lundi 31 octobre 2016

D'acier, Silvia Avallone

D'acier est une recommandation émanant de Nombre Premier, que je ne présente plus, tant elle constitue une figure récurrente et tutélaire sur ce blog. 
La prose de Silvia Avallone lui rappelait celle de la mystérieuse Elena Ferrante, et pour tout vous dire, nous avions même suspecté qu'elles ne formaient qu'une seule et même personne... Ça, bien sûr, c'était avant les révélations d'une fouine de journaliste sur l'identité de l'auteur la plus lue d'Italie. Mais bon, même si Silvia n'est pas Elena, j'avais trop aimé L'amie prodigieuse pour ne pas me jeter sur D'acier!


Le synopsis

A Piombino, Anna et Francesca, à 13 ans, vivent au début des années 2000 une adolescence colorée aux accents parfois amers.
Issues d'un milieu populaire, elles goûtent les charmes de leur sensualité naissante, profitent de l'intérêt que leur confère leur beauté juvénile, et partagent une amitié fusionnelle, faite de rêves et de tendresse. 
Car le monde autour est brutal : le père de Francesca est obsessionnel et violent, celui d'Anna accusé de trafics crapuleux, c'est un monde où les hommes ne sont pas fiables, où le langage est cru et la réalité plus encore, et où la seule issue possible semble être ce lien qui les unit.

Mon avis

Quelle vie, et quelle énergie que celles qui vibrent dans le roman de Silvia Avallone!

Dès les premières pages, j'ai compris le rapprochement que tout lecteur peut faire avec la prose d'Elena Ferrante, sans parler du cadre, qui présente de nombreuses similitudes, à quelques décennies d'écart néanmoins : l'Italie des quartiers populaires, où l'usine locale est la seule issue pour survivre en dehors des trafics mafieux qui gangrènent la région, où les adultes sombrent dans l'alcoolisme et la violence quand les enfants découvrent tôt le sexe, la cigarette, tout ce qui fait les interdits à braver et donne un sentiment de liberté.

Car la liberté est au cœur du roman : à travers les rêves auxquels elles s'accrochent, Anna et Francesca se cramponnent à un espoir de liberté, à l'espoir d'échapper à la condition sociale qui pèse sur elles comme une chape de plomb ou une épée de Damoclès (ou, comme dirait Mathias Malzieu, Dame Oclès), et de ne pas devenir comme leurs mères, quitte pour cela à faire des concessions, à danser au Gilda pour se faire repérer, à jouer de l'effet qu'elles produisent.

Bien entendu, D'acier parle avant tout d'amitié, et de l'amour qu'elle abrite parfois : on a tôt fait de pressentir l'ambivalence toute adolescente qui perce sous les marques d'affection dont Anna et Francesca se couvrent, une curiosité nourrie d'absolu et d'un certain désespoir, comme toutes les grandes histoires.

Enfin, le cadre dans lequel l'intrigue se noue est prégnant, la lumière et les paysages de plage décrits sont très visuels, et ancrent les personnages dans un lieu qui semble immuable et fermé ; on a le sentiment que personne, jamais, ne peut quitter Piombino, seuls les espoirs d'Anna et Francesca laissent entrevoir d'autres perspectives.

Les personnages secondaires étayent le récit, depuis la figure d'Alessio, le frère d'Anna, leurs pères, leurs mères, jusqu'à celle des filles et des garçons qui les côtoient, et de Lisa, la solitaire disgracieuse à laquelle rien n'est épargné. L'ensemble tient moins de la fresque que la saga d'Elena Ferrante, qui développe plus à mon sens les personnages de second rang, mais accapare l'attention très rapidement, et se lit d'une traite.

D'acier est un très beau roman sur l'adolescence, sur ses ambiguïtés, sur l'étau que représentent alors la famille et le milieu social, sur les difficiles rapports aux autres, dans une écriture vive et entêtante.


Pour vous si...
  • Vous avez été conquis par L'amie prodigieuse et Le nouveau nom d'Elena Ferrante
  • Vous n'êtes pas réfractaires aux récits qui peuvent se révéler durs ou crus

Morceaux choisis

"Le monde était encore à venir. Le monde, c'est quand on a quatorze ans."

"Seuls comptent les garçons et les filles qui tournent, pirouettent et se lancent en bonds prodigieux sur la piste, ceux qui font la course et filent comme des missiles à des vitesses hallucinantes. Des filles maigres et élancées dont peu importe ce qu'elles feront de leur vie, puisque à l'instant T de leur adolescence elles sont là : au centre de la piste, au cœur de la fête, sous les projecteurs. Un instant de gloire, inoubliable."

"Un père en cavale. L'autre cloué dans son fauteuil. Les mois avaient passé. Leur amitié était devenue quelque chose qui n'avait pas explosé, comme les pétards défectueux qu'on trouve le lendemain. Ceux qui t'arrachent un œil si tu les ramasses sur le trottoir."

Note finale
4/5
(très bon)

vendredi 28 octobre 2016

L'amant de Patagonie, Isabelle Autissier

Depuis la découverte de son dernier roman foudroyant, Soudain, seuls, je m'étais promis de me plonger dans l'oeuvre d'Isabelle Autissier. 
Pour accomplir ce réjouissant dessein, j'ai choisi de commencer par L'amant de Patagonie, un roman publié en 2012, au titre promettant un absolu dépaysement. 


Le synopsis

Dans les années 1880, Emily a 16 ans lorsqu'elle est envoyée en Patagonie pour être la gouvernante des enfants du révérend. Elle y découvre la beauté saisissante de la nature sauvage, et les mœurs des Indiens qui vivent à proximité, grâce à la complicité qu'elle noue avec l'un d'entre eux, Aneki, qui se transforme bientôt en idylle. Lorsqu'elle déclare au révérend son souhait d'épouser Aneki, sa réaction violente la conduit à s'enfuir. Elle vit à ses côtés un été fulgurant, avant que les événements ne les rattrapent. 

Mon avis

A défaut d'éprouver la puissance brutale, sans concession qui m'avait terrassée dans Soudain, seuls, j'ai eu le plaisir de retrouver la prose délicate d'Isabelle Autissier et l'exploration de la relation ambivalente entre l'homme et la nature.

L'amant de Patagonie ne manque pas de verser dans un certain lyrisme, car la narratrice est une jeune fille puis une femme relativement isolée, qui, au-delà de l'amour et de la passion charnelle, découvre une terre à laquelle elle s'attache, un peuple, des coutumes, et apprend à dépasser les préjugés culturels qui l'entravent.

Il est bien entendu édifiant d'interroger avec elle les notions de sauvagerie, d'inculture, et, en pointillés, d'humanité également, ainsi que de prendre la mesure des savoirs-faire des Indiens qui chassent et pêchent en virtuoses, vivent en harmonie avec la nature qui les entoure, ou encore de leur incompréhension totale du concept de propriété terrienne.

Les pérégrinations qui sont celles de la protagoniste, Emily, connaissent des rebondissements qui nourrissent la curiosité du lecteur, sans pour autant donner le sentiment de suivre un schéma mécanique implacable : l'issue du roman présente moins d'intérêt que l'histoire d'Emily, les épreuves auxquelles elle fait face et qui apportent de la complexité et de la nuance à sa vision de la Patagonie, des Indiens, des relations qu'ils entretiennent avec les Blancs, et des missions que revendiquent ces derniers sur un territoire qu'ils traitent en possession.

Un roman, donc, qui pose déjà les bases du choc esthétique et émotionnel qu'a été par la suite Soudain, seuls, à une époque plus reculée, et ce avec une grande sensibilité.


Pour vous si...
  • Vous êtes un aficionado du nature writing, depuis les écrits de TC Boyle (San Miguel) jusqu'à ceux de Boyden (Dans le grand cercle du monde)
  • Vous avez déjà été conquis par le style d'Isabelle Autissier

Morceaux choisis

"La ville, ses commerces, sa foule effrayaient la petite sauvageonne que j'étais. C'est là que j'ai découvert combien il m'était indispensable de voir couler une source et d'y boire à la goulée, d'entendre crisser mes pas sur les feuilles sèches, de sentir le vent dévaler les collines, capturant au passage toutes les odeurs de seigle tiède et de bruyère. Ces sensations, banales pour les paysans, inutiles pour les citadins, me manquaient cruellement. Je n'ai jamais su la nature de ma correspondance secrète avec ces choses simples. Mais dès cet âge, j'ai pris conscience que ma vie ne pourrait pas se dérouler sans elles."

