Très présent dans les sélections des prix littéraires cet automne, le dernier roman de Karine Tuil m'a été confié par Babélio en vue de la rencontre organisée avec l'auteur dans les locaux de Gallimard le 13 octobre dernier.
A son retour d'Afghanistan, le lieutenant Romain Roller, qui a perdu plusieurs hommes, rencontre la journaliste Marion Decker, avec laquelle il noue une relation passionnelle. Rentré en France auprès de sa famille, il découvre que Marion est en réalité l'épouse de François Vély, un riche patron du CAC40 qui évolue dans un milieu aussi fermé que distingué. En parallèle, un ancien ami de Romain, Osman Diboula, est destitué de l'entourage du Président où il s'était péniblement hissé, suite à une réaction impulsive face à la remarque raciste d'un ministre. Lorsque François Vély se retrouve au cœur d'un scandale médiatique le taxant à son tour de racisme, Osman prend néanmoins sa défense, intervention qui lui permet d'être réhabilité et de retrouver sa place à l'Elysée.
Pour être honnête, je dois reconnaître que je n'étais pas vraiment impartiale en me lançant dans la lecture de L'insouciance : le précédent roman de Karine Tuil, L'invention de nos vies, m'avait fait une impression folle (j'avais même, à l'époque, déploré que le Goncourt ne lui soit pas attribué, alors qu'il était revenu au grandissime roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut. Certains crus sont absolument excellents, et, j'imagine, difficiles à départager...), et m'avait conduite à lire ensuite La domination, dérangeant et néanmoins marquant.
Partant, je me suis donc vautrée dans la lecture, me délectant de la prose et de l'intrigue, de cet art de l'histoire qui fait tout le talent de l'auteur.
Le style est riche, l'écriture tantôt saccadée, tantôt plus éparse, d'une grande qualité.
En lisant, j'ai plusieurs fois été frappée par le tourbillon dans lequel l'auteur nous emporte, et qui distingue le roman de ce que l'on peut lire par ailleurs : il y a dans L'insouciance une très belle ambition, qui se matérialise par une intrigue structurée, des personnages travaillés et qui se retrouvent, parfois malgré eux, happés par l'histoire en marche.
Je profite de ce post pour m'adonner à une petite digression, au sujet de l'ambition : dans une émission récente de la Grande Librairie, Jean d'Ormesson s'est livré à un petit jeu de questions/réponses orchestré par François Busnel, et à la question "Etes-vous ambitieux?", s'est empressé de répondre par la négative, expliquant qu'on pouvait lui reprocher d'avoir été beaucoup de choses, mais pas d'avoir été arriviste.
L'estime portée par votre serviteuse au grand Jean d'O s'est un instant fait discrète, un peu gênée par cette réponse surprenante.
Il y a parfois, dans les consciences collectives, une connotation négative qui entache le concept d'ambition, comme si être ambitieux ne pouvait traduire que la volonté illégitime d'accéder à un milieu qui n'est pas le sien (d'où l'arrivisme évoqué), sans avoir fait preuve de ses mérites et ainsi assis le bien-fondé de cette ascension.
A ce titre, l'ambition serait l'expression irrésistible d'une lutte des classes toujours actuelle et prégnante.
Conception que je réfute absolument, ou qui, à tout le moins, me semble affreusement lacunaire. L'ambition est ce qui porte un être vers l'avant, cette force intérieure qui le mène à s'insurger, à enfreindre des règles ou limites intériorisées et qui tendraient à l'atrophier, à le maintenir dans un état de stabilité permanente, d'immuabilité. L'ambition est l'acceptation du changement perpétuel qui nous anime, elle est le souhait, l'invitation au changement, elle est l'élan qui voudrait le devancer. C'est pourquoi, loin de l'arrivisme auquel on voudrait la réduire, l'ambition est à mes yeux une qualité inestimable, la disposition au mieux, la volonté de faire advenir le mieux, pour soi, mais pas nécessairement en premier lieu, pour un collectif également, et c'est sans doute en cela que l'on peut discerner la possible arrogance dont on la suspecte, et qu'elle dépasse néanmoins je crois.
Prudence, donc, il serait dommage de laisser le mot se vider absolument de son contenu et de faire l'amalgame avec la convoitise ou le carriérisme par exemple, car il est beau, et noble, d'avoir de l'ambition.
Poursuivons sur L'insouciance.
