contexte politique est intimement lié au projet de construction de l'Arche, l'auteur détaille donc par le menu les jeux de pouvoir qui ont un impact direct sur l'avancement des travaux, relatant au passage des anecdotes amusantes qui révèlent la personnalité des uns et des autres, le goût de Mitterrand pour le poirier (le bois), notamment.

Le choc des cultures est au cœur du projet, et concentre à ce titre des pages très intéressantes : on y voit Spreckelsen, ce Danois inconnu dont l'esquisse a été retenue à l'issue du concours organisé par la France, se heurter aux mœurs très françaises qui lui sont hermétiques : on voit à travers ses yeux la grandeur et la recherche de l'esthétisme, auxquelles s'opposent les contingences techniques et la politique. Ainsi, lors de l'alternance, le projet, qui doit engager des millions, se retrouve menacé : la droite au pouvoir veut faire des économies, et mettre un coup d'arrêt aux grands travaux initiés depuis que Mitterrand est président.
Paul Andreu, qui seconde Spreckelsen, tâche de respecter à la fois ses ambitions, sa vision, et les réalités très pragmatiques avec lesquelles il faut composer.

Toutes les étapes permettent de voir se dessiner l'Arche peu à peu, dont le projet initial est graduellement remanié, on découvre les débats sans fin sur les matériaux à utiliser, sur les imprévus et le défi technique.
L'on suit aussi Spreckelsen, qui se retire avant que l'Arche ne soit terminée, et meurt sans jamais la voir aboutie.

L'approche de l'auteur est très intéressante, car l'on a du mal à croire, au premier abord, qu'un livre puisse s'écrire qui prenne pour sujet l'édification de l'Arche. Pourtant, le récit prend et absorbe, et l'on réalise bientôt quelle aventure cela a dû être, et qu'un tel monument, aujourd'hui emblématique et évident, a mobilisé des espoirs, de l'énergie et de l'argent pendant des années.

C'est très documenté, l'auteur ne se prive pas d'employer çà et là une touche d'ironie, en un mot, c'est édifiant.

Pour vous si...
  • Pour vous, ADP n'est pas qu'un logiciel de paie
  • Les Danois ne vous mettent pas mal à l'aise (et vous comprenez que les Français provoquent chez eux ce genre de ressenti)

Morceaux choisis

"Près de la station RER La Courneuve-Aubervilliers, dans un quartier qui doit représenter pour les diplomates français un dépaysement plus grand qu'une affectation de l'autre côté de la planète, les archives du ministères des Affaires étrangères occupent un bâtiment neuf, un délicat bunker dans les tons rosés signé Henri Gaudin."

"Belle à couper le souffle. Colossale, mais pas tant que ça. D'un blanc de neige sur le bleu du ciel. Éblouissante, au sens premier, à faire mal aux yeux. De proportions parfaites, c'est peu dire : la perfection posée.
Nécessaire. Empêchant aujourd'hui d'imaginer un autre monument à cet endroit clé."

"Pour ceux qui l'auraient un peu oublié, le béton précontraint figure au nombre des fiertés françaises, avec le romanée-conti, la cathédrale de Chartres, le N°5 de Chanel et bien d'autres."

"Il n'empêche que l'Arche a quelque chose de sacré. L'artiste n'est pas seul aux commandes et, de même que le lecteur coécrit le roman avec son auteur, le passant qui s'approche de l'Arche est sensible à sa grandeur spirituelle, grandeur qu'il y projette largement, peut-être : mais c'est que l'artiste a appelé cette projection."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 25 juillet 2016

Wytches, Scott Snyder and Jock

Voici l'entrée très attendue des comic books sur Romanthé!
Et comme le suggèrent habilement le titre et la couverture, j'ai commencé par un qui fait peur....



Le synopsis

Suite à la disparition d'Annie, une lycéenne qui s'en prenait à elle, dans laquelle elle a été suspectée d'être impliquée, Sail et ses parents ont déménagé pour prendre un nouveau départ. Mais d'étranges phénomènes se multiplient autour d'eux.

Mon avis

Un comics qui fait froid dans le dos!! (contrairement au dernier roman de David Bell, mais il est peut-être temps que j'arrête de le pourrir...)

L'histoire, complètement fantastique, a de quoi rendre un peu parano et pas très très fan des forêts (ce qui est dommage, par ces temps estivaux).

J'ai beaucoup aimé la trame, interrompue ponctuellement par des sortes de flashbacks qui nous permettent de mieux appréhender et comprendre la relation entre Sail et son père, et soutiennent le suspense et le stress (car certains passages sont tout à fait stressants).

Dans ce cadre fantastique, la progression est rythmée et les découvertes cohérentes, chaque personnage joue un rôle qui n'est pas neutre, depuis Annie jusqu'à la vieille femme dont le père fait inopinément la rencontre (comprendre : dans la chambre de sa fille un peu par hasard. Les vieilles femmes n'ont vraiment plus de respect, de nos jours).
Il faut suivre pour ne pas se perdre en route, plusieurs tronçons de vie s'intercalent, qui se déroulent entre 2011 et 2014, et expliquent la situation actuelle.

L'issue est à la hauteur de l'intrigue, et m'a laissée pour ma part un peu retournée.

Et, pour finir, il faut également parler des dessins, qui sont somptueux : les mariages de couleurs sont très réussis, et plongent dans l'ambiance inquiétante de la petite ville où atterrit la famille de Sail, rendant effrayantes les wytches, et créant des décors très denses et esthétiques.

L'initiation est donc un franc succès!

Pour vous si...
  • Vous vous interrogez sur le degré de confiance que l'on peut accorder à ses parents
  • La légende de l'arbre des Toraja de Claudel ne vous a pas beaucoup convaincue, au contraire : et si on y laisse les nourrissons morts, qui dit qu'il n'y a pas des sales esprits qui se baladent là-dedans, après? 

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 22 juillet 2016

La jeune fille suppliciée sur une étagère, Akira Yoshimura

Lorsqu'une connaissance m'a parlé de ce roman au titre épatant, j'ai su tout de suite que je n'avais pas le choix, et qu'il allait falloir me résoudre à le lire. 
Sérieusement, est-ce que ce n'est pas bonnement l'un des meilleurs titres au monde? 



Le synopsis

Une jeune fille de seize ans trouve la mort des suites d'une pneumonie. Ses parents cèdent son corps à des hommes inconnus en échange d'une somme forfaitaire.
Commence alors le long supplice auquel sa dépouille est soumise : dans un hôpital, on lui retire ses organes, la peau, son corps est ensuite utilisé par des étudiants à des fins expérimentales, et lorsqu'enfin il ne reste plus rien à en faire, il est brûlé et ses cendres rapportées à ses parents, lesquels les refusent, si bien que l'urne contenant ce qu'il reste de la jeune fille se retrouve dans un bâtiment réservé aux cendres anonymes, entreposée sur une étagère déjà bien garnie.

La deuxième nouvelle porte sur deux amis, Eichi et Sone. Sone entraîne un jour Eichi dans une excursion dont ils rapportent des Jizo que Sone vend. Mais la réputation de Sone est troublante : on raconte qu'il convainc des jeunes filles de se suicider par amour pour lui... Lorsque Sone offre un Jizo à la sœur d'Eichi, chassée par sa belle-famille après la découverte de sa stérilité, Eichi s'inquiète de la relation naissante entre eux.

Mon avis

J'ai découvert Yoshimura il y a plusieurs années, grâce au concours de Nombre Premier.
Son roman Naufrages m'avait fait forte impression, et m"avait donné le sentiment de découvrir un monde qui m'était inconnu.
Il est rare, je pense, de croiser un écrivain qui nous transporte véritablement dans un univers qui lui est propre.
La lecture de La jeune fille suppliciée sur une étagère me conforte dans l'idée que Yoshimura est de ces auteurs-là.