"Je ne dors plus. Est-ce que ce que je ressens est de l'amour, comme dans les histoires des almanachs que je lisais en cachette chez les Mac Kay? Je ne sais pas. Cela me semble beaucoup plus puissant, étrange, indescriptible. Quel amour peut-il y avoir entre une femme blanche et un Indien? Le même qu'entre le pasteur et Dorothy, entre Elisa et Samuel? Non, à coup sûr. Que pouvons-nous inventer d'autre?"

"Aucun endroit au monde ne me donnera la beauté profonde de la Patagonie. Tu as raison, c'est une terre d'angoisses, mais même après une nuit sans sommeil, quand je vois le jour se lever avec sa lumière si pure, le reflet exact des falaises dans l'eau calme, un vol de sternes, je me sens mille fois payé de retour."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 27 octobre 2016

New York, esquisses nocturnes, Molly Prentiss

Un roman joyeusement porté par les critiques, une couverture colorée et aguicheuse... Le milieu artiste de New York me manquait, depuis Nous sommes l'eau ou City on Fire. J'ai donc choisi la prose plus abordable de Molly Prentiss pour remettre le couvert. 


Le synopsis

Dans le New York des années 1980 se croisent le peintre argentin Raul Engales, qui a laissé derrière lui un pays menacé par la guerre civile et une sœur qui lui manque chaque jour, le critique d'art James Bennett, qui voit les couleurs, et une jeune femme vive et ambitieuse, Lucy, qui va nouer entre eux une relation ambiguë. 

Mon avis

J'ai trouvé dans New York, esquisses nocturnes, une approche littéraire qui m'a fait penser à de récentes lectures dans la veine de la littérature américaine réaliste (Wolitzer, Franzen, etc), néanmoins, le ton ici est plus léger, la proximité avec le lecteur plus grande, et on explore dans le roman de Molly Prentiss une forme de lyrisme plus personnelle.

En effet, il y a de la folie et de la fantaisie dans ces protagonistes, et ce en dépit de certains épisodes dramatiques qui jalonnent le récit. James Bennett est sans doute celui qui m'a le plus déroutée : critique d'art, il se distingue par sa faculté à percevoir immédiatement le potentiel, la grandeur d'une oeuvre lorsqu'il pose l’œil sur elle, car l'art, comme les gens qui l'entourent, sont pour lui incarnés par des couleurs à la vivacité plus ou moins marquée. Ainsi, sa compagne, Marge, est rouge, et lorsque son don déserte James, son talent décline, se désagrège, et il ne lui reste qu'à interroger son identité, l'âme en peine.

Par ailleurs, au-delà des protagoniste, c'est une peinture du milieu de l'art que nous propose l'auteur, et qui semble, nécessairement, être largement gangréné par les excès qui s'y produisent, et qui attirent autant qu'ils détruisent. Difficile pour moi de déterminer dans quelle mesure tout cela est réaliste, mais l'ensemble donne le sentiment que l'environnement se révèle nauséabond et néfaste, qu'il cultive une frivolité qui entache la perception de l'élite culturelle américaine.

Le synopsis largement diffusé fait état d'un triangle amoureux auquel j'ai finalement été peu sensible, car s'il y a effectivement des relations croisées entre Raul, James et Lucy, d'autres personnages accaparent également notre attention (Marge, le neveu de Raul...) et peuvent même les supplanter.

En somme, le ton assez touchant du roman, les anecdotes qui le parsèment et les personnalités attendrissantes des protagonistes en font une lecture agréable. 

Pour vous si...
  • Vous êtes fasciné par la synesthésie
  • Les romans qui prennent pour cadre New York la fabuleuse ont toujours votre préférence

Morceaux choisis

"Faire des gâteaux est le métier de Franca, et elle le fait bien. Elle est rapide et efficace, et s'assure que les gâteaux aient du goût. Mais voilà le problème avec la pâtisserie : à l'échelle de l'Univers, ça n'a pas grande d'importance."

"Mais l'ourlet crasseux de la jupe longue de Marge et son rire facile lui suggérèrent que, peut-être, elle serait différente. Que peut-être, elle comprendrait. Et si elle comprenait, peut-être pourrait-elle aussi apprécier de s'entendre dire que faire l'amour avec elle équivalait exactement à déguster une fraise sauvage. Qu'elle était rouge, juteuse, gorgée de pépins minuscules, et qu'après, son goût sucré lui restait dans al bouche pendant des heures."

"Novembre a la couleur d'une peau d'aubergine. L'odeur d'un coffret à bijoux de vieille dame. [...] Le cachemire apparaît. La laine, pas encore. Le mois se traîne, comme plongé dans un demi-sommeil. Il attend. Il sait. Novembre est un mois qui sait. Il sait que partout, des cœurs sont sur le point de se briser ; ça arrive tous les ans à cette période de l'année."


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 26 octobre 2016

Les disparus du phare, Peter May

Le polar de la sélection du Grand Prix des Lectrices du mois est signé Peter May, et nous amène dans les îles Flannan, au large de l'Ecosse.


Le synopsis

Un homme se réveille sur une plage, sans aucun souvenir de qui il est, ou de la façon dont il est arrivé là. Disposant de maigres ressources pour comprendre ce qu'il lui est arrivé, il tâche d'assembler les pièces en sa possession et de remonter le fil des événements, pour percer ce mystère. De découverte en découverte, il met bientôt à jour un projet critique dans lequel il était impliqué, qui menace encore sa vie et celle des proches qu'il lui reste. 

Mon avis

Les disparus du phare n'est pas un roman dont je garderai un souvenir impérissable.

Sans doute suis-je dernièrement peu disposée à la lecture de polars, aussi n'ai-je guère été convaincue par cet ouvrage qui m'a semblé manquer d'âme et de cachet.

Le mystère est pourtant habilement noué dès les premières pages, invitant le lecteur à questionner les découvertes faites par le protagoniste, et à appréhender les tenants et les aboutissants de l'enquête qu'il mène. Néanmoins, l'intrigue m'a paru artificielle et n'a pas accroché mon intérêt.

La prose est fluide, tout à fait à la hauteur d'un bon thriller, les rebondissements sont agencés de manière rythmée et logique, la progression du récit souligne la maîtrise de l'auteur et son savoir-faire en matière d'écriture de polars, l'introduction du personnage de Karen permet d'ajouter de l'affect et d'apporter un motif à certaines actions du protagoniste, renforçant l'empathie et l'angoisse.

Par ailleurs, le cadre choisi est sauvage, propice à créer une atmosphère particulière, inquiétante, et la préoccupation écologique, qui est au cœur du roman, nous conduit à questionner un sujet actuel et important.

En dépit de ces atouts, l'illusion n'a pas fonctionné, je n'ai pas cru à cette histoire aux enjeux réels mais au déroulement et à l'issue prévisibles.
Dommage!

Pour vous si...
  • Vous êtes à la recherche d'un thriller facile d'accès, sans prise de risque.

Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 25 octobre 2016

Avenue des mystères, John Irving

J'ai déjà dû vous en parler, j'abrite une lacune honteuse, ma méconnaissance de l'oeuvre de John Irving, dont je n'ai lu que A moi seul, bien des personnages, qui m'avait fort enthousiasmée.
Un de ces jours, je lirai Le monde selon Garp, c'est inévitable. En attendant, j'ai regardé du côté d'Avenue des mystères, le dernier roman d'Irving. 


Le synopsis

Alors qu'il se rend au Mexique, un écrivain âgé, Juan Diego Guerrero, revisite en rêve son histoire, depuis son adolescence mexicaine jusqu'à son accueil dans un cirque où il apprend le funambulisme, suivi, à la mort de sa soeur Lupe, de son adoption par un couple atypique formé par un homme et un transsexuel. 

Mon avis

En dépit de ma maigre familiarité avec Irving, il m'a semblé trouver dans son roman des thèmes déjà abordés dans A moi seul bien des personnages, à l'instar de la transsexualité et de l'identité.

Néanmoins, Avenue des mystères se démarque, et est très différent de ce précédent roman. Le lecteur peut suivre tout au long de récit, les tribulations d'un Juan Diego vieillissant et confus, entrecoupé de souvenirs issus de ses rêves, qui permettent d'appréhender celui qu'il était et celui qu'il est devenu.

Je retiendrai l'humour qui imprègne le roman : certains épisodes sont tout à fait cocasses, notamment les aventures de Juan Diego auprès de Miriam et de sa fille Dorothy, et Irving n'hésite pas à mobiliser des détails triviaux et néanmoins réalistes à ces occasions (ainsi la recherche acharnée du préservatif perdu). De même, le don d'extralucidité qui est celui de Lupe donne lieu à des scènes des plus comiques, de par son parler franc et vulgaire qui ne se voit opposer aucune sorte de filtre.