Le monde dans lequel évoluent nos personnages est complexe, et, de fait, la trame n'est pas simple, les connexions qui se créent sont nombreuses, il n'y a guère de temps mort, et ceux dont on partage le sort sont effectivement dans l'action, dans l'énergie, dans la survie, chacun à sa façon, déployant les ressources dont il dispose.
Ainsi, les protagonistes, tous très différents, sont entiers, et le lecteur pressent la tension qui les pousse vers l'avant : Osman, que sa vision très marquée par la dichotomie Blanc/Noir ne quitte jamais, est propulsé dans le monde de la politique et tâche à tout prix de se faire une place, d'avoir un impact ; François doit être à la hauteur de son rang, de sa lignée, et lui qui semble tout contrôler se voit bientôt dépassé par les événements qui déchirent sa vie personnelle, alors qu'il est pris pour cible par des médias qu'il croyait maîtriser ; Romain est perdu, ravagé par ce qu'il a vécu, et voit dans Marion le seul salut qu'il lui reste, la survie à laquelle il doit se raccrocher corps et âme ; Marion, quant à elle, est plus difficile à cerner, d'apparence désabusée alors qu'elle se laisse conduire par moment par les sentiments qu'elle éprouve, elle aime à s'entourer d'un halo de mystère qui semble rendre les hommes fous, Romain comme François, et cependant elle a conscience de certains devoirs qu'il lui faut accomplir, notamment envers François.
Il n'y a pas, dans ce récit, de demi-mesure ou de demi-teinte : l'issue, comme les différents moments qui le constituent, sont dans l'extrême, dans l'absolu, à l'image des tempéraments de ces hommes et de ces femmes avides de saisir ce qui se présente à leur portée, pouvoir, amour, gloire, de vivre dans une intensité sans cesse renouvelée.
L'insouciance constitue à mes yeux une fresque foisonnante, vivante, qui pourra peut-être oppresser certains lecteurs de par l'abondance de la matière que l'on y trouve, le rythme qui peut sembler essoufflant, et qui néanmoins en font un roman palpitant et très actuel, de par les sujets abordés bien sûr, mais également de par les paradoxes que portent les personnages, cette insouciance qui les caractérise un temps, avant que de les déserter.
"Votre combat est légitime, moral, légal. Le soldat de l'armée afghane que vous êtes censé former, ce type doux et affable auquel vos hommes apprennent sans relâche à manier une kalach, êtes-vous sûr qu'il n'est pas un insurgé infiltré? [...]
Mentez-leur [aux épouses, amis, parents]. Mentez-leur quand ils vous demandent si vous vous avez le moral, si vous supportez la chaleur, la pression, votre gilet pare-balles, le poids de votre matériel. Mentez-leur quand ils exigent de savoir pourquoi vous portez un pansement à la main. Mentez-leur quand ils vous assaillent de questions - tu as bien reçu les barres de céréales que je t'ai envoyées? Et vous répondrez : oui, oui, je les ai adorées, alors que ça fait trois jours que n'avez rien pu avaler. Après, vous craquez, vous crachez, oui, mais sous la douche, seul, quand les fragments de chair du Canadien bouchent le siphon, quand une part de vous-même est en train de se diluer comme un corps plongé dans un solvant puissant."
"A partir d'un certain âge, autour de la quarantaine en général, le rayonnement est fonction de la puissance sociale. L'échec rend moins attirant ; seuls les irradiés de la réussite ont le droit d'être aimés."
"Leur amour était comme un appareil de haute fréquence dont ils ne savaient pas régler l'intensité. "Je n'ai jamais vécu quelque chose d'aussi fort", il ne cesse de le répéter ; avec elle, tout semblé décuplé, amplifié parce que je t'aime. Il lui dit qu'il ne se souvient pas d'avoir ressenti un sentiment aussi puissant pour sa femme. Il serait capable de la quitter, il n'a pas peur, non, le plaisir sexuel a ce pouvoir de rétracter les angoisses, de magnifier les projections, tout paraît simple et évident. Il ne vivrait plus désormais que dans le désir de lui faire l'amour."
"Un homme pose sur une oeuvre d'art, c'est maladroit peut-être, mais ça n'est que de l'art et l'art est par nature contestataire et dérangeant... Surtout, pourquoi rappeler les origines juives de ce patron? En quoi le fait qu'il soit juif est important dans cette affaire? Il y a quelque chose de très malsain qui est en train de se produire dans notre société, tout est vu à travers le prisme identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu'on fasse. Essaye de sortir de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le et on te reprochera ta grégarité."
"La vie conjugale n'est qu'un des nombreux visages du mensonge social."