Le sujet choisi est tout d'abord un facteur important. Ici, il se révèle tout à fait improbable, et donne lieu à un traitement inédit : la narratrice est cette jeune fille morte, qui nous raconte par le détail, avec une précision chirurgicale (uh uh...), tout ce à quoi est soumis son cadavre.
Bien sûr, cela peut occasionner un certain malaise, car aucune incision n'est passée sous silence. Cependant, il y a également quelque chose de fascinant dans ce récit inusuel, qui va au-delà des limites habituelles de la narration, et qui nous fait appréhender une situation dérangeante (la dépouille d'une jeune fille pauvre vendue par ses parents pour récupérer un peu d'argent) sous un angle de vue de l'ordre du fantastique.

L'écriture, par ailleurs, est exempte d'émotions vives, et se contente d'être factuelle, ce qui décuple à mon sens l'effet produit : une narration lyrique ou élégiaque aurait été pénible. Ici, on est dans la description pure, et si l'on accède aux pensées de la jeune fille, elle ne se répand pas en plaintes ou en regrets, elle garde au contraire une pudeur qui touche davantage que si le style avait versé dans l'épanchement.

Cette même pudeur se retrouve dans la deuxième nouvelle, Le sourire des pierres, qui se trouve dans le livre. Ici, il n'y a pas vraiment de fin, on ne peut qu'imaginer ce au-devant de quoi Eichi accourt, et la réponse, en suspens, laisse ouverts tous les possibles, dégageant là aussi une force particulière.

Ces deux lectures se sont donc révélées singulières, et ont rappelé Yoshimura à mon bon souvenir. Cela tombe bien, Le convoi de l'eau attend sur mon étagère depuis un petit moment. Cela dit, il ne s'expose, lui, à aucun supplice.

Pour vous si...
  • Vous êtes du genre minutieux, et vous appréciez que l'on soit précis

Morceaux choisis

"Quelle signification mon corps pouvait-il avoir, maintenant que les organes féminins et les principaux viscères en avaient été enlevés? Jamais je n'aurais imaginé que l'enveloppe reçue par ma mère pouvait en représenter le prix. Je ne pouvais pas m'empêcher de trouver étrange que ma peau ou les organes de mon corps pussent être échangés contre une quelconque somme d'argent.
J'éprouvais un curieux sentiment de vide? Ainsi enveloppée, je pensais que la mission de mon corps était terminée. Je sentais un calme profond s'en élever comme de la brume."


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 21 juillet 2016

Un lieu secret, David Bell

En juillet, la Bibliothèque orange me propose un thriller, après l'histoire du faussaire Guy Ribes : de quoi varier les plaisirs, n'est-il pas?


Le synopsis

Janet Manning avait 7 ans lorsque son frère Justin, âgé de 2 ans, a été enlevé et assassiné. A l'époque, la police avait identifié Dante Rogers comme le coupable, un jeune homme noir dans la chambre duquel avait été retrouvée de la pornographie infantile. Alors que Dante vient d'être libéré, de troublantes suspicions émergent: et si Dante n'avait été condamné que parce qu'il incarnait le coupable idéal? Qui est cet homme qui a fait irruption chez Janet en prétendant connaître la vérité sur le meurtre de son frère? Janet et l'inspecteur Styrnes décident de confronter leurs vieux démons, et de rouvrir l'enquête.

Mon avis

Attention spoilers!
En lisant la suite, vous vous exposez à découvrir les - très subtiles - ficelles d'un - très puissant - thriller!

Au risque de vous paraître un peu dure, je me dois d'être franche en dévoilant mon sentiment véritable à l'égard du roman de David Bell, à savoir, une bonne vieille déception.

Attention, je ne parle pas non plus d'une grosse daube, mais Un lieu secret est, à mon plus grand regret, un thriller assez convenu, qui n'est pas au rendez-vous en termes de suspense, de halètement (à ne pas lire à haute voix).

Le topo de départ est assez classique, et l'auteur se sert du fil assez commun du coupable pas coupable, accusé en gros pour délit de faciès. Sauf que là, le mec qui s'est tapé 18 ans de prison n'est pas trop rancunier, parce que, surprise, il se trouve qu'il commençait, avant son incarcération, à ressentir des penchants bizarres à l'égard des enfants, et que du coup, forcément, la prison lui a fait un bien fou (rencontre avec Dieu, prise de conscience, volonté de changer, etc). Donc, l'inspecteur Styrnes, chargé de l'enquête à l'époque, s'en veut un peu, mais pas non plus des masses, parce qu'au final il a quand même réussi à faire enfermer un pédophile en puissance (sans parler de son co-équipier de l'époque qui lui s'en fout royalement).
Comprenez bien l'idée de l'auteur : le gamin ne pouvait pas non plus être noir ET innocent; au moins, les pendules sont à l'heure, et ce scénario implacable permet de faire en sorte que Styrnes (ainsi, au passage, que tous les bons samaritains qui avaient témoigné à l'encontre de ce pauvre Dante Rogers) n'étouffe pas sous le poids de la culpabilité.
Passons.
Au passage, cela donne lieu à des remarques tout à fait édifiantes de Styrnes (et à travers lui, on peut le soupçonner, de l'auteur?) sur le fait que les salauds ne changent pas, et que ce cher Dante, si désireux de trouver l'absolution, n'a aucune chance de devenir quelqu'un de bien (alors que Styrnes, lui, peut tout à fait y prétendre, parce que bon, quand on envoie en prison un mec pas coupable mais pas non plus tout blanc comme neige, il suffit de trouver le vrai coupable et comme ça on est à l'équilibre, non?).
Bref, j'ai dit passons.

Dix-huit ans après les faits, donc, Dante Rogers est remis en liberté, une jeune journaliste aux dents longues renifle le scandale et vient remuer la bouse (je ne vous cite pas son nom, elle ne sert à rien d'autre dans le reste de l'histoire, on ne la reverra qu'à de brèves et inutiles occasions).

Pendant ce temps-là, Janet, la grande sœur, ne va pas beaucoup mieux, elle a quand même réussi à se faire engrosser mais n'a pas quitté sa ville natale, et rêve toujours du beau Michael, à cause duquel elle s'était détournée à 7 ans de la surveillance de son petit frère. Sa fille Ashleigh est ado, et traîne d'ailleurs avec un jeune homme noir, comme ça l'auteur est sûr que la famille ne se fera pas taxer de racisme (ce serait emmerdant étant donné que ce sont les "gentils" dans le thriller).
Quelques petits soucis de communication entre les deux, enfin rien de dramatique.
Michael Bower revient en ville lui aussi, alors forcément Janet est toute émoustillée, sauf que Michael n'a pas l'air dans son assiette, et s'empresse de révéler que lors de la disparition de Justin, il s'est enfui dans les bois (donc il n'était pas du tout avec Janet comme on avait cru le comprendre), et a vu son père se tenir précisément là où le corps de Justin a été retrouvé. Je vous raconte pas l'ambiance.
Et puis d'un coup, il y a ce mec obscur (que je nommerai Steven par souci de clarté pour la suite) qui se ramène et qui se montre partout, mais dont personne ne sait qui c'est : il se pointe une nuit chez Janet, se targue de connaître la vérité sur la mort de son frère, ce qui ébranle Janet... Mais pas au point de retenir Steven. Non non, elle le laisse repartir comme il est venu, et commence même à se dire que ça pourrait bien être son frère.
Ennuyeux, quand on pense que le cadavre de son frère a été retrouvé et enterré.

Bref, tout ça s'annonce nébuleux, on se demande vaguement ce qu'on fout là, mais on reste, parce que bon, c'est un thriller, il doit y avoir de la révélation au bout du couloir.

Tout se met en branle, l'enquête est rouverte, Styrnes est sur le coup (il avait si bien fait la première fois que ça valait la peine de reprendre le même), épaulé par les très efficaces et objectives Janet et Ashleigh.
Graduellement, les alibis des uns et des autres foutent le camp, tout le monde fait figure de coupable potentiel, et d'ailleurs les réactions à vif d'à peu près tous les protagonistes ne sont pas pour nous aider à voir clair dans cet apparent embrouillamini.
Sauf que, voilà, à mi-chemin, tandis que Janet court toujours après l'inconnu qui s'est pointé chez elle (fallait-il pas se réveiller avant, ma petite dame?), une nouvelle de taille est partagée : la famille Manning n'était pas la famille soudée que l'on s'imaginait, parce que le matin de la disparition de Justin, en fait Madame Manning annonçait à Monsieur Manning qu'elle couchait avec Monsieur Bower (le papa de Michael, si vous avez suivi) et qu'en conséquence, elle allait le quitter sans sommation. On comprend aussi que Justin était le fils de Bower et pas de Monsieur Manning. Au même moment, Ray Bower faisait de même de son côté, informant sa chère et tendre de sa scrupuleuse décision.
Badaboum.
Janet et Styrnes cherchent à assembler tout ça, et qu'est-ce que ça donne?
Ray Bower a sans doute tué Justin.