Les personnages sont par ailleurs souvent insolites : Juan Diego, d'abord, qui grandit avec sa sœur près de la décharge d'Oaxaca, et apprend à lire par lui-même, Lupe, vive et impulsive, l'auteur explorant dans le roman leur relation fraternelle peu commune, avec une sensibilité que l'on ne devine pas à première vue mais qui est indéniable, Flor, colorée et anti-conformiste, à l'histoire chaotique, et à laquelle l'amour d'Edward Bonshaw donne une nouvelle vie, jusqu'aux personnages secondaires qui ne sont pas banals, on peut penser à la Maravilla et à son sort sinistre, ou à Hugh O'Donnell, un ancien camarade de classe de Juan Diego que le hasard place de nouveau sur sa route plusieurs décennies plus tard.

Irving se délecte de tout ce qui jaillit de son imagination, et le lecteur avec lui, tâchant de le suivre et de démêler les époques évoquées, la rêverie et le réel, les faits originels et ceux qui parviennent au présent altérés par la mémoire.

Dans l'univers d'Irving, la vie palpite, on se heurte à la misère, à l'infirmité, à la maladie, aux vices humains, et à l'avidité sans borne de protagonistes entiers. C'est à la fois truculent et poignant, en un mot, jouissif!


Pour vous si...
  • Vous appréciez les romans audacieux
  • Vous êtes un inconditionnel de John Irving, ou simplement un amateur de la belle littérature américaine

Morceaux choisis

"_Est-ce que c'est notre seul moment? Notre seule porte ouverte sur l'avenir? Est-ce que c'est ce que Greene a voulu dire? Est-ce que c'est la fin de l'enfance pour nous?"

"Dans notre mémoire, dans nos rêves, les derniers moments de nos chers disparus prennent malgré nous le pas sur le reste de leur histoire. Dans les rêves, la chronologie n'existe pas, ni l'ordre des événements qui ont marqué les souvenirs des uns et des autres. Dans notre esprit comme dans nos rêves, il n'est pas rare que l'histoire commence par son épilogue."

"L'enchaînement des événements, la trame de nos vies, ce qui nous mène sur le chemin, vers les buts que nous nous sommes fixés, ce que nous ne voyons pas arriver et ce que nous faisons...autant de mystères, autant d'angles morts. Autant d'évidences, aussi."


Note finale
3/5
(cool)

lundi 24 octobre 2016

L'insouciance, Karine Tuil

Très présent dans les sélections des prix littéraires cet automne, le dernier roman de Karine Tuil m'a été confié par Babélio en vue de la rencontre organisée avec l'auteur dans les locaux de Gallimard le 13 octobre dernier.


Le synopsis

A son retour d'Afghanistan, le lieutenant Romain Roller, qui a perdu plusieurs hommes, rencontre la journaliste Marion Decker, avec laquelle il noue une relation passionnelle. Rentré en France auprès de sa famille, il découvre que Marion est en réalité l'épouse de François Vély, un riche patron du CAC40 qui évolue dans un milieu aussi fermé que distingué. En parallèle, un ancien ami de Romain, Osman Diboula, est destitué de l'entourage du Président où il s'était péniblement hissé, suite à une réaction impulsive face à la remarque raciste d'un ministre. Lorsque François Vély se retrouve au cœur d'un scandale médiatique le taxant à son tour de racisme, Osman prend néanmoins sa défense, intervention qui lui permet d'être réhabilité et de retrouver sa place à l'Elysée.  

Mon avis

Pour être honnête, je dois reconnaître que je n'étais pas vraiment impartiale en me lançant dans la lecture de L'insouciance : le précédent roman de Karine Tuil, L'invention de nos vies, m'avait fait une impression folle (j'avais même, à l'époque, déploré que le Goncourt ne lui soit pas attribué, alors qu'il était revenu au grandissime roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut. Certains crus sont absolument excellents, et, j'imagine, difficiles à départager...), et m'avait conduite à lire ensuite La domination, dérangeant et néanmoins marquant.

Partant, je me suis donc vautrée dans la lecture, me délectant de la prose et de l'intrigue, de cet art de l'histoire qui fait tout le talent de l'auteur.

Le style est riche, l'écriture tantôt saccadée, tantôt plus éparse, d'une grande qualité.

En lisant, j'ai plusieurs fois été frappée par le tourbillon dans lequel l'auteur nous emporte, et qui distingue le roman de ce que l'on peut lire par ailleurs : il y a dans L'insouciance une très belle ambition, qui se matérialise par une intrigue structurée, des personnages travaillés et qui se retrouvent, parfois malgré eux, happés par l'histoire en marche.
Je profite de ce post pour m'adonner à une petite digression, au sujet de l'ambition : dans une émission récente de la Grande Librairie, Jean d'Ormesson s'est livré à un petit jeu de questions/réponses orchestré par François Busnel, et à la question "Etes-vous ambitieux?", s'est empressé de répondre par la négative, expliquant qu'on pouvait lui reprocher d'avoir été beaucoup de choses, mais pas d'avoir été arriviste.
L'estime portée par votre serviteuse au grand Jean d'O s'est un instant fait discrète, un peu gênée par cette réponse surprenante.
Il y a parfois, dans les consciences collectives, une connotation négative qui entache le concept d'ambition, comme si être ambitieux ne pouvait traduire que la volonté illégitime d'accéder à un milieu qui n'est pas le sien (d'où l'arrivisme évoqué), sans avoir fait preuve de ses mérites et ainsi assis le bien-fondé de cette ascension.
A ce titre, l'ambition serait l'expression irrésistible d'une lutte des classes toujours actuelle et prégnante.
Conception que je réfute absolument, ou qui, à tout le moins, me semble affreusement lacunaire. L'ambition est ce qui porte un être vers l'avant, cette force intérieure qui le mène à s'insurger, à enfreindre des règles ou limites intériorisées et qui tendraient à l'atrophier, à le maintenir dans un état de stabilité permanente, d'immuabilité. L'ambition est l'acceptation du changement perpétuel qui nous anime, elle est le souhait, l'invitation au changement, elle est l'élan qui voudrait le devancer. C'est pourquoi, loin de l'arrivisme auquel on voudrait la réduire, l'ambition est à mes yeux une qualité inestimable, la disposition au mieux, la volonté de faire advenir le mieux, pour soi, mais pas nécessairement en premier lieu, pour un collectif également, et c'est sans doute en cela que l'on peut discerner la possible arrogance dont on la suspecte, et qu'elle dépasse néanmoins je crois.
Prudence, donc, il serait dommage de laisser le mot se vider absolument de son contenu et de faire l'amalgame avec la convoitise ou le carriérisme par exemple, car il est beau, et noble, d'avoir de l'ambition.

Poursuivons sur L'insouciance.
Le monde dans lequel évoluent nos personnages est complexe, et, de fait, la trame n'est pas simple, les connexions qui se créent sont nombreuses, il n'y a guère de temps mort, et ceux dont on partage le sort sont effectivement dans l'action, dans l'énergie, dans la survie, chacun à sa façon, déployant les ressources dont il dispose.

Ainsi, les protagonistes, tous très différents, sont entiers, et le lecteur pressent la tension qui les pousse vers l'avant : Osman, que sa vision très marquée par la dichotomie Blanc/Noir ne quitte jamais, est propulsé dans le monde de la politique et tâche à tout prix de se faire une place, d'avoir un impact ; François doit être à la hauteur de son rang, de sa lignée, et lui qui semble tout contrôler se voit bientôt dépassé par les événements qui déchirent sa vie personnelle, alors qu'il est pris pour cible par des médias qu'il croyait maîtriser ; Romain est perdu, ravagé par ce qu'il a vécu, et voit dans Marion le seul salut qu'il lui reste, la survie à laquelle il doit se raccrocher corps et âme ; Marion, quant à elle, est plus difficile à cerner, d'apparence désabusée alors qu'elle se laisse conduire par moment par les sentiments qu'elle éprouve, elle aime à s'entourer d'un halo de mystère qui semble rendre les hommes fous, Romain comme François, et cependant elle a conscience de certains devoirs qu'il lui faut accomplir, notamment envers François.

Il n'y a pas, dans ce récit, de demi-mesure ou de demi-teinte : l'issue, comme les différents moments qui le constituent, sont dans l'extrême, dans l'absolu, à l'image des tempéraments de ces hommes et de ces femmes avides de saisir ce qui se présente à leur portée, pouvoir, amour, gloire, de vivre dans une intensité sans cesse renouvelée.

L'insouciance constitue à mes yeux une fresque foisonnante, vivante, qui pourra peut-être oppresser certains lecteurs de par l'abondance de la matière que l'on y trouve, le rythme qui peut sembler essoufflant, et qui néanmoins en font un roman palpitant et très actuel, de par les sujets abordés bien sûr, mais également de par les paradoxes que portent les personnages, cette insouciance qui les caractérise un temps, avant que de les déserter. 

