vendredi 21 octobre 2016

Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo

Après la lecture de Défaite des maîtres et possesseurs, qui interrogeait les relations entre les hommes et les animaux, et le traitement réservé à ces derniers par ces premiers, j'ai poursuivi dans le même thème, avec un roman figurant dans la sélection de nombreux prix de cette rentrée littéraire, Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo.
Je devrais donc bientôt pouvoir vous proposer un top thématique, réjouissez-vous.


Le synopsis

Règne animal relate l'histoire d'une exploitation familiale durant tout le vingtième siècle. La petite ferme se transforme en élevage porcin au gré des générations et des évolutions technologiques et sociétales, et traverse les guerres et les périodes de progrès rapides, sous l'oeil d'Eléonore, matriarche à l'apparence frêle et au caractère affirmé. 

Mon avis

Quelle expérience de lecture que celle de Règne animal!
Voici un roman qui agrippe, qui assaille, qui suffoque.
C'est, avant tout, une affaire de style : il est d'une richesse extrême. Il y avait longtemps que je n'avais pas lu un roman présentant un vocabulaire aussi varié, aussi recherché : chaque mot compte, et chacun est précisément là où il doit être.

Le texte, donc, est très travaillé, il impressionne en cela, mêlant le registre familier dans les dialogues à un registre plus soutenu et nuancé dans les descriptions, avec une grande justesse.
Le cadre et l'environnement, souvent hostiles et durs, sont parfaitement restitués : j'ai été frappée en lisant par le sentiment d'être projetée dans la campagne française du début du vingtième siècle, de voir à l'oeuvre l'évolution graduelle des mentalités qui est subtilement retranscrite (on observe par exemple la place accordée à Dieu au début du siècle, notamment au travers de la figure de la "génitrice", la mère d'Eléonore qui le convoque à toute heure du jour et de la nuit, et la rupture avec la génération la plus jeune incarnée par Julie-Marie et Jérôme).

Si la transmission est abordée par le biais de la relation entre Henri et ses fils, on constate également la rupture opérée au sein d'une même génération, ou de générations proches : face à l'approche patriarcale et industrielle d'Henri, s'élèvent doucement les voix de son fils Joël, et peu à peu de Jérôme et de son regard d'enfant, qui interrogent les pratiques de l'élevage, traduisent le mal-être qui est le leur, portent un œil critique sur les méthodes modernes d'élevage et d'abattage des porcs. L'auteur détaille avec force précisions ces techniques, d'où il émane un malaise sans borne, et la honte d'une violence communément admise à l'encontre des animaux.

Bien entendu, les relations entre les personnages échappent à la facilité et à la simplicité, elles revêtent la complexité du réel, son ambivalence, ses ambiguïtés.

Le roman de Del Amo est dérangeant, à la fois sociologique et philosophique, et s'ancre néanmoins dans la tradition de la littérature classique, associant la virtuosité du style à une histoire sociale et réaliste. Messieurs Dames, à vos livres!


Pour vous si...
  • Vous ne vous laissez pas décourager par une prose foisonnante
  • Vous êtes un adepte des fresques sociales.

Morceaux choisis

"Comme les marins, les paysans sont superstitieux et vont aux églises par politesse. Il trouve cependant une beauté mystérieuse au culte, à la répétition des gestes depuis les âges oubliés."

"Elle entrouvre à nouveau les mains sur le crapaud et cherche dans son regard doux le doux regard du père, car il ne lui semble pas impossible que quelque chose ait survécu de lui et se soit prolongé dans l'animal, non pas l'âme, mais une rémanence, un écho fragile."

"Ils savent qu'il faudra tuer, ils savent, c'est un fait acquis, une certitude, une vérité, la raison même, il faut tuer à la guerre, sinon quoi d'autre? Ils ont enfoncé des lames dans le cou des porcs et dans l'orbite des lapins. Ils ont tiré la biche, le sanglier. Ils ont noyé les chiots et égorgé le mouton. Ils ont piégé le renard, empoisonné les rats, ils ont décapité l'oie, le canard, la poule. Ils ont vu tuer depuis leur naissance. Ils ont regardé les pères et les mères ôter la vie aux bêtes. Ils ont appris les gestes, ils les ont reproduits. Ils ont tué à leur tour le lièvre, le coq, la vache, le goret, le pigeon. Ils ont fait couler le sang, l'ont parfois bu. Ils en connaissent l'odeur et le goût. Mais un Boche? Comment ça se tue un Boche? Et est-ce que ça ne fera pas d'eux des assassins, bien que ce soit la guerre?"

"Henri a soixante ans, Elise en a vingt-huit à jamais ; peut-il dire qu'il la connaît encore, peut-il dire qu'il l'ait seulement jamais connue? Il cohabite avec un souvenir qui n'en est presque plus un et qui le hante pourtant, comme le hanterait la mémoire d'un autre homme."

"Cette impassibilité, cette indifférence durement acquise à l'égard des bêtes, n'est cependant jamais parvenue à estomper chez Joël le sentiment d'une aversion confuse, face à laquelle les mots se dérobent, l'impression - la certitude, à mesure qu'il grandissait - d'une anomalie : celle de l'élevage au cœur même d'un dérèglement bien plus vaste et qui échappe à son entendement, quelque chose d'un mécanisme grippé, fou, par essence incontrôlable, et dont le roulement désaxé les broie, débordant sur leurs vies et au-delà de leurs frontières ; la porcherie comme berceau de leur barbarie et de celle du monde."


Note finale
4/5
(excellent)

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