Non mais sans blague.
On vient de comprendre que le mec est le père de Justin. Pourquoi qu'il irait trucider son gamin? C'est complètement stupide. En revanche, on sait à ce moment que ça ne devait pas aller fort en termes d'ambiance festive et cordiale dans la famille Manning et dans la famille Bower, et on sait que Michael s'est enfui dans les bois au moment de la disparition de Justin, où il a croisé son père ("Salut P'pa, alors ça y est, t'as lourdé ta grosse?"). Donc, au lieu de la proposition saugrenue retenue par ces gros malins de Janet et Styrnes, on commence à se faire une petite idée du scénario.

Mais non, il n'est pas encore l'heure, et il reste surtout plus d'une cinquantaine de pages à s'enfiler.
Donc rebondissement à propos : on finit par mettre la main sur le mystérieux Steven. Finalement, ce n'est pas le frère de Janet, puisqu'un banal transvasement de cercueils à permis de s'assurer au passage que l'ADN sur le cadavre était bien celui de Justin (à savoir, frère de Janet et fils de Papa Bower), non, en fait le monsieur s'appelle Steven (pour de vrai, mais quelle coïncidence) et était en classe avec Janet en primaire (on pressent le pire, et on a raison).
A l'époque, il était orphelin (a priori ça n'a pas dû changer) et ses habits étaient crados, ce qui a eu pour conséquence d'en faire la cible des autres gamins, jusqu'à ce que Janet prenne un beau jour sa défense. L'anecdote est hyper utile : on comprend d'un coup pourquoi le mec colle aux basques de Janet (visiblement 20 ans n'ont pas suffi à le faire passer à autre chose), pourquoi Janet est cool (parce que sinon elle faisait plutôt office de boulet depuis le début), et pourquoi Michael beaucoup moins, parce que bien sûr, il était de ceux qui tyrannisaient le pauvre Steven, révélant ainsi la facette obscure de sa personnalité....

HAAAAANNNNNNN alors là la lumière se fait.
En fait, Michael n'est PAS gentil.
La preuve : il harcelait les faibles enfants quand il avait 7 ans.
Et, pour clore le tout, au cas où vous auriez encore des doutes, Michael, qui avait subitement disparu depuis 20 pages, réapparaît au milieu de la nuit pour traîner Janet dans les bois, précisément là où le corps de son frère a été retrouvé (quel romantique, ce Michael).
Et il passe à table, révélant l'altercation entendue entre ses parents le jour de la mort de Justin, la compréhension subite que tout cela était de la faute de Justin, son passage au parc, là où justement il voit ce salopard de Justin, lequel se carapate dans les bois pendant que Janet dragouille Michael. Michael met alors fin au flirt pour s'enfoncer à son tour dans les bois (Janet le dindon n'a donc plus ni son frère ni sa target sous les yeux, mais ne s'en émeut pas tout de suite, elle doit être en train d'engloutir son goûter), il tombe sur Justin et le fracasse (faut-il rappeler que Justin a 2 ans?).
Sur ce, papa Bower se raboule et couvre son fils.
Mais tout ça, c'est fini, parce que comme maintenant papa Bower veut convoler en deuxièmes noces avec une fille de trente ans de moins, d'un coup il est opé pour dénoncer son fils, ce qu'il ne manque pas de faire.
Fort de la confession au timing parfait de ce dernier, le preux et rudement malin Styrnes se ramène au milieu des bois, et le cueille juste après qu'il a terminé ses aveux à Janet.

Tout est bien qui finit bien (sauf pour Dante qui a donc pris 20 ans pour rien, mais bon, je vous ai dit qu'il avait une tendance pédophile, donc no souci).
Je souligne, s'il en est besoin, que le personnage de Steven ne sert donc à rien, si ce n'est introduire du flou en ajoutant un personnage à la trame, et apporter la suspicion à l'égard de Michael (mais était-ce bien nécessaire?) par le biais d'une anecdote relativement inintéressante.

Au temps pour cette pauvre Janet, qui espérait enfin concrétiser avec Michael, après tout, un flirt qui dure depuis si longtemps, il y a de quoi avoir les crocs.

Bon, bon, bon. Un peu de sérieux s'il vous plaît.

Je dirai pour conclure que l'intrigue m'a paru relativement cousue de fil blanc, pas désagréable à lire, mais sans effet de surprise ni révélation stupéfiante qui motive en général la lecture d'un thriller.
Merci, Bibliothèque orange, je te revaudrai ça, promis.

Pour vous si...
  • Mes jérémiades vous ont donné envie d'en savoir plus sur les personnages profonds et attachants de ce roman.

Morceaux choisis

"Il ne faut pas vous inquiéter. Ce n'est qu'une gamine qui cherche à se faire un nom. Elle pense qu'aborder son article sous l'angle du racisme pourrait lui donner un certain retentissement... Sauf que les gens de Dove Point préféreraient encore assister à la Journée mondiale de la coloscopie plutôt que de se pencher sur la question." (Un excellent concept, cette journée. Je réemploierai. Par exemple : toute personne saine d'esprit préférerait assister à la Journée mondiale de la coloscopie plutôt que de lire le roman de David Bell)

"L'homme n'arrivait toujours pas à parler, mais il secoua la tête. Et en vérité, Styrnes avait un peu pitié de lui. C'était un pervers, un détraqué, mais il lui restait un côté fragile et humain difficile à ignorer." (Pour info, le mec en question est le gérant d'un hôtel moisi et il a juste essayé de violer la gamine de Janet qui venait chercher des infos sur Steven. La police vient le menotter, et d'un coup le mec exprime un côté fragile et humain difficile à ignorer. Et oui, au fond de tous les gros pervers il y a un petit cœur qui bat. Tout va bien. Enfin, tant qu'ils sont pas noirs, parce qu'alors là, pour peu qu'ils matent un peu de porno, même 20 ans de prison c'est gentil.)

"A la fin de l'après-midi, Janet avait réussi à s'oublier dans son travail pour la première fois depuis près d'une semaine. Une proposition de changement dans la façon de calculer la rémunération des professeurs avait atterri sur son bureau en milieu de matinée." (ah ben voilà quelque chose d'intéressant! Si seulement David avait creusé le sujet...)


Note finale
1/5
(flop)

mercredi 20 juillet 2016

La Poupée, Ismail Kadaré

Un titre étrange et une couverture qui fait flipper, voilà exactement de quoi craquer.
J'avais un peu peur de tomber sur l'histoire de Chucky, mais en fait, comme dirait notre ami Jean Echenoz, "pas du tout, vraiment pas."
Finalement, c'était juste une histoire de famille.



Le synopsis

Le narrateur n'est autre que l'auteur, écrivain albanais, qui livre ici les relations ambivalentes qu'il a entretenues avec sa mère, surnommée La Poupée.
Cette dernière a rejoint à l'issue de son mariage la demeure de sa belle-famille, et a toujours peiné à y trouver une place.
Convaincue que la maison, gigantesque, la dévorait, elle y a vécue avec un sentiment d'oppression, intimidée par le caractère et la conversation de sa belle-mère, une femme intelligente et déterminée, alors qu'elle-même avait toujours mis en doute sa connaissance et sa vivacité intellectuelle, au point de redouter plus que tout que son fils ne la dénigre pour ces raisons-là.

Mon avis

La Poupée est un récit qui a quelque chose d'envoûtant, mêlant la noblesse et l'opulence dans laquelle vivaient les proches du narrateur,lesquels constituaient une grande famille albanaise, les aspects politiques liés à l'époque relatée (la deuxième guerre mondiale notamment), et les relations existant entre les différents membres de la famille, au centre desquelles se trouvait la Poupée, qui polarise l'attention du narrateur.