Pour vous si...
  • Vous avez aimé L'invention de nos vies
  • Vous ne vous laissez pas intimider par un roman ambitieux

Morceaux choisis

"Votre combat est légitime, moral, légal. Le soldat de l'armée afghane que vous êtes censé former, ce type doux et affable auquel vos hommes apprennent sans relâche à manier une kalach, êtes-vous sûr qu'il n'est pas un insurgé infiltré? [...]
Mentez-leur [aux épouses, amis, parents]. Mentez-leur quand ils vous demandent si vous vous avez le moral, si vous supportez la chaleur, la pression, votre gilet pare-balles, le poids de votre matériel. Mentez-leur quand ils exigent de savoir pourquoi vous portez un pansement à la main. Mentez-leur quand ils vous assaillent de questions - tu as bien reçu les barres de céréales que je t'ai envoyées? Et vous répondrez : oui, oui, je les ai adorées, alors que ça fait trois jours que n'avez rien pu avaler. Après, vous craquez, vous crachez, oui, mais sous la douche, seul, quand les fragments de chair du Canadien bouchent le siphon, quand une part de vous-même est en train de se diluer comme un corps plongé dans un solvant puissant."

"A partir d'un certain âge, autour de la quarantaine en général, le rayonnement est fonction de la puissance sociale. L'échec rend moins attirant ; seuls les irradiés de la réussite ont le droit d'être aimés."

"Leur amour était comme un appareil de haute fréquence dont ils ne savaient pas régler l'intensité. "Je n'ai jamais vécu quelque chose d'aussi fort", il ne cesse de le répéter ; avec elle, tout semblé décuplé, amplifié parce que je t'aime. Il lui dit qu'il ne se souvient pas d'avoir ressenti un sentiment aussi puissant pour sa femme. Il serait capable de la quitter, il n'a pas peur, non, le plaisir sexuel a ce pouvoir de rétracter les angoisses, de magnifier les projections, tout paraît simple et évident. Il ne vivrait plus désormais que dans le désir de lui faire l'amour."

"Un homme pose sur une oeuvre d'art, c'est maladroit peut-être, mais ça n'est que de l'art et l'art est par nature contestataire et dérangeant... Surtout, pourquoi rappeler les origines juives de ce patron? En quoi le fait qu'il soit juif est important dans cette affaire? Il y a quelque chose de très malsain qui est en train de se produire dans notre société, tout est vu à travers le prisme identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu'on fasse. Essaye de sortir de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le et on te reprochera ta grégarité."

"La vie conjugale n'est qu'un des nombreux visages du mensonge social."

Note finale
4/5
(très bon)

vendredi 21 octobre 2016

Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo

Après la lecture de Défaite des maîtres et possesseurs, qui interrogeait les relations entre les hommes et les animaux, et le traitement réservé à ces derniers par ces premiers, j'ai poursuivi dans le même thème, avec un roman figurant dans la sélection de nombreux prix de cette rentrée littéraire, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo.
Je devrais donc bientôt pouvoir vous proposer un top thématique, réjouissez-vous.


Le synopsis

Règne animal relate l'histoire d'une exploitation familiale durant tout le vingtième siècle. La petite ferme se transforme en élevage porcin au gré des générations et des évolutions technologiques et sociétales, et traverse les guerres et les périodes de progrès rapides, sous l'oeil d'Eléonore, matriarche à l'apparence frêle et au caractère affirmé. 

Mon avis

Quelle expérience de lecture que celle de Règne animal!
Voici un roman qui agrippe, qui assaille, qui suffoque.
C'est, avant tout, une affaire de style : il est d'une richesse extrême. Il y avait longtemps que je n'avais pas lu un roman présentant un vocabulaire aussi varié, aussi recherché : chaque mot compte, et chacun est précisément là où il doit être.

Le texte, donc, est très travaillé, il impressionne en cela, mêlant le registre familier dans les dialogues à un registre plus soutenu et nuancé dans les descriptions, avec une grande justesse.
Le cadre et l'environnement, souvent hostiles et durs, sont parfaitement restitués : j'ai été frappée en lisant par le sentiment d'être projetée dans la campagne française du début du vingtième siècle, de voir à l'oeuvre l'évolution graduelle des mentalités qui est subtilement retranscrite (on observe par exemple la place accordée à Dieu au début du siècle, notamment au travers de la figure de la "génitrice", la mère d'Eléonore qui le convoque à toute heure du jour et de la nuit, et la rupture avec la génération la plus jeune incarnée par Julie-Marie et Jérôme).

Si la transmission est abordée par le biais de la relation entre Henri et ses fils, on constate également la rupture opérée au sein d'une même génération, ou de générations proches : face à l'approche patriarcale et industrielle d'Henri, s'élèvent doucement les voix de son fils Joël, et peu à peu de Jérôme et de son regard d'enfant, qui interrogent les pratiques de l'élevage, traduisent le mal-être qui est le leur, portent un œil critique sur les méthodes modernes d'élevage et d'abattage des porcs. L'auteur détaille avec force précisions ces techniques, d'où il émane un malaise sans borne, et la honte d'une violence communément admise à l'encontre des animaux.

Bien entendu, les relations entre les personnages échappent à la facilité et à la simplicité, elles revêtent la complexité du réel, son ambivalence, ses ambiguïtés.

Le roman de Del Amo est dérangeant, à la fois sociologique et philosophique, et s'ancre néanmoins dans la tradition de la littérature classique, associant la virtuosité du style à une histoire sociale et réaliste. Messieurs Dames, à vos livres!


Pour vous si...
  • Vous ne vous laissez pas décourager par une prose foisonnante
  • Vous êtes un adepte des fresques sociales.

Morceaux choisis

"Comme les marins, les paysans sont superstitieux et vont aux églises par politesse. Il trouve cependant une beauté mystérieuse au culte, à la répétition des gestes depuis les âges oubliés."

"Elle entrouvre à nouveau les mains sur le crapaud et cherche dans son regard doux le doux regard du père, car il ne lui semble pas impossible que quelque chose ait survécu de lui et se soit prolongé dans l'animal, non pas l'âme, mais une rémanence, un écho fragile."

"Ils savent qu'il faudra tuer, ils savent, c'est un fait acquis, une certitude, une vérité, la raison même, il faut tuer à la guerre, sinon quoi d'autre? Ils ont enfoncé des lames dans le cou des porcs et dans l'orbite des lapins. Ils ont tiré la biche, le sanglier. Ils ont noyé les chiots et égorgé le mouton. Ils ont piégé le renard, empoisonné les rats, ils ont décapité l'oie, le canard, la poule. Ils ont vu tuer depuis leur naissance. Ils ont regardé les pères et les mères ôter la vie aux bêtes. Ils ont appris les gestes, ils les ont reproduits. Ils ont tué à leur tour le lièvre, le coq, la vache, le goret, le pigeon. Ils ont fait couler le sang, l'ont parfois bu. Ils en connaissent l'odeur et le goût. Mais un Boche? Comment ça se tue un Boche? Et est-ce que ça ne fera pas d'eux des assassins, bien que ce soit la guerre?"

"Henri a soixante ans, Elise en a vingt-huit à jamais ; peut-il dire qu'il la connaît encore, peut-il dire qu'il l'ait seulement jamais connue? Il cohabite avec un souvenir qui n'en est presque plus un et qui le hante pourtant, comme le hanterait la mémoire d'un autre homme."

"Cette impassibilité, cette indifférence durement acquise à l'égard des bêtes, n'est cependant jamais parvenue à estomper chez Joël le sentiment d'une aversion confuse, face à laquelle les mots se dérobent, l'impression - la certitude, à mesure qu'il grandissait - d'une anomalie : celle de l'élevage au cœur même d'un dérèglement bien plus vaste et qui échappe à son entendement, quelque chose d'un mécanisme grippé, fou, par essence incontrôlable, et dont le roulement désaxé les broie, débordant sur leurs vies et au-delà de leurs frontières ; la porcherie comme berceau de leur barbarie et de celle du monde."


Note finale
4/5
(excellent)

jeudi 20 octobre 2016

Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message

Souvenez-vous, je vous avais parlé de Vincent Message à l'occasion de son intervention lors d'une table ronde au salon du livre de Paris (Livre Paris, selon la nouvelle appellation) en mars dernier. Et d'ailleurs, je m'étais montrée moqueuse (ce qui ne me ressemble pas, je me demande bien ce qui m'avait pris).
Depuis, son roman, Défaite des maîtres et possesseurs, a rencontré un beau succès, et a même reçu le prix Orange du livre.
Il était grand temps de me plonger dans ce livre au titre sibyllin...