Le synopsis
A son retour d'Afghanistan, le lieutenant Romain Roller, qui a perdu plusieurs hommes, rencontre la journaliste Marion Decker, avec laquelle il noue une relation passionnelle. Rentré en France auprès de sa famille, il découvre que Marion est en réalité l'épouse de François Vély, un riche patron du CAC40 qui évolue dans un milieu aussi fermé que distingué. En parallèle, un ancien ami de Romain, Osman Diboula, est destitué de l'entourage du Président où il s'était péniblement hissé, suite à une réaction impulsive face à la remarque raciste d'un ministre. Lorsque François Vély se retrouve au cœur d'un scandale médiatique le taxant à son tour de racisme, Osman prend néanmoins sa défense, intervention qui lui permet d'être réhabilité et de retrouver sa place à l'Elysée.
Mon avis
Pour être honnête, je dois reconnaître que je n'étais pas vraiment impartiale en me lançant dans la lecture de L'insouciance : le précédent roman de Karine Tuil, L'invention de nos vies, m'avait fait une impression folle (j'avais même, à l'époque, déploré que le Goncourt ne lui soit pas attribué, alors qu'il était revenu au grandissime roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut. Certains crus sont absolument excellents, et, j'imagine, difficiles à départager...), et m'avait conduite à lire ensuite La domination, dérangeant et néanmoins marquant.
Partant, je me suis donc vautrée dans la lecture, me délectant de la prose et de l'intrigue, de cet art de l'histoire qui fait tout le talent de l'auteur.
Le style est riche, l'écriture tantôt saccadée, tantôt plus éparse, d'une grande qualité.
En lisant, j'ai plusieurs fois été frappée par le tourbillon dans lequel l'auteur nous emporte, et qui distingue le roman de ce que l'on peut lire par ailleurs : il y a dans L'insouciance une très belle ambition, qui se matérialise par une intrigue structurée, des personnages travaillés et qui se retrouvent, parfois malgré eux, happés par l'histoire en marche.
Je profite de ce post pour m'adonner à une petite digression, au sujet de l'ambition : dans une émission récente de la Grande Librairie, Jean d'Ormesson s'est livré à un petit jeu de questions/réponses orchestré par François Busnel, et à la question "Etes-vous ambitieux?", s'est empressé de répondre par la négative, expliquant qu'on pouvait lui reprocher d'avoir été beaucoup de choses, mais pas d'avoir été arriviste.
L'estime portée par votre serviteuse au grand Jean d'O s'est un instant fait discrète, un peu gênée par cette réponse surprenante.
Il y a parfois, dans les consciences collectives, une connotation négative qui entache le concept d'ambition, comme si être ambitieux ne pouvait traduire que la volonté illégitime d'accéder à un milieu qui n'est pas le sien (d'où l'arrivisme évoqué), sans avoir fait preuve de ses mérites et ainsi assis le bien-fondé de cette ascension.
A ce titre, l'ambition serait l'expression irrésistible d'une lutte des classes toujours actuelle et prégnante.
Conception que je réfute absolument, ou qui, à tout le moins, me semble affreusement lacunaire. L'ambition est ce qui porte un être vers l'avant, cette force intérieure qui le mène à s'insurger, à enfreindre des règles ou limites intériorisées et qui tendraient à l'atrophier, à le maintenir dans un état de stabilité permanente, d'immuabilité. L'ambition est l'acceptation du changement perpétuel qui nous anime, elle est le souhait, l'invitation au changement, elle est l'élan qui voudrait le devancer. C'est pourquoi, loin de l'arrivisme auquel on voudrait la réduire, l'ambition est à mes yeux une qualité inestimable, la disposition au mieux, la volonté de faire advenir le mieux, pour soi, mais pas nécessairement en premier lieu, pour un collectif également, et c'est sans doute en cela que l'on peut discerner la possible arrogance dont on la suspecte, et qu'elle dépasse néanmoins je crois.
Prudence, donc, il serait dommage de laisser le mot se vider absolument de son contenu et de faire l'amalgame avec la convoitise ou le carriérisme par exemple, car il est beau, et noble, d'avoir de l'ambition.
Poursuivons sur L'insouciance.
Le monde dans lequel évoluent nos personnages est complexe, et, de fait, la trame n'est pas simple, les connexions qui se créent sont nombreuses, il n'y a guère de temps mort, et ceux dont on partage le sort sont effectivement dans l'action, dans l'énergie, dans la survie, chacun à sa façon, déployant les ressources dont il dispose.