Ce caractère de femme est complexe, révèle peu à peu les motifs de certaines réactions étonnantes, de la distance qu'elle établit entre les autres et elle, et certaines de ses inquiétudes viscérales.
Le narrateur est au cœur de cette vie familiale faite de traditions et de tensions, observant les interactions autour de lui, tâchant d'appréhender et de comprendre cette femme qui fait naître chez lui, y compris lorsqu'il est adulte, des élans de tendresse irrépressibles.

Il est troublant de percevoir les complexes que nourrit la Poupée, sa crainte profonde d'être remplacée, oubliée, reniée par son fils, qu'il n'ait honte d'elle parce qu'elle n'a pas la culture de la classe qu'elle a rejointe. Car si sa mère a apporté à son époux et sa famille l'argent qu'il leur manquait, elle provient d'une famille qui n'a pas d'illustre passé, elle n'est pas de sang noble. Les problématiques dont témoigne la littérature européenne ou américaine se retrouvent ici : il semblerait que de tout temps et dans de nombreux pays, l'équivalent local de l'aristocratie ait cherché à maintenir son rang y compris lorsqu'elle était devenue désargentée, en se montrant jalouse de sa distinction, au sens bourdieusien.

La façon dont la belle-mère et la cousine de la Poupée la traite est en cela emblématique.
La lutte que relate le récit est d'ailleurs celle qui oppose, contre son gré, la Poupée à sa belle-mère, et entre elles deux, le père du narrateur fait figure de juge et d'arbitre.

Le narrateur grandissant, on constate qu'une nouvelle crainte s'insinue dans la famille, celle de sa révolte, qui prendra corps lorsque ses écrits sont jugés subversifs par le régime en place, et que le domicile familial est perquisitionné.

Ce court roman est donc intime et touchant, et permet de comprendre un pan de l'histoire de Kadaré. 

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à l'écrivain albanais
  • Ou, au contraire, vous vous faites la remarque que vous n'avez jamais lu d'auteur albanais. Ça peut être un point de départ. 

Morceaux choisis

"Plus tard, lors d'un voyage au Japon, j'éprouverais une impression familière en découvrant pour la première fois la blancheur des actrices du théâtre kabuki. Elles exprimaient le même secret que, naguère, celui de ma mère, un mystère de poupée, mais exempt de toute peur."

"Plus prégnante que jamais, la tendresse me transperça comme une lame. Avec elle, l'idée que, désormais, ce serait moi, la cause de son angoisse à la fois la plus puissante et la plus puérile : la crainte du reniement. Son absurdité n'aurait d'égale que son tourment."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 19 juillet 2016

Bella Figura, Yasmina Reza

Un peu de théâtre, voilà de quoi égayer ces folles et longues journées estivales.
L'heureuse élue est Yasmina Reza, dont j'ai lu plus jeune "Art", qui m'avait bien plu.



Le synopsis

Boris emmène sa maîtresse Andrea dîner dans un restaurant recommandé par sa femme Patricia, alors que celle-ci est absente. Sur place, ils rencontrent Françoise, une bonne amie de Patricia, accompagnée de son époux Eric et de sa belle-mère Yvonne. Sortis pour célébrer l'anniversaire d'Yvonne, ils proposent à Boris et Andrea de les rejoindre pour un verre.

Mon avis

Bella figura est une pièce dont j'aimerais voir une représentation.

La lecture en a été intéressante, l'auteur joue à mettre en présence des personnages apparemment reliés par peu de choses au premier abord (Boris et Andrea d'un côté, Françoise Eric et Yvonne de l'autre), et pourtant surgit bientôt une étrange dynamique collective, alors même que la situation est absolument embarrassante : Françoise n'hésite pas à rappeler qu'elle est l'amie de Patricia, et si son mari est prompt à déclarer que ce qui se passe entre Boris et Andrea ne le regarde pas, sa femme semble avoir plus de présence d'esprit, et déclare haut et fort que tout cela la dérange.

Dès les débuts, on constate que le couple formé par Boris et Andrea est instable, et ressemble par certains aspects, à s'y méprendre, à un couple légitime, tant il est secoué de disputes classiques et gênantes pour quiconque y assisterait.
L'ajout des trois autres personnages rend l'ensemble improbable, et pour cela, intriguant : alors que la soirée s'enlise, et en dépit des menaces et des allégations des uns et des autres, personne ne part jamais.
Yvonne est le personnage qui permet d'injecter du comique dans l'histoire, plus simple et franche dans ses relations que les autres, elle manifeste immédiatement sa sympathie pour Andrea, alors que celle-ci peine à trouver gain de cause aux yeux des autres, et entretient avec Boris des échanges qui mettent mal à l'aise, où l'amour transparaît tantôt, avant d'être remplacé par des invectives de tout ordre.
Boris, pour sa part, semble bien davantage préoccupé par les difficultés qu'il rencontre avec son entreprise, et profite de la situation pour soutirer des conseils à Eric.
Françoise reste boudeuse dans son coin, mais finit par se laisser infléchir par la situation.

Beaucoup de choses se dégagent de la lecture de Bella figura, un malaise bien sûr, du fait des altercations entre les différents personnages, une tension, mais aussi des sentiments plus légers, encouragés par une mamie Yvonne à ressort qui rend la trame moins dramatique.

A découvrir!


Pour vous si...
  • Les histoires de famille ne vous mettent pas mal à l'aise
  • Et les réunions sociales improbables non plus, d'ailleurs

Morceaux choisis

"YVONNE (à Andrea) C'est ça qui est dégueulasse avec la vieillesse. On devient vulnérable. On n'a plus l'énergie pour répondre."

"ANDREA (à Boris) Avant de te jeter dans la Garonne si tu en as envie mon amour, tu pourrais ton dernier soir faire bella figura, comme les grands flambeurs. Il me manque juste une clope..."

"ERIC Vous savez ce que c'est une étoile filante? C'est une âme qui s'est échappée du purgatoire et qui cherche un corps pour se réincarner."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 18 juillet 2016

Autoportrait d'un faussaire, Guy Ribes

Comme d'habitude, les lectures de la Bibliothèque Orange s'avèrent ce mois-ci presque ésotériques, en tout cas fort loin de ma zone de confort livresque. 
Je me suis donc lancée à l'assaut d'une autobiographie peu banale, celle de Guy Ribes, faussaire notoire qui revendique sa glorieuse carrière dans le domaine. 
Comme on dit, plus c'est gros plus ça passe.
Je vous laisse méditer sur cette maxime hautement philosophique, et aux domaines où l'application serait malheureuse. 

Starring Dammann Frères Thé Glacé Pêche. Yummy!! 
Le synopsis

D'abord aquarelliste reconverti dans la peinture "à la manière" des grands maîtres, Guy Ribes est un faussaire de génie, qui a su à de maintes reprises déjouer l’œil avisé d'experts reconnus, et qui a introduit pendant des années ses faux sur le marché très élitiste de l'art. Mais derrière l'apparence sulfureuse de son histoire, il est d'abord un homme qui prend son art très au sérieux, et a toujours rêvé de côtoyer les peintres qu'il admire tant. 

Mon avis

S'il y a une chose à dire, c'est que je ne m'attendais pas à grand chose en ouvrant ce livre, étant données que les dernières expériences de lecture dans le cadre de la Bibliothèque Orange ne s'étaient pas révélées franchement fructueuses.

Et pourtant, une fois de plus, le roman a gagné et m'a fait une belle surprise! (comme quoi, il faut toujours laisser sa chance à un roman)

Ignorante du milieu évoqué dans le livre, et de ce que pouvait bien être un faussaire (j'exagère, j'avais bien ma petite idée, mais je ne voyais pas trop en quoi cela pouvait être une sorte de profession, disons), c'est comme si un monde s'était ouvert à moi.

Guy Ribes nous ouvre les portes d'un univers où vrai et faux ne sont discernables que par une poignée d'humains, ou les apparences sont trompeuses, et où l'art est un marché où prospèrent quelques noms jaloux de leur intimité, et qui s'arrangent toujours pour récupérer leur part du gâteau.