Le synopsis

Dans un monde aux accents étrangement familiers, des extraterrestres ont supplanté les hommes sur terre, ces derniers ayant été confrontés aux limites de leur cohabitation et de leur consommation à outrance des ressources naturelles disponibles. Les hommes existent toujours, et ont été domestiqués par ces êtres supérieurs qui gèrent l'environnement de manière raisonnable et efficiente ; ils sont devenus pour ces êtres ce qu'étaient, jadis, les animaux pour eux, et sont élevés en fonction de leur finalité : soit pour être mangés, soit pour tenir compagnie.
Malo Claeys est l'un de ces extraterrestres. Lorsque Iris, son humaine de compagnie sans papiers, est hospitalisée après un accident, un choix s'impose à lui.

Mon avis

La lecture de Défaite des maîtres et possesseurs a été enrichie par les éléments apportés par l'auteur lors de la table ronde de mars, et que je me suis remémorée en relisant mes notes.

Si les cinquante premières pages m'ont semblé ardues, tant l'environnement décrit était froid, j'ai ensuite été happée par le roman, alors que je commençais à me morfondre, et ne l'ai plus lâché jusqu'à la fin. L'atmosphère qui y règne, il faut le dire, est très singulière : il faut s'acclimater pour comprendre qui sont les protagonistes en présence, les espèces cohabitant sur terre, leur mode de fonctionnement, et le parallèle qui peut être fait avec la toute-puissance actuelle présumée des hommes, qui traitent avec arrogance les autres espèces vivantes sans s'interroger sur le bien-fondé de leur prétendue supériorité.

Comme l'expliquait Vincent Message lors de la fameuse table ronde, le roman nous force à sortir de nos réflexes de pensée ordinaire, et à accepter de concevoir le monde sous un autre angle, où nous apparaissent alors toute la vanité et l'orgueil humains. C'est pourtant simple, il ne s'agit que d'imaginer subir à notre tour ce que nous faisons subir aux autres espèces, pourtant, lorsqu'un auteur nous y amène et nous décrit factuellement cet univers à la fois étrange et familier, l'horreur et le dégoût nous prennent facilement à la gorge, et nous percevons alors l'étendue de notre cruauté.

Dans l'ensemble du récit, l'auteur ne se contente d'ailleurs pas de décliner cette vision altérée de la réalité, il parsème son texte de réflexions attenantes qui n'appellent pas de réponse toute faite ou évidente, d'où leur grand intérêt ; on pense en pointillé à certains débats actuels, comme le droit de mourir dignement, ou d'autres encore.

Le style au demeurant distant se révèle très adapté à l'histoire qu'il véhicule, raffiné et précis, quasiment chirurgical, à l'image de l'intelligence logique clamée de ces êtres venus sauver la terre de l'inconscience des hommes.

Beaucoup de matière, donc, dans Défaite des maîtres et possesseurs, qui rend le roman atypique et riche : il est absolument manifeste qu'il ne ressemble à aucun autre, et qu'il est porté par une ambition louable ; un roman, en somme, qui ne se contente pas de faire de la littérature.


Pour vous si...
  • Vous aimez les romans ayant une portée philosophique, qui vous conduisent à interroger l'état actuel des choses et vous proposent de considérer le monde autrement, pour mieux le comprendre et l'appréhender.
  • Vous soutenez bec et ongles le combat de BB, et le revendiquez fièrement.

Morceaux choisis

"Jusqu'à quand une vie d'homme mérite-t-elle d'être vécue? Qui peut savoir cela? Qui a le droit d'en décider? Nous sommes pris dans ce questionnement permanent, au comité d'éthique, et les années passées là-bas ne m'ont pas donné les bonnes réponses, juste des manières moins grossières d'exposer les dilemmes. Autrement dit, je n'ai pas attendu un accident de ce genre pour être quelqu'un qui doute, mais le voilà qui déboule, renverse quelqu'un que j'aime et vient donner à ces questions un tour plus personnel, le tranchant effilé de la vie et de la mort. Je raisonnais sur ces sujets et j'étais fier de ma raison. Maintenant c'est le cœur qui bat, insupportable comme sont les cœurs."

"Cent milliards sur la terre, mille milliards dans les mers : ils tuaient, chaque année, beaucoup plus d'animaux qu'il n'était mort d'hommes au cours de toutes les guerres depuis le début de leur histoire, mais ils ne les appelaient pas victimes, n'appelaient pas ça la guerre, et ne voyaient dans ce système qu'un moyen de se nourrir."

"Est-ce que l'on est censé défendre les actes de ses parents comme si on avait vécu avec eux et décidé comme eux? [...] Est-ce qu'exercer le droit d'inventaire, ne pas accepter que l'héritage fasse bloc, cela s'appelle trahir? Et si tel est le cas, par quel mystère au monde trahir ses ascendants doit-il être jugé pire que de faire faux bond au sentiment du juste qui charpente notre conscience?

"Ils aimaient la victoire. C'était leur petit fétiche, espéré, désiré avec une intensité qui était une folie. Ils se sentaient tous faibles, à leurs heures, trop vulnérables pour la condition que le hasard leur avait réservée, mais la victoire quand elle venait les nourrissait de l'impression contraire, les rassurait, leur assurait qu'ils avaient un destin, qu'ils n'étaient pas là par erreur, que des forces plus grandes et illisibles tenaient le compte de leurs exploits comme des parents qui s'extasient devant l'enfant qui marche ou parle, que la mort ne finirait rien, et que si les perdants n'avaient peut-être pas fait les efforts nécessaires pour mériter une autre vie, les battants, eux, se tiendraient dans me soleil et un jour seraient sauvés."

"Ce qui les mettait à part, c'était, disaient-ils, leur intelligence redoutable, leur maniement fin du langage, leur créativité. Ne pas être capable de réguler pour de bon sa démographie, déterrer et brûler le carbone jusqu'à rendre l'air irrespirable, c'était pour eux le signe d'une intelligence redoutable. Réduire de force plusieurs milliards de leurs propres congénères à une vie de quasi-esclaves pour qu'une minorité concentre les richesses, c'était l'indice certain de leur inventivité exceptionnelle. Ils ne se demandaient presque jamais si le fondement de l'intelligence ne consiste pas à se donner les moyens de survivre sur le long terme, si la capacité à une autoconservation durable n'est pas le premier signe de la raison."

Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 19 octobre 2016

Le dernier des nôtres, Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Le roman de la sélection du Grand Prix des Lectrices de ce mois-ci est signé Adélaïde de Clermont-Tonnerre, et promettait une "histoire d'amour interdite au temps où tout était permis", sur une couverture énigmatique à souhait. 
Je dois reconnaître que mon aigreur naturelle m'a rendue méfiante. 
Alors, est-ce que mon petit cœur transi s'est laissé apprivoiser par la romance promise?
La réponse est juste là. 


Le synopsis

A New York, en 1969, Werner Zilch rencontre Rebacca Lynch, la fille d'un riche homme d'affaires américain. Ils nouent rapidement une relation passionnelle, jusqu'à ce que Werner soit introduit auprès de la famille de Rebecca, à la suite de quoi cette dernière disparaît brusquement de sa vie sans une explication. En parallèle, l'histoire de Werner nous est relatée, depuis sa naissance en 1945 en Allemagne, mettant en exergue ses racines et son lien avec un homme qui portait son nom, et qui s'était fait connaître durant la guerre pour les sévices qu'il infligeait aux déportés dans les camps de concentration, et en particulier aux femmes. 

Mon avis

En dépit de tout ce qui va suivre, il y a une chose que je tâcherai de retenir de cette lecture : Adélaïde de Clermont-Tonnerre possède, j'en suis certaine, un art de la narration qui lui fait honneur, et qui pourrait tout à fait être de nature à porter des œuvres de grande qualité.

Malheureusement, il ne m'a pas semblé que Le dernier des nôtres reflétait de manière juste ce talent.
Il y a, bien sûr, des ingrédients accrocheurs, une structure de plus en plus fréquente dans les romans grand public avec une alternance entre deux récits se déroulant durant des périodes temporelles distinctes (très proche de la structure de Pars avec lui, par exemple, avec en écho la même période de la guerre, facilement convoquée par les auteurs désireux de conférer à leur texte un cachet historique), le lien entre les deux étant plus ou moins évident, selon les cas, mais en tout cas de nature à bâtir un pont entre ces temporalités, et à conférer son relief au roman ; des scènes visuelles et cocasses ; de la légèreté mêlée à des sujets beaucoup plus graves ; la fluidité du style, aussi. Les pérégrinations sentimentales des protagonistes sont par ailleurs propres à provoquer l'intérêt, si ce n'est l'adhésion, d'un public assez large : qui ne partagerait les affres de Werner face à la disparition de Rebecca? Et celles de Rebecca, face à ce coureur maladroit de Wern qui enchaîne les conquêtes sans le moindre égard pour sa fierté?