Ainsi, les protagonistes, tous très différents, sont entiers, et le lecteur pressent la tension qui les pousse vers l'avant : Osman, que sa vision très marquée par la dichotomie Blanc/Noir ne quitte jamais, est propulsé dans le monde de la politique et tâche à tout prix de se faire une place, d'avoir un impact ; François doit être à la hauteur de son rang, de sa lignée, et lui qui semble tout contrôler se voit bientôt dépassé par les événements qui déchirent sa vie personnelle, alors qu'il est pris pour cible par des médias qu'il croyait maîtriser ; Romain est perdu, ravagé par ce qu'il a vécu, et voit dans Marion le seul salut qu'il lui reste, la survie à laquelle il doit se raccrocher corps et âme ; Marion, quant à elle, est plus difficile à cerner, d'apparence désabusée alors qu'elle se laisse conduire par moment par les sentiments qu'elle éprouve, elle aime à s'entourer d'un halo de mystère qui semble rendre les hommes fous, Romain comme François, et cependant elle a conscience de certains devoirs qu'il lui faut accomplir, notamment envers François.
Il n'y a pas, dans ce récit, de demi-mesure ou de demi-teinte : l'issue, comme les différents moments qui le constituent, sont dans l'extrême, dans l'absolu, à l'image des tempéraments de ces hommes et de ces femmes avides de saisir ce qui se présente à leur portée, pouvoir, amour, gloire, de vivre dans une intensité sans cesse renouvelée.
L'insouciance constitue à mes yeux une fresque foisonnante, vivante, qui pourra peut-être oppresser certains lecteurs de par l'abondance de la matière que l'on y trouve, le rythme qui peut sembler essoufflant, et qui néanmoins en font un roman palpitant et très actuel, de par les sujets abordés bien sûr, mais également de par les paradoxes que portent les personnages, cette insouciance qui les caractérise un temps, avant que de les déserter.
Pour vous si...
- Vous avez aimé L'invention de nos vies
- Vous ne vous laissez pas intimider par un roman ambitieux
Morceaux choisis
"Votre combat est légitime, moral, légal. Le soldat de l'armée afghane que vous êtes censé former, ce type doux et affable auquel vos hommes apprennent sans relâche à manier une kalach, êtes-vous sûr qu'il n'est pas un insurgé infiltré? [...]
Mentez-leur [aux épouses, amis, parents]. Mentez-leur quand ils vous demandent si vous vous avez le moral, si vous supportez la chaleur, la pression, votre gilet pare-balles, le poids de votre matériel. Mentez-leur quand ils exigent de savoir pourquoi vous portez un pansement à la main. Mentez-leur quand ils vous assaillent de questions - tu as bien reçu les barres de céréales que je t'ai envoyées? Et vous répondrez : oui, oui, je les ai adorées, alors que ça fait trois jours que n'avez rien pu avaler. Après, vous craquez, vous crachez, oui, mais sous la douche, seul, quand les fragments de chair du Canadien bouchent le siphon, quand une part de vous-même est en train de se diluer comme un corps plongé dans un solvant puissant."
"A partir d'un certain âge, autour de la quarantaine en général, le rayonnement est fonction de la puissance sociale. L'échec rend moins attirant ; seuls les irradiés de la réussite ont le droit d'être aimés."
"Leur amour était comme un appareil de haute fréquence dont ils ne savaient pas régler l'intensité. "Je n'ai jamais vécu quelque chose d'aussi fort", il ne cesse de le répéter ; avec elle, tout semblé décuplé, amplifié parce que je t'aime. Il lui dit qu'il ne se souvient pas d'avoir ressenti un sentiment aussi puissant pour sa femme. Il serait capable de la quitter, il n'a pas peur, non, le plaisir sexuel a ce pouvoir de rétracter les angoisses, de magnifier les projections, tout paraît simple et évident. Il ne vivrait plus désormais que dans le désir de lui faire l'amour."
"Un homme pose sur une oeuvre d'art, c'est maladroit peut-être, mais ça n'est que de l'art et l'art est par nature contestataire et dérangeant... Surtout, pourquoi rappeler les origines juives de ce patron? En quoi le fait qu'il soit juif est important dans cette affaire? Il y a quelque chose de très malsain qui est en train de se produire dans notre société, tout est vu à travers le prisme identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu'on fasse. Essaye de sortir de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le et on te reprochera ta grégarité."
"La vie conjugale n'est qu'un des nombreux visages du mensonge social."
Note finale
4/5
(très bon)
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