En face, l'artiste, le faussaire, qui, s'il n'est pas dupe du type de commerce qu'il génère, a le sentiment de vivre de son art, et se berce de l'illusion qu'il côtoie les peintres qu'il aime tant.

Il est absolument passionnant de suivre l'ascension de Guy Ribes, les écueils et les succès rencontrés, l'évolution de sa conception de ce qu'il fait, les personnages hauts en couleurs qui virevoltent autour de lui, le double discours des figures d'autorité qu'il croise, et qui n'hésitent pas à lui glisser deux mots pour savoir s'ils pourraient se procurer un Chagall au passage.

L'art de Ribes en lui-même est fascinant : il est incroyable d'imaginer cet homme redoublant d'ardeur et de travail pour acquérir les techniques des grands peintres, parvenir graduellement à imiter à la perfection Picasso ou Dali, au point de trompeur les experts chargés d'authentifier les tableaux. On partage alors avec lui ce sentiment de puissance, lorsqu'un certificat d'authenticité est délivré à l'une de ses productions - mais c'est également un procédé révoltant et vertigineux, car l'on s'imagine, partant, le nombre de faux côtoyant les vrais sans que l'on sache dire lequel est quoi, et de qui.

Cela revient à questionner in fine l'importance que l'on accorde au vrai et au faux en peinture, et dans l'art en général.
Guy Ribes soumet un argument de poids en disant que, lorsque l'on est sensible à une oeuvre, quelle importance qu'elle soit "vraie" ou "fausse"?

Il reste cependant que le fait de se faire passer pour un autre, de signer du nom d'un autre, est une aberration difficile à entendre pour l'esprit fondamentalement honnête.
Comme dans l'adversaire de Carrère, on se retrouve face à un personnage dont les dispositions au mensonge désarçonnent (bien que l'on comprenne bien les motivations de Ribes, financières et un poil mégalo, alors que celles de Jean-Claude Romand sont plus insaisissables et complexes).

Bref, si le sujet vous intéresse un tant soit peu, ne vous privez pas, l'autobiographie de Guy Ribes vaut le détour, et a été pour moi extrêmement instructive.


Pour vous si...
  • Vous êtes toujours naïvement émerveillé par ces histoires de monsieur tout le monde retrouvant par hasard un Picasso dans son grenier.
  •  Vous vous demandez si c'est une bonne situation, faussaire. On vous dira sans doute qu'il n'y en a pas de bonnes ou de mauvaises, mais ne vous laissez pas berner. 

Morceaux choisis

"Durant près de trente ans, j'avais glissé mon style dans celui des autres. Mes mains et mes yeux avaient été ceux de Picasso, Renoir, Matisse ou encore Dali, par-delà leur mort. J'avais appris à dessiner comme eux, au point d'en oublier ma propre peinture et de me perdre dans les labyrinthes du faux. Je ne savais plus qui j'étais. Enfin, j'allais pouvoir redevenir moi-même, oublier l'altitude des grands maîtres pour mieux retomber sur mes pieds. Je suis vraiment devenu peintre le jour de mon arrestation."

"De nos jours, l'oeuvre elle-même est donc devenue, d'une certaine manière, moins importante que le nom de son créateur, auquel est attachée une valeur marchande. Dès lors, naturellement, la demande de grands noms crée l'offre de faux. [...] Si l'on s'offusque tant des faux et des faussaires, n'est-ce pas avant tout la marque du triomphe du marché, qui a imposé une vision principalement mercantile de l'art?"

"Le marché de l'art, celui que j'ai fréquenté en tout cas, est un petit milieu, dont les acteurs se connaissent et préfèrent jouer en circuit fermé."


Note finale
4/5
(fascinant)

vendredi 15 juillet 2016

Ce qu'il nous faut, c'est un mort, Hervé Commère

Le septième et dernier livre du jury de septembre (Grand Prix des Lectrices) est déjà là : il s'agit d'un roman de type policier, qui nous emmène en Normandie, dans le monde de la lingerie et des faux-semblants. 


Le synopsis

Sur les côtes normandes, le village de Vrainville est devenu notoire parce qu'il abrite les ateliers Cybelle, acteur majeur du tissu industriel régional.
Alors que le village est agité par le durcissement des conditions de travail et la menace d'un rachat par un fond d'investissement, un événement tragique se noue, entraînant William, nouvel enquêteur local, à exhumer des faits survenus dix-huit ans plus tôt, durant la nuit au cours de laquelle la France a été sacrée championne du monde de foot, 1998. 

Mon avis

J'ai été agréablement surprise par ce thriller qui repose sur une trame originale et s'écarte des thrillers traditionnels qui pullulent sur les étals des librairies.

On comprend rapidement le goût de l'auteur pour la construction en écho, car il ne se prive pas de faire référence tout au long de l'histoire à ce qui s'est passé/se passera, souvent en maintenant le halo de mystère qui entoure les événements dont il nous fait comprendre, sans trop en dire, qu'ils sont liés.

Tout un pan de l'intrigue est consacré à l'histoire de Cybelle, à la vie de l'entreprise, ce qui est désaltérant pour un thriller, et constitue, selon moi, son plus grand atout. Visiblement, l'auteur se serait basé sur Lejaby et ses ouvrières. On prend en estime le grand-père, Gaston Lecourt, un homme exceptionnel qui a à cœur de faciliter la vie de ses ouvrières (notamment en faisant construire des logements où les familles de ses salariées peuvent loger gratuitement), et dont la vision très paternaliste de l'entreprise a presque quelque chose d'émouvant (et de daté).
Deux générations plus tard, lorsque Vincent, son petit-fils, retire peu à peu les avantages jadis octroyés par son grand-père, on voit poindre la toute-puissance des objectifs économiques balayant le reste, et le paysage ressemble alors étrangement à ce que l'on peut connaître dans notre propre expérience.

Ce contexte de lutte sociale entre Vincent Lecourt et les ouvrières de Cybelle sert de cadre à la partie actuelle du livre, et motive certains de ses personnages emblématiques : Vincent bien sûr, mais aussi Maxime, autrefois un jeune homme qui peignait talentueusement, et qui, après son échec aux Beaux-Arts, a accepté de travailler aux ateliers et ne les a plus quittés, Patrick, le maire de la ville et ancien ami de Vincent et Maxime, qui se retrouve déchiré entre la volonté de Vincent de disposer de l'entreprise familiale comme il l'attend, et celle des ouvrières de conserver leur emploi, Mélie, jeune ouvrière téméraire, le jeune avocat qui épaule Vincent et que les habitants viennent bientôt à craindre...

A cela s'ajoute l'épisode tragique vécu par Marie Damrémont, la compagne de Maxime, et l'accident provoqué par les trois jeunes hommes, au cours de la même nuit de 1998, et les ingrédients sont réunis pour semer le trouble.

Alors que le suspense était habilement maintenu d'abord, et se partageait entre le sort des différents personnages, il m'a semblé que la dernière partie du roman, consacrée aux révélations attendues, se diluait un peu, perdait de sa force, et laissait entrevoir l'issue avant qu'il ne soit temps.

Ainsi, le roman d'Hervé Commère fonctionne à merveille et constitue un très bon thriller, mais j'ai ressenti à la fin une légère perte d'attention et d'intérêt, provenant sans doute du fait que l'on s'écarte peu à peu du sort des ouvrières pour retomber dans l'anecdotique. C'est sans doute ce qui permet de brouiller les pistes, mais cela m'a semblé porter préjudice in fine au reste du roman, qui parvenait justement à se distinguer en prenant un cadre original.


Pour vous si...
  • Vous vous souvenez avec émotion de la victoire de 98
  • Vous êtes sensible à l'avenir de la fabrication de lingerie en France

Morceaux choisis

"Le discours de l'avocat en aura peut-être ému certains, qui trouveront des excuses à ce jeune homme infernal qui, de tout ce que la vie lui a appris, n'a retenu que le pire."

"_Pourtant, vous avez l'habitude de faire monter des clientes chez vous, non? s'étonne Marilyn.
_Oui, mais Marie, c'est différent. Elle dégage quelque chose de tellement fort...C'est une femme.
_Pas les autres?
_Si, bien sûr. Mais les autres, ce sont...des filles.
_Vous pouvez m'expliquer la différence?
_Non. Non, je ne peux pas. Mais cette différence, tout le monde la connaît. Vous aussi." (et bien non, gros boulet, tout le monde ne la connaît pas, parce qu'elle n'existe que dans le cerveau des nazes. Désolée, mais non, le monde ne se divise pas entre les salopes et les Marie-Charlotte.)