Néanmoins, j'ai constaté à plusieurs reprises en moi comme un sentiment d'anachronisme, dans la mesure où le récit des amours de Werner et Rebecca, leurs échanges, le décor autour, ne m'a pas semblé particulièrement ancré dans les années 1970. Il y a eu pourtant des références à des personnalités emblématiques (dont notamment Donald Trump, ce qui a contribué à rendre à mes yeux le passage en question relativement kitsch), mais l'atmosphère de ces années-là aurait pu, ai-je pensé à la lecture, être plus prégnante, mieux retranscrite.

Par ailleurs, et c'est là sans doute le point qui m'a le plus dérangée, à force de vouloir jouer avec la légèreté y compris lorsque les faits relatés sont terribles, on en arrive à certains épisodes qui versent à mon sens dans le grotesque : la scène finale matérialisant la confrontation entre la mère de Rebecca, et Johann/Kasper, à savoir celui qu'elle croit avoir été son bourreau pendant la guerre, est à couper le souffle tant elle est ridicule : imaginez cette dame de la haute société, qui a connu des horreurs vingt-cinq ans plus tôt, brandir soudain sous nos yeux ébahis, et ceux de témoins pas moins circonspects, un malheureux pénis qui n'a rien demandé à personne, pour en vérifier l'intégrité. Je vous vois venir, absolument en phase avec votre serviteuse : la seule chose qui vient à l'esprit, c'est : mais...pourquoi???

Ce passage constitue sans une hésitation le paroxysme du mauvais goût, mais la volonté d'élaborer un texte à la fois abordable et sérieux en a produit d'autres encore.

Pour ce motif, et malgré les qualités évoquées plus haut, Le dernier des nôtres m'a mise mal à l'aise. Échec de la romance.


Pour vous si...
  • Vous aimez la provoc qui veut plaire
  • Ou alors, vous accordez la plus grande importance à l'issue romantique heureuse, sans grande considération des autres aspects du roman

Morceaux choisis

"Son regard morne semblait filtrer entre les volets inclinés d'une persienne. Il me scrutait sans détour et sans gêne. J'étais agacé par le vol d'une mouche qui s'acharnait sur l'abat-jour de la lampe derrière nous. Elle passa devant moi deux fois et, à la troisième, je l'attrapai d'une main et l'y étouffai.
"Vous venez de tuer ma mouche de compagnie, protesta l'édile.
_Pardon?
_C'était ma mouche." "

"Je croyais au pouvoir infini de la volonté et j'étais résolu à me forger un monde à la force du poignet. Je ne savais pas d'où je venais. A qui je devais ce visage taillé à la serpe, ces yeux délavés, ma crinière sable, ma taille hors norme qui m'obligeait à me plier, genoux au menton, dans les bus et au cinéma. J'étais libre de tout héritage, de tout passé, je me sentais maître de mon avenir. L'envie de prouver qui j'étais, l'envie que mon nom trop souvent moqué inspire le respect et, s'il le fallait, la crainte, me brûlait."

"J'avais honte de mon incapacité à l'aimer comme elle le méritait. Elle aurait sans doute dû être plus dure avec moi. Me faire un peu marcher... L'indulgence d'une femme est le ciment de l'habitude, mais elle n'est qu'un faible levier de l'amour."

"Tu ferais l'amour à un fauteuil club si on lui épinglait une perruque. C'est insupportable!"

Note finale
1/5
(flop)

lundi 17 octobre 2016

Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé

Le dernier Laurent Gaudé!
Youhouhouhou!!!
Fan absolue du Soleil des Scorta, j'ai toujours pris beaucoup de plaisir à lire Gaudé, depuis La mort du roi Tsongor jusqu'à Pour seul cortège, en passant par Eldorado et bien d'autres encore, je suis subjuguée par le talent et la puissance presque primitive que je trouve dans ses romans. 
Je n'en attendais donc pas moins de son dernier né.


Le synopsis

Un homme et une femme se rencontrent à Zurich, et passent une unique nuit ensemble, avant d'être emportés chacun d'un côté de la Méditerranée. Assem part à la recherche d'un ancien membre des commandos d'élite américains soupçonné de trafics, et Mariam, archéologue irakienne, est dévastée par le sort fait aux œuvres orientales sous la progression de Daech en Syrie.
En parallèle, le récit de trois personnages historiques se déroule, celui d'Hannibal face à Rome, celui du général Grant aux Etats-Unis, et celui de Hailé Sélassié face à Mengistu en Ethiopie. 

Mon avis

Le tableau dressé par le synopsis est éblouissant.
L'Histoire, la grande, résonne en écho à mesure qu'elle est en train de se faire, et les figures du passé sont convoquées tandis que l'avenir est plus incertain que jamais.

A première vue, il y avait donc de quoi frémir, et de quoi pressentir du grand Gaudé, plus grand que jamais. La lecture, d'une certaine façon, ne dément pas : la construction et la langue sont très littéraires, la mise en perspective des trois épisodes historiques retenus avec un récit actuel lui donne de la profondeur, et nous conduit très naturellement à interroger les points de convergence et de divergence.
En cela, la littérature alerte, pique plus qu'elle ne distraie, et renoue avec une tradition de vocation presque philosophique, dans un contexte où l'écrivain s'est vu destitué de la position d'homme éclairé qu'il pouvait avoir jusqu'au siècle dernier, et où lire est souvent un loisir qui ne sert pas d'autre cause. Avec Ecoutez nos défaites, Gaudé revisite des événements récents, et nous fait réfléchir sur la signification sociologique, historique, et humaine de ces événements, par exemple en mettant en scène Mariam et son effroi, face aux destructions d’œuvres d'art par Daech, en mettant en exergue une Histoire plus ancienne qui regorge de défaites, de moments où le schéma linéaire de la victoire qui permet tout a été écarté, et dont les hommes impliqués sont toutefois passés à la postérité comme des êtres héroïques.

Cette portée du roman est, selon moi, essentielle, et atteint son apogée dans les toutes dernières pages, à l'issue desquelles on referme le livre presque en transe, transpercé par les mots et leur force.

Néanmoins, en dépit de cet exploit, j'ai également ressenti des freins à la lecture, qui font que le roman ne m'a pas autant bouleversée que ne l'avait fait Le soleil des Scorta.
En effet, la structure du roman est complexe : le choix de trois passages historiques, entremêlés dans le récit actuel, est lourd, et peut créer une confusion pour le lecteur, dans la mesure où il n'est pas toujours facile de reprendre le fil là où, quelques pages plus tôt, il avait été laissé.
C'est très personnel, mais je pense que l'auteur aurait gagné à n'insérer qu'un personnage historique évoluant en parallèle, deux tout au plus. Leur complémentarité est bien entendu incontestable, néanmoins, je crains que cela ne rende certains passages indigestes, le rythme étant alors relativement dilaté.

Egalement, l'esthétique irréprochable m'a paru de nature à affaiblir parfois toute proximité possible avec les protagonistes, et, partant, toute empathie aussi. Le personnage d'Assem semble finalement vaporeux, lointain, alors que Mariam est beaucoup plus tangible, sa condition humaine transparaît dans ses états d'âme et la tension qui l'occupe.

D'une certaine manière, je suis envahie d'un étrange sentiment, car tous les ingrédients sont réunis, la recette est éprouvée, cependant, l'ensemble n'est pas comme je l'escomptais, moins intime sans doute, seules les dernières pages, comme évoqué, m'ont véritablement emportée.

Le roman est à lire, donc, mais il ne s'agit pas à mes yeux du plus grand roman de son auteur, qui demeure pour moi un grand homme de la littérature française contemporaine.


Pour vous si...
  • Vous ne vous êtes pas remis de Palmyre.
  • Vous vous laissez séduire par les récits qui réveillent les grands noms historiques pour faire parler le présent. 

Morceaux choisis

"L'Antiquité est pleine de villes mises à sac - l'incendie de Persépolis, la destruction de Tyr -, mais d'ordinaire il en restait des traces, d'ordinaire l'homme n'effaçait pas son ennemi. Ce qui se joue là, dans ces hommes qui éructent, c'est la jouissance de pouvoir effacer l'Histoire."

"Il ne se réveille jamais en se demandant sous quelle dune de quelle partie du désert libyen est enseveli Khadafi. Le corps d'Alexandre le Grand, oui. Celui d'Hannibal aussi. Ceux-là portent en eux une vibration. Parce qu'ils étaient chargés d'une vision, parce que ce sont les corps d'hommes qui ont vu l'Histoire les abandonner alors qu'ils auraient pu régner dessus, parce que ce sont des hommes qui ont mis des mondes à terre et ont posé des mots sur des mondes nouveaux."

"Il sait que c'est cela qu'ils partagent depuis le début : la conviction profonde qu'ils ont été vaincus. Il ne s'agit plus de réussir ou d'échouer. La défaite vraie, profonde, la défaite que les hommes sentent en eux, un beau jour, comme une force qui leur pèse, les rend moins rapides, moins innocents, la défaite du corps qui s'empâte, se gonfle, s'essouffle, et les yeux qui voudraient ne pas avoir tant vu. La défaite intime, profonde face à cette chose qui approche, à laquelle l'homme ne peut échapper et qui s'appelle l'engloutissement."

"Nous avons perdu. Non pas parce que nous avons démérité, non pas à cause de nos erreurs ou de nos manques de discernement, nous n'avons été ni plus orgueilleux ni plus fous que d'autres, mais nous embrassons la défaite parce qu'il n'y a pas de victoire et les généraux médaillés, les totems que les sociétés vénèrent avec ferveur, acquiescent, ils le savent depuis toujours, ils ont été trop loin, se sont perdus trop longtemps pour qu'il y ait victoire. Ecoutez nos défaites."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 14 octobre 2016

Les rendez-vous de l'Histoire 4/4 // Sociologie économique du "Partir" : réseaux et migrations

Je termine cette séquence autour des rdv de l'Histoire avec une table ronde sur les réseaux et migrations, à laquelle intervenaient Cédric Audebert, géographe et directeur de recherche au CNRS, et Michel Peraldi, professeur d'anthropologie. La séance était animée par Philippe Steiner, sociologue.

Trois visions complémentaires, donc, sur le concept de "réseau" et ses applications pratiques.

Une petite photo de paysage blésois, ça mange pas de pain.

Philippe Steiner commence par souligner la polysémie qui existe autour de cette notion, qui incarne une réalité sociale et, de plus en plus, une formule commune, dans le cadre de la vie professionnelle par exemple.

Une réalité sociale qui enjambe les frontières, produit des opportunités, de la confiance entre les gens, mais aussi des déviances (violence, contrebande). C'est, enfin, un outil des sciences sociales.

Les réseaux font l'objet de réflexions et d'analyses depuis trente ans, et prennent en compte les relations directes et indirectes, et traversent les disciplines. 
En sociologie économique, Karl Polanyi est le référent en la matière, avec une réflexion dans laquelle l'humain apparaît comme une pseudo-marchandise. La circulation des individus est une difficulté majeure du monde contemporain (la fameuse "globalisation par le bas" évoquée par Alain Tarrius).

Cédric Audebert prend la parole. Il est spécialisé en migration et réseaux internationaux de la Caraïbe, et aborde la notion de "champ migratoire", où l'on se réfère à deux pôles, le pôle de départ et le pôle d'arrivée, qu'il faut prendre en compte tous les deux. 
Il explique que le fait migratoire a été central dans la construction historique des sociétés caribéennes, où le peuplement est essentiellement d'origine exogène. 
Aujourd'hui, les émigrés caribéens représentent 15% de la population des pays d'origine. 
Les flux sont constatés entre la Caraïbe et les grandes métropoles des pays du Nord, dans le cadre de schémas post-coloniaux, d'une part, et d'autre part, entre les pays de la Caraïbe entre eux. 
Les réseaux, aux Caraïbes, sont familiaux, marchands, religieux, culturels, mais aussi artistiques et musicaux.
A l'échelle macroéconomique, on constate les effets ambivalents des migrations sur l'économie des pays d'origine, avec le transfert d'une partie de la population active. En Martinique et Guadeloupe, 35% des actifs occupés travaillent aujourd'hui en France métropolitaine.
Un tiers des médecins formés à la faculté de Port-au-Prince travaille ensuite à l'extérieur d'Haïti.
Beaucoup de familles dépendent des transferts migratoires de la diaspora.

Michel Peraldi, plus axé sur les migrations autour de la Méditerranée, évoque les deux objets d'études suivants : les migrations comme flux, en lien avec le champ migratoire mentionné par Audebert, et les circulations économiques transnationales informelles.
A Marseille, phare du commerce dans les années 1980, beaucoup de commerçants en provenance du Maghreb venaient s'approvisionner. 80% de l'économie vivrière d'Algérie dépendait par exemple de ce commerce. 
Beaucoup de migrants étaient des "ciculants", faisant la navette entre le Maghreb, Paris, Marseille...
Peraldi évoque le commerce des voitures d'occasion, où le Bénin est en quelque sorte le garage du Nigéria, et réceptionne les véhicules transportés depuis le port d'Anvers, où ils sont convoyés depuis Bruxelles, le marché se situant en Allemagne. Ce sont précisément des réseaux qui sont mis en oeuvre. 
Michel Peraldi propose de se débarrasser du terme "réseau" et de trouver d'autres mots pour retrouver le sens économique. 
Il évoque également Istanbul, comme un grand chaudron où les gens viennent faire du commerce. 
En Méditerranée, en outre, il y a autant de passages sur la ligne Oran-Alicante que sur la ligne Alger-Marseille, car dans les années 1960, se sont installées à Alicante des communautés de pieds-noirs, et l'on parle ici de réseaux car il ne s'agissait pas de familles ni d'ethnies.
A noter, l'Europe de Schengen délivre entre 16 et 17 millions de visas chaque année. Beaucoup sont délivrés à des Russes qui viennent faire du tourisme, mais également à des Maghrébins. Certains sont les "circulants" évoqués plus haut.

Peraldi termine sur l'idée que le commerce vient instituer une promotion sociale qui ne passe plus par l'éducation ou le salariat, comme c'était le cas traditionnellement, et c'est sans doute ce que je retiendrai en premier lieu de cette séance, car elle permet de saisir le visage très actuel de ces flux au sujet desquels on fantasme énormément, et qui recouvrent des réalités plurielles. 

jeudi 13 octobre 2016

Ma vie de pingouin, Katarina Mazetti

Deuxième lecture soumise par la Bibliothèque Orange, dans un style qui tranche par rapport à l'histoire de François : cette fois-ci, direction l'Antarctique, car le titre et la couverture du roman du dernier roman de Katarina Mazetti, sans trop vous en révéler, ne sont pas de faux amis...


Le synopsis

Un voyage organisé dans l'Antarctique réunit des personnages qui ne se connaissent pas, et s'apprivoisent peu à peu au milieu des eaux glacées où abondent les pingouins. 

Mon avis

Il y a déjà un bon nombre d'année, j'avais été charmée par le ton léger et le sujet dont nous parlait Katarine Mazetti dans Le mec de la tombe d'à côté.

Dans Ma vie de pingouin, on change de cadre, et c'est heureux (on ne va quand même pas passer sa vie à relire sempiternellement les mêmes histoires...Ah, on m'indique que c'est pourtant ce que font les lecteurs de Musso... Bon et bien relisez, mes amis...), et j'ai immédiatement retrouvé le regard décalé et humoristique porté par l'auteur sur ses personnages, en connivence avec le lecteur.

Néanmoins, et c'est sans doute ce qui a le plus affecté ma lecture, les personnages se révèlent rapidement posséder des traits exacerbés qui les rendent tristement peu crédibles. Ainsi le personnage de Linda, cette vieille bique aigrie qui semble totalement dénuée d'humanité puisque qu'elle n'inspire pas la moindre sympathie, ainsi le personnage de sa soeur, irrémédiablement soumise à sa bonne volonté, ainsi Brittmari, la dévergondée de service, et même les protagonistes, Wilma et Tomas, campent des postures faciles et, à ce titre, agaçantes.
Imaginez-vous que le pauvre Tomas passe sa vie à se plaindre. Bon, pas forcément pour rien non plus, Madame s'est barrée avec les gosses, mais on comprend bientôt qu'il était imbuvable. Wilma, quant à elle, et comme tout bon caractère féminin, se doit d'incarner la joie de vivre débordante, l'attitude positive qui, bien évidemment, va donc se briser comme une vague contre le rocher Tomas (désolée, les comparaisons sont à la hauteur de l'intrigue).
A tout cela s'ajoutent de petits mystères cousus de fil blanc (mais que cherche bien à faire Tomas dans cette expédition?), du pathos légèrement dégoulinant (Wilma est en réalité un personnage profond, sa bonhomie cache sa détresse), et trop, beaucoup trop de pingouins dont on se cale sévère.