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 14 juillet 2016

Envoyée spéciale, Jean Echenoz

Envoyée spéciale a fait partie des événements de la rentrée littéraire d'hiver.
J'avais été charmée par le roman Courir il y a quelques mois, et en plus, j'ai une collègue qui me parle sans arrêt de la richesse du programme TV sur France 2.
Comment ne pas y voir un signe?



Le synopsis

Oisive, Constance est enlevée tandis qu'une demande de rançon est adressée à son mari.
Cet événement impromptu sonne le début de ses aventures : elle devient bientôt la candidate idéale pour une mission secrète visant à ébranler le régime en place en Corée du Nord.
Ça tombe bien, elle n'a pas froid aux yeux. 

Mon avis

Avec Envoyée spéciale, Jean Echenoz livre un récit aussi loufoque qu'hilarant.
Le sarcasme se cache à chaque détour de phrase, les personnages sont à mourir de rire, et les situations nourrissent un comique efficace et varié.

Ainsi, le kidnapping de Constance, et les conditions de sa détention qui ne ressemblent en rien à l'image que l'on peut s'en faire. Ainsi les personnages de Christian et Jean-Pierre, supposés surveiller Constance, et qui la prennent bientôt en amitié. Ainsi le personnage de Clément Pognel, entaché d'un sordide qui le rend cocasse, et celui de Lou Tausk, l'époux de Constance, qui trouve finalement avantage à l'absence de sa femme, et n'a pas la moindre intention de payer la rançon demandée, parce que cette dernière lui a déjà tant coûté (ainsi qu'il l'admet avec l'élégance que vous vous figurez).

L'intrigue évolue à bon rythme, les rebondissements s'enchaînent, nous entraînant pour finir jusqu'en Corée, et l'auteur s'en donne à cœur joie, puisque c'est là l'occasion pour lui de détailler avec distance et humour le régime et l'état du pays (une gageure, quant on pense aux atrocités qui s'y déroulent).

On ne s'ennuie pas, l'ordinaire se mêle à l'extravagant, si bien que les personnages d'apparence très commune sont projetés dans des tribulations incroyables, et l'auteur excelle à créer une proximité délectable, en apostrophant le lecteur, en l'incluant dans ses considérations et en multipliant les situations de connivence dans lesquelles il n'hésite pas à tourner en dérision ses protégés, de Constance à Jean-Pierre, voire à se moquer d'eux ouvertement.

Envoyée spéciale constitue un excellent divertissement, humoristique et dépaysant, qui ne se prend pas au sérieux et s'assume de bout en bout. Je ne connaissais pas Jean Echenoz sous ce visage, je peux vous dire que je vais me ruer sur ses autres écrits dans l'espoir de retrouver le même mordant. 

Pour vous si...
  • Comme moi, vous avez toujours rêvé d'une vie d'agent secret
  • En même temps, vous vous dites que les agents secrets sont des gens comme les autres, et qu'à ce titre, ils doivent bien se vautrer aussi de temps à autre

Morceaux choisis

"Laissé au salon, le téléphone n'aurait pas pu troubler le sommeil de Tausk qui, levé tard, aère d'abord sa chambre - l'un des grands défauts du sommeil, outre qu'il fait perdre un temps fou, étant qu'il ne sent pas très bon". (Une remarque apparemment anodine, mais que Jean devrait transmettre à Pascal le grand frère, parce que je l'ai vu dans une émission pas plus tard que la semaine dernière pourrir un ado parce que sa chambre "sentait le renard" au réveil.)

"Les jambes d'une femme qui passe, ensuite. On oublie trop souvent que les jambes des femmes leur sont également utiles pour avancer : on les tient tellement pour des objets d'art qu'on tend à négliger cet usage fonctionnel."

"Voici maintenant plus d'un mois que Clément Pognel partageait la vie de Marie-Odile Zwang et rien ne se passait comme on s'y serait attendu. L'un ayant pu nous paraître une épave aboulique, l'autre une implacable harpie, on ne pouvait guère envisager d'autre existence commune à ces deux-là que sur un mode SM élémentaire, quotidien scandé d'insultes et d'ecchymoses, oeil au beurre noir et dents brisées, Royal Canin en plat unique suivi d'une pincée de Destop dans le café.
Or pas du tout, vraiment pas."

"Doit-on rappeler qu'il est déconseillé d'acheter les tournevis par lot, sachant qu'ils prennent très vite un mauvais esprit de groupe?"

"Et soit dit en passant, ce phénomène concerne peu ou prou tout ce que ce corps expulse : dès l'instant où quelque chose de liquide, solide ou gazeux s'échappe de l'organisme - soit une dizaine de modes d'évacuation possibles qu'on s'abstiendra de détailler -, c'est chaque fois, du sublime au trivial, un plaisir spécifique. A des degrés divers et quoi qu'on en dise, c'est toujours plutôt bon. Il n'y a que transpirer qui ne l'est pas toujours -encore que ce soit, au sauna, au hammam, pas si mal - et bien sûr saigner, qui est franchement discutable."

"Même si chacun sait ou croit savoir ce qu'est la Corée du Nord, je vous rappelle qu'il s'agit d'une tyrannie dynastique et quasiment théocratique, les trois générations de leaders ayant accédé à un statut divin. La surveillance y est omniprésente, tout le monde se méfie de tout le monde, on se dénonce comme on respire - vu qu'on est dénoncé si l'on ne dénonce pas - tout en cherchant, souvent sans résultat, quelque chose à manger." (ce dernier tronçon est absolument mon passage préféré)


Note finale
4/5
(chanmé)

mercredi 13 juillet 2016

Les irremplaçables, Cynthia Fleury

Je vous ai parlé de Cynthia Fleury à l'occasion de Livre-Paris, qui s'est tenu en mars, puisqu'elle intervenait dans une table ronde en compagnie de Luis Sepulveda, Vincent Message et François Busnel. 
Un drôle de personnage, qui n'hésitait pas à affirmer des points de vue assez radicaux, en rupture avec les positions bien-pensantes à l'égard de la littérature!
J'ai fini par me procurer son roman, avide de savoir ce qui se cachait derrière ce livre dont elle disait espérer qu'il procure un morne ennui au lecteur (affirmation déjà fort prometteuse).
Et bien, devinez quoi? Première surprise, ce n'est pas du tout un roman!


Le synopsis

Et oui, il s'agit bien davantage d'un essai dans lequel l'auteur analyse les conditions de l'individuation, en lien avec le caractère irremplaçable des individus dans la régulation démocratique (j'imagine que le sujet est maintenant très clair pour vous.).

Mon avis

Fidèle à elle-même, on peut dire que Cynthia Fleury est plutôt directe dans l'essai qu'elle livre, et qu'elle n'y va pas avec le dos de la cuillère (bien que le synopsis n'en laisse rien paraître).

La première chose qui frappe, c'est la piqûre de rappel : et oui, en philosophie, il n'est pas de bon ton de juxtaposer trop de mots simples, souvenez-vous de ces maximes qui font buter quasiment sur chaque syllabe : "Aussi la raison pure est-elle celle qui contient les principes qui servent à connaître quelque chose absolument a priori", ou encore "La raison pure peut être pratique, c’est-à-dire déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empirique".

Donc, vous n'avez pas affaire ici à une lecture de plage.
Ne vous méprenez pas, l'essai n'en est pas pour autant dépourvu d'intérêt, bien au contraire, et en dépit des allégations et promesses d'ennui mortel de l'auteur!

L'ambition est double, puisqu'il s'agit de traiter deux hypothèses :
  • En quoi l'individuation est-elle protectrice de l'Etat de droit?
  • Le pouvoir est-il la continuation de la religion par d'autres moyens?
Un programme appétissant, en somme!