Alors, attention, tout n'est pas à jeter. Il y a des passages intéressants sur toutes sortes de sujets, et certains personnages secondaires, bien que très linéaires, sont relativement amusants, sans parler d'Alba, qui apporte beaucoup, notamment grâce à sa tendance à comparer les humains à des animaux (saine occupation, que je vous recommande à tous).

Malheureusement, cela ne suffit pas à faire du roman autre chose qu'un exemple de feel-good litterature, qui remplit dignement les objectifs assignés, sans pour autant aller au-delà.
Parfait pour un dimanche pluvieux, sans autre prétention.

Pour vous si...
  • Vous êtes une femme au foyer. D'après l'argument massue de Katarina, les femmes au foyer n'ont pas le profil pour lire Proust, donc j'imagine qu'il ne reste guère d'autres alternatives. 
  • Vous êtes un inconditionnel de "feel-good books".

Morceaux choisis

"Voir les humains comme des animaux est un passe-temps agréable et instructif, ça nous rend tous un peu plus stupides, mais aussi plus émouvants."

"Et soudain, j'ai aperçu mon premier pingouin! Il a envoyé valser toutes mes idées reçues. Parce qu'il ne se dandinait pas tout mignon vêtu d'un frac, il était couché dans un trou et me dévisageait d'un air furieux."

"Les marins anglais pensaient que les albatros étaient les âmes des marins noyés, et ils avaient probablement raison. Je les sens parfois fourmiller en moi, toutes ces vies, leurs histoires et leurs pensées."

"_Le sarcasme est la forme le plus vulgaire du trait d'esprit, ai-je murmuré." (Je n'ai qu'une chose à dire. Ceci est tout à fait faux.)

"Je suppose que toi, tu grignotais du Proust et du Kafka, mas les mères au foyer n'ont pas franchement le temps de lire les œuvres complètes de Proust, si tu vois ce que je veux dire!" (...)

"Les geignards et les pleurnicheurs, je sais les remettre à leur place, alors que les déprimés... J'ai souvent l'impression d'avoir pour vocation de les gaver de joie de vivre.
[...] Les gens malheureux adoptent souvent la mauvaise habitude d'exiger de la compassion, ils voient cela comme un droit, si toutefois ils en sont conscients."

"_Wilma, tu es incroyable, tu le sais? Tu n'as pas une seule hormone féminine en toi? Pourquoi tu ne me plains pas? Pourquoi tu ne pleures pas en serrant ma tête contre tes seins?" (Cet extrait m'afflige profondément).


Note finale
2/5
(pas mal)

Les rendez-vous de l'Histoire 3/4 // La République face à la vie, politique de la sexualité, de la reproduction et de la fécondité dans la France du XXe siècle

Voilà voilà.
Non parce que bon, c'est bien gentil, la liberté dans l'histoire et les bateaux de toutes sortes, mais à un moment donné, il faut quand même s'intéresser à des choses de la vie de tous les jours.

Je m'attendais donc à des anecdotes croustillantes que je pourrais ressortir en soirée. Et bien, j'en ai eu pour mon compte, pas du tout dans le registre que j'imaginais, mais fort instructif néanmoins.

Intervenait dans le cadre de cette séance Paul-André Rosenthal, professeur à Sciences Po, qui a publié il y a peu Destin de l'eugénisme.
Un titre tout à fait prometteur!
Paul-André s'est en effet plongé dans les archives de l'INED (Institut National d'Etudes Démographiques), où il est chercheur.
Il est parti des mutations observées dans la manière de penser la population, opérées dans les années 1990, période à laquelle les historiens ont commencé à réfléchir aux politiques de population en lien avec le totalitarisme, ou encore le nationalisme, ou encore l'eugénisme.

L'eugénisme se base sur l'idée de réformer la société par la biologie, Paul-André le souligne dans la mesure où le mot peut paraître aujourd'hui galvaudé, et inclure beaucoup de significations en réalité éloignées de son acception d'origine. 

L'INED s'est positionné, de son côté, comme conseiller sur les meilleures politiques de population, à la manière d'un think tank.

Il est intéressant de noter que, dans les années 1960, il allait de soi d'évoquer les allocations familiales comme un "investissement" réalisé par la France, avec cette idée que l'on peut agir sur la population dans l'intérêt général par ce biais notamment. Cette approche a bien entendu été remise en cause dans les années 1980/1990, et l'INED a constitué un bon point d'observation de ces évolutions.
Si l'on repart plus loin encore, on constate que c'est au XIXe siècle que les ménages (les plus bourgeois, s'entend) ont eu un contrôle suffisant de leur fécondité pour avoir, in fine, un impact général, c'est donc un mouvement qui est initié par "le bas", et qui n'est pas cascadé depuis les hautes sphères. 
Le discours politique est alors celui du constat de l'impuissance des élites : dans ce domaine fondamental, elles ne gouvernent pas les comportements de la population. Et oui : il existe une marge de manœuvre individuelle (surprise!).

Paul-André évoque la scolarisation obligatoire, qui a eu des conséquences majeures pour les ménages, dans la mesure où l'enfant, de ressource, est alors devenu un coût, d'où une forte résistance à l'époque, et la nécessité d'établir des compromis (surtout en période de vendanges). 

Avec du recul, on constate que les dispositifs mis en place par le pouvoir, à l'instar des allocations familiales, ont été les mêmes quel que soit le régime en place. 
La question que pose Paul-André Rosenthal est donc la suivante : en quoi des outils similaires prennent un contenu différent en fonction du contexte politique et social?

Et là, nous arrivons au clou du spectacle, à l'exemple qui va cristalliser l'attention de la "foule" : les jardins d'Ungemach, à Strasbourg, qui ont été des lieux d'expérimentation sociale sur la démographie, et ont reçu un soutien des gouvernements successifs.
Le but de cette "invention sociale" était d'accélérer le progrès de l'humanité (tout à fait, rien de moins).

On part de l'observation de la chute de la fécondité en France, qui vient d'une tendance croissante de la bourgeoisie à réduire le nombre de ses enfants pour pouvoir les emmener le plus loin possible, en termes d'études, etc. 
Une petite parenthèse, sur l'eugénisme anglais, qui consistait à vouloir contrôler qui a accès à la fécondité, et faire que les couples de la petite bourgeoisie, considérés comme "sains", produisent plus d'enfants que les couples "dysgéniques" (sympa pour ceux qui se font taxer de "dysgéniques", le sens est pas très clair, mais on comprend vaguement que c'est pas hyper cool). Le rêve des eugénistes étant d'aller jusqu'à délivrer des certificats de mariage pour maîtriser le mariage et donc la reproduction (vous comprendrez que ça n'a donc plus beaucoup de sens en ces termes actuellement. Déjà qu'à l'époque...).

Les jardins d'Ungemach, donc : des couples pouvaient accéder à des maisons à prix réduit (-25% par rapport aux prix du marché) en signant un contrat de procréation.
Vous avez bien lu.
Le contrat stipulait par exemple le nombre d'enfants à "produire", sous quel délai, quelles caractéristiques les enfants devaient présenter (santé, hygiène), et si ces conditions n'étaient pas respectées, l'expulsion était prévue.

A ce stade, imaginez bien que la salle de conférences est un peu sous le choc.
Mais Paul-André ménage son suspense : le plus fou, dans tout cela, c'est que ce dispositif a perduré...jusqu'au milieu des années 1980!!!
Et le contrôle était le plus souvent réalisé par les résidents eux-mêmes...
Il faut aussi savoir que le contrat des jardins était administré par la mairie de Strasbourg... Absolument fascinant!
Mais remettons-nous dans le contexte : dans les années 1960, selon Paul-André, le dispositif était en phase avec la politique française en termes de démographie, car alors, les "souches saines et fécondes" constituait une priorité politique (oui, je sais, je ne me sens pas très bien non plus en écrivant ça).
Contrairement aux idées reçues, l'eugénisme n'a pas du tout été démantelé en 1945 avec la découverte de l'approche nazie de la question : on considère alors qu'il y a un bon, et un mauvais eugénisme.

La salle commence à poser des questions, notamment sur le rôle des femmes dans ce "projet", et Paul-André explique qu'il reposait sur une répartition genrée très claire, puisqu'il s'agissait de fournir à l'homme les meilleures conditions possibles pour surmonter le stress au travail (thème toujours hautement actuel). L'épouse n'avait pas le droit de travailler : c'était un critère de sélection des couples accédant aux maisons. L'espace dans les résidences était d'ailleurs optimisé pour permettre à la femme de gérer au mieux toutes les tâches domestiques qu'elle devait assumer.

Bien, je suis sûre que vous partagez mon assourdissement. Je vais vous laisser méditer sur les Jardins d'Ungemach, je ne vois pas d'autre chose à faire. Bisous.

Sinon, Blois, c'est mignon.