Alors je ne vais pas briser le suspense (et aussi, c'est pas évident à chroniquer, un essai...), sachez que le livre est bien construit, que l'on a plaisir à progresser dans la réflexion, l'auteur assume des positions parfois tranchées, tout n'est pas toujours très clair, mais j'ai été assez convaincue par certaines argumentations.

Bien entendu, j'ai songé en lisant qu'il était hautement fructueux d'avoir pu assister à la table ronde de mars, qui m'a permis d'appréhender la vision globale de l'auteur, certaines de ses postures et de ses ambitions en écrivant, et cela bien sûr a nourri la lecture. 

Si vous avez des envies de réflexion conceptuelle, foncez donc, mes amis.

Pour vous si...
  • Vous vous êtes toujours interrogé sur l'irremplaçabilité des individus sans jamais oser mentionner le sujet à table
  • Vous êtes allergique à toute phrase comprenant plus de trois mots accessibles et compréhensibles par le commun des mortels

Morceaux choisis

"Le roi partage avec le fou ce manque de distance par rapport à lui-même, le fait d'avoir oublié la vérité symbolique qui détermine tout humain, à savoir sa finitude, son manque originel et son destin d'atomisation." (voilà quelqu'un de fort optimiste)

"S'individuer, c'est prendre conscience de la faiblesse inhérente à l'individu et du seul destin ici proposé sur la terre. L'absurdité est le chemin offert à l'homme, comme matière à sublimation."

"S'individuer nécessite de calmer la colère en soi pour que celle-ci ne consume pas l'être. Au lieu de cela, Médée laisse le déni de reconnaissance devenir son identité, de manière à lui donner la justification pour tuer ceux qui la dénient, comme ceux qui ne la dénient pas. Mais cela ne suffit pas à Médée. Car elle refuse une autre vérité, plus originelle encore. Celle de son propre manque. Si elle a tant donné à Jason, c'est pour compenser ce manque inaugural. Elle est ici victime de sa propre illusion sur la place de l'autre dans le processus d'individuation."

"Tout l'enjeu est alors de liquider chez le rouage plus petit que soi le sentiment de son individuation, soit de son irremplaçabilité. Persuadé de n'être rien de singulier, d'être (même pas) un parmi d'autres, comment le rouage pourrait-il ressentir un sentiment de responsabilité? Une fois ce sentiment de responsabilité liquidé, le pouvoir délègue précisément au chaînon la responsabilité de l'exécution d'une décision."

"La tyrannie est une pathologie de la démesure, de l'absence de compréhension de ce qu'est une limite, au sens où celle-ci possède une valeur créatrice. L'absence d'autorité solde l'émergence de l'autoritarisme. Partant, le premier travail de l'éducation est de veiller au maintien de l'autorité et du respect de celle-ci. Éduquer, c'est transmettre à l'individu la capacité de reconnaissance des légitimités."

"L'individuation est le produit d'un travail, d'un labeur qui s'est fait sens tout au long de la vie. Cette éducation à l'individuation, qui dure une vie entière, n'est le fruit d'aucune évidence. Il faudra du soin et de la discipline pour voir émerger un chemin vers elle.
[...] L'irremplaçabilité se définit comme une responsabilité construite avec l'autre et destinée à assumer le déploiement de la personnalité propre."


Note finale
2/5
(intéressant)

mardi 12 juillet 2016

Mitsuba, Aki Shimazaki

Vous n'avez pas été sans remarquer, au cours des derniers mois, l'amour grandissant que je conçois pour Aki Shimazaki (si ce n'est pas le cas, vous avez les qualités d'observation d'une taupe et/ou vous êtes tombé sur ce post par hasard, et n'avez pas la moindre idée de ce que vous faites là. Je vous comprends, on tombe souvent sur des barges, mais bon, maintenant que vous êtes là, vous pourriez bien rester un peu?...).
J'entreprends la saga suivant Le poids des secrets, et qui commence avec Mitsuba


Le synopsis

Takashi Aoki est shôsha-man dans la société japonaise Goshima.
Refusant les rencontres arrangées que lui proposent sa famille et ses collègues, il se dévoue à son travail en attendant de croiser la route de la femme qu'il lui faut.
Il s'éprend bientôt de Yuko Tanase, une très belle jeune femme élégante et raffinée qui officie comme réceptionniste dans la société. Ils prennent le pli de se retrouver au café Mitsuba pour partager une boisson chaude et discuter.
Takashi décide un jour d'avouer ses sentiments à Yuko.
Quelque temps plus tard, il apprend qu'il va être muté à Paris, et que le fils du patron de la banque Sumida, actionnaire de Goshima, courtise Yuko.

Mon avis

Je m'arrête dans le synopsis pour ne pas tout révéler, mais de nouveau, on a affaire avec Mitsuba à un récit très réussi, dans lequel Aki Shimazaki nous entraîne dès les premiers mots dans un Japon aux codes sociaux pesants.

L'histoire de Takashi nous montre la place de l'individu dans la société au travers de son emploi qui a un pouvoir incontournable de définition, en particulier pour les hommes, de la même façon que le mariage, qui est régi par des règles strictes et constitue une étape essentielle pour progresser dans sa carrière (côté masculin) ou trouver sa place (côté féminin, puisqu'il n'y a guère d'autre alternative pour les femmes visiblement).

A certains égards, il est intéressant de se demander dans quelle mesure le cadre choisi conditionne l'issue de l'intrigue, car cette dernière pourrait être transposée dans un cadre occidental : le dénouement serait-il le même? La pression sociale peut être forte dans un pays européen (je pense ici au choix imposé à Yuko entre Takashi Aiko, qu'elle semble aimer tendrement, et le fils du patron de Sumida, qu'elle ne connaît pas, mais qui est l'héritier d'un empire économique), mais elle paraît ici écrasante.

De nouveau, au moyen d'une écriture fluide et franche, Aki Shimazaki parvient à nous impliquer immédiatement dans son roman, à rendre la suite de la lecture indispensable.

A mesure que la relation entre Yuko et Takashi évolue, on pressent une menace, l'avènement prochain d'un drame, sans pouvoir le nommer ou le préciser.
Une fois ce drame noué, la vie se poursuit, et chacun des protagonistes continue son chemin. C'est en cela sans doute que l'auteur excelle : elle parvient admirablement à nous montrer en quoi ces drames se nouent dans nos vies, mais, s'ils y sont centraux et profonds, ils n'y mettent pas pour autant un point d'arrêt. Ces épisodes, aussi importants soient-ils, restent des épisodes, qui ne dictent pas de manière définitive le sort de chacun.
Il faut des événements majeurs, par la suite, pour les rappeler à la mémoire des personnages, qui revisitent alors leur passé avec un regard différent, empreint de l'expérience depuis accumulée, des bonheurs et des malheurs éprouvés, et cette douce nostalgie des personnes âgées qui se remémorent leur histoire.

Mitsuba est, sans surprise, un nouveau succès, qui contribue à confirmer ma passion et mon enthousiasme pour Shimazaki. 

Pour vous si...
  • Vous avez été conquis par la saga Le poids des secrets
  • Le monde de l'entreprise et le rapport des individus à ce monde au Japon vous fascine

Morceaux choisis

"Je m'étire en bâillant. Sur le revers de ma veste brille le badge de notre compagnie. Les gens qui le remarquent me lancent un regard de respect ou d'envie. En regardant le ciel limpide, je pense à mon père, mort voilà onze ans. Je voudrais pouvoir lui parler de mon travail. Je suis sûr qu'il serait fier de moi."

"_Tu connais le mot shamrock?
_Shamrock? Non. Qu'est-ce que ça veut dire?
_Il signifie trois feuilles en irlandais.
Elle murmure :
_Mitsuba, trèfle et shamrock..."

Note finale
4/5
(grave cool)

lundi 11 juillet 2016

Le marin de Gibraltar, Marguerite Duras

Je vais vous ôter les mots de la bouche : et oui, encore Duras!
Et le pire, c'est qu'il m'en reste encore quelques-uns sur la PAL qui devraient m'occuper un moment. Bon, je vais sans doute faire une pause après Le marin de Gibraltar, il faut laisser leur chance aux autres classiques.
En attendant, en mer les amis.


Le synopsis

Un homme rompt avec sa compagne, et rencontre une autre femme sur un bateau, dont il s'éprend. Cette femme cherche à travers le monde le marin de Gibraltar, qu'elle a naguère aimé et qui a disparu. L'homme décide de l'accompagner et de lui apporter son aide, tout en sachant que le retrouver sonnerait le glas de leur romance. 

Mon avis

J'ai beaucoup aimé le cadre et l'intrigue du Marin de Gibraltar, qui m'ont semblé très romanesques, en particulier de par les thèmes que le roman aborde et explore : il est question d'amour, bien sûr, d'une recherche insensée et absolue, de ce que l'existence offre, de ce que l'on choisit d'en faire.

La première partie nous présente le narrateur, en voyage à Florence avec sa compagne Jacqueline, et la lenteur qui s'est installée dans leur couple, doublée d'une exaspération continue, la nécessité bientôt indiscutable de rompre, et la réaction attendue de Jacqueline.

Entre bientôt en scène le personnage d'Anna, cette femme qui fascine et envoûte immédiatement le narrateur, et avec laquelle naît rapidement une nouvelle idylle.
La relation entre les deux protagonistes évolue, naturellement, au fil du récit, se décline à mesure que les villes défilent, car le narrateur s'engage aux côtés d'Anna dans sa quête, et parcourt les mers avec elle, explorant Sète, Tanger, Abidjan et Léopoldville.

L'écriture de Duras a quelque chose de dépouillé : elle ne se perd pas en lyrisme et en interminables descriptions paysagères, ses phrases sont courtes et vont droit au but, elles n'ont rien d'ampoulé ou de maquillé.
Pour autant, on n'est pas bien sûr dans une prose qui tient en haleine, et certains lecteurs seront sans doute désarçonnés par l'apparente inaction, car il est surtout question des faits et gestes, des allées et venues des personnages que l'on épie. Peu à peu, de nouvelles figures surgissent et se mêlent à l'intrigue, apportent un nouveau regard, une nouvelle attitude, une nouvelle disposition à l'existence.

Les liens entre les protagonistes se nouent, s'effilochent, se nuancent, et les villes défilent toujours, l'intrigue nous porte jusque au cœur du Congo, où l'on croit que le marin se sera retiré.

L'issue est étonnante, on pourrait croire qu'elle laisse en suspens les interrogations que le récit a fait naître et qui ont été nourries à chaque page. A moins que l'on ne se contente d'y voir une trêve, la chance pour l'amour de se prolonger encore.

Le roman se définit avant tout par l'atmosphère qui s'en dégage, et cette quête irrationnelle qui brasse des réflexions philosophiques essentielles. De port en port, les journées des protagonistes sont empreintes de la chaleur caniculaire, de l'alcool à toute heure, de l'amour passionnel qui rythme le voyage.
Tout cela est troublant et presque mélancolique.
Ce qui vaut bien un détour, n'est-ce pas?

Pour vous si...
  • Vous n'êtes plus à un verre de whisky près
  • Vous êtes aussi à la recherche de votre propre marin de Gibraltar

Morceaux choisis

"_Encore une demi-heure, encore vingt minutes, encore quinze minutes, et tu las verras.
Il voulait dire la ville. Mais il aurait pu parler, tout aussi bien, d'autre chose, de je ne savais quel bonheur. J'étais si bien, assis à côté de lui, dans le vent, que je serais bien resté là pendant une heure encore. Mais il était, lui, si impatient de me montrer l'arrivée sur la ville que son désir l'emporta vite sur le mien. Très vite je fus aussi impatient que lui d'arriver à Florence."

"Je me demandais si ce n'était pas une solution que de voyager ainsi, de ville en ville, en se contentant de copains de rencontre, comme lui. Et si, d'avoir une femme, ce n'était pas, dans certains cas, superflu."

"J'étais un homme précisément fatigué par la vie. Un de ces hommes dont le drame a été de n'avoir jamais trouvé de pessimisme à la mesure du leur."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 8 juillet 2016

L'Etoile du chien qui attend son repas, Hwang Sok-yong

Voilà le livre qui sort vainqueur du concours des titres les plus intrigants (je suis certaine que vous me donnerez raison, étant donné que je constitue le seul membre autoproclamé de ce concours imaginaire).
Une nouvelle production de Hwang Sok-yong, dont je vous parlais il y a quelques jours dans ce post.
Direction la Corée!



Le synopsis

Dans les années soixante, en Corée du Sud, plusieurs adolescents partagent leurs aspirations et leurs envies, tâchant de trouver leur place. Parmi eux se trouve Chun, qui décide un jour d'arrêter l'école avec un de ses camarades pour partir voyager dans le pays. A son retour, il retrouve ses amis et reprend le cours de sa vie, jusqu'à sa rencontre avec Lieutenant, un trimardeur qui l'emmène travailler en mer.

Mon avis

Un nouveau roman de Hwang Sok-yong, et une nouvelle facette d'écrivain.
Au contraire de son dernier roman, Toutes les choses de notre vie, qui se déroulait dans la décharge de Séoul, ici le cadre change et l'on n'est plus dans une unité de lieu, bien au contraire : les deux adolescents que l'on suit nous font voir du pays, et l'on comprend rapidement qu'ils se cherchent au travers de cette expérience.

Cependant, au-delà de l'environnement, l'auteur se fixe sur les transformations intérieures de ses protagonistes, la façon dont les événements impriment sur eux leur marque, dont leurs états d'âme se confrontent et les hissent au-delà de l'adolescence.

Car c'est sans doute là le point le plus intéressant du livre : observer l'évolution de Chun, les réponses qu'il apporte aux interrogations parfois idéalistes qui l'occupent, et qui le rapprochent aussi parfois de certains de ses amis, eux aussi traversés par les mêmes affres, au point de prendre des décisions radicales, comme le fait notamment d'arrêter ses études.

La construction du roman ne manque pas d'intérêt, dans la mesure où l'on sait dès la première ligne quelle est l'issue des pérégrinations de Chun, qui décidera pour finir de s'engager dans la guerre du Vietnam.
L'écriture de Hwang Sok-yong est douce, elle décrit les pensées des personnages plus qu'elle ne se fait vecteur de l'action, car si le synopsis laisse à penser que l'intrigue est avant tout mouvement, ce n'est pas ce qui frappe en lisant, et l'on est bien davantage dans un récit qui raconte l'adolescence, la mélancolie, les idées et les rêveries.

J'ai sans doute été moins happée que par le dernier roman que j'avais lu de l'auteur, cependant une poésie se dégage du récit et le porte, ainsi que le sentiment d'universalité que peut faire naître la lecture des questionnements qui agitent les adolescents.

Pour vous si...
  • Vous êtes féru d'analogies astronomiques
  • Vous n'avez pas peur de vous balader dans le métro avec un livre ainsi titré à la main

Morceaux choisis

"J'allais enfin me lancer dans quelque chose qui n'avait rien d'abstrait : mourir ou survivre, telles étaient les deux possibilités qui allaient s'offrir à moi."

"Comme une scène tournée au ralenti avec une caméra fixe, les instants se succédaient, tandis que des nuages défilaient dans le ciel, faisant délicatement alterner ombre et lumière dans la rue. Les passants apparaissaient sur l'écran avant de disparaître dans le temps.
A ce moment-là, alors que je disais adieu à ma jeunesse, je me rendis compte à quel point je l'avais aimée."

"_Quels efforts? Tu mènes une vie de bâton de chaise!" (Et oui, tout à fait, une vie de bâton de chaise. C'est un peu comme une vie de poignée de porte, mais en moins exposé.)

"Je n'aime pas mon prénom, Inho. Ça fait gamin, ou un peu tire-au-flan. Dès ma prime jeunesse, les adultes m'ont appelé le Cochon et je préfère ce surnom." (Mais enfin c'est évident. Inho versus le Cochon, qui n'en aurait pas fait autant? Oo)

"_Là-bas...Le chie qui attend son repas, tu le vois?
Une étoile brillait près du croissant de la lune. Il ajouta :
_Au sommet de sa gloire, on l'appelle l'étoile du matin. Repoussée et rejetée comme nous, elle devint l'étoile du chien qui attend son repas.
Je me dis que le nom était joli et mélancolique."


Note finale
2/5
(pas mal)