lundi 17 octobre 2016

Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé

Le dernier Laurent Gaudé!
Youhouhouhou!!!
Fan absolue du Soleil des Scorta, j'ai toujours pris beaucoup de plaisir à lire Gaudé, depuis La mort du roi Tsongor jusqu'à Pour seul cortège, en passant par Eldorado et bien d'autres encore, je suis subjuguée par le talent et la puissance presque primitive que je trouve dans ses romans. 
Je n'en attendais donc pas moins de son dernier né.


Le synopsis

Un homme et une femme se rencontrent à Zurich, et passent une unique nuit ensemble, avant d'être emportés chacun d'un côté de la Méditerranée. Assem part à la recherche d'un ancien membre des commandos d'élite américains soupçonné de trafics, et Mariam, archéologue irakienne, est dévastée par le sort fait aux œuvres orientales sous la progression de Daech en Syrie.
En parallèle, le récit de trois personnages historiques se déroule, celui d'Hannibal face à Rome, celui du général Grant aux Etats-Unis, et celui de Hailé Sélassié face à Mengistu en Ethiopie. 

Mon avis

Le tableau dressé par le synopsis est éblouissant.
L'Histoire, la grande, résonne en écho à mesure qu'elle est en train de se faire, et les figures du passé sont convoquées tandis que l'avenir est plus incertain que jamais.

A première vue, il y avait donc de quoi frémir, et de quoi pressentir du grand Gaudé, plus grand que jamais. La lecture, d'une certaine façon, ne dément pas : la construction et la langue sont très littéraires, la mise en perspective des trois épisodes historiques retenus avec un récit actuel lui donne de la profondeur, et nous conduit très naturellement à interroger les points de convergence et de divergence.
En cela, la littérature alerte, pique plus qu'elle ne distraie, et renoue avec une tradition de vocation presque philosophique, dans un contexte où l'écrivain s'est vu destitué de la position d'homme éclairé qu'il pouvait avoir jusqu'au siècle dernier, et où lire est souvent un loisir qui ne sert pas d'autre cause. Avec Ecoutez nos défaites, Gaudé revisite des événements récents, et nous fait réfléchir sur la signification sociologique, historique, et humaine de ces événements, par exemple en mettant en scène Mariam et son effroi, face aux destructions d’œuvres d'art par Daech, en mettant en exergue une Histoire plus ancienne qui regorge de défaites, de moments où le schéma linéaire de la victoire qui permet tout a été écarté, et dont les hommes impliqués sont toutefois passés à la postérité comme des êtres héroïques.

Cette portée du roman est, selon moi, essentielle, et atteint son apogée dans les toutes dernières pages, à l'issue desquelles on referme le livre presque en transe, transpercé par les mots et leur force.

Néanmoins, en dépit de cet exploit, j'ai également ressenti des freins à la lecture, qui font que le roman ne m'a pas autant bouleversée que ne l'avait fait Le soleil des Scorta.
En effet, la structure du roman est complexe : le choix de trois passages historiques, entremêlés dans le récit actuel, est lourd, et peut créer une confusion pour le lecteur, dans la mesure où il n'est pas toujours facile de reprendre le fil là où, quelques pages plus tôt, il avait été laissé.
C'est très personnel, mais je pense que l'auteur aurait gagné à n'insérer qu'un personnage historique évoluant en parallèle, deux tout au plus. Leur complémentarité est bien entendu incontestable, néanmoins, je crains que cela ne rende certains passages indigestes, le rythme étant alors relativement dilaté.

Egalement, l'esthétique irréprochable m'a paru de nature à affaiblir parfois toute proximité possible avec les protagonistes, et, partant, toute empathie aussi. Le personnage d'Assem semble finalement vaporeux, lointain, alors que Mariam est beaucoup plus tangible, sa condition humaine transparaît dans ses états d'âme et la tension qui l'occupe.

D'une certaine manière, je suis envahie d'un étrange sentiment, car tous les ingrédients sont réunis, la recette est éprouvée, cependant, l'ensemble n'est pas comme je l'escomptais, moins intime sans doute, seules les dernières pages, comme évoqué, m'ont véritablement emportée.

Le roman est à lire, donc, mais il ne s'agit pas à mes yeux du plus grand roman de son auteur, qui demeure pour moi un grand homme de la littérature française contemporaine.


Pour vous si...
  • Vous ne vous êtes pas remis de Palmyre.
  • Vous vous laissez séduire par les récits qui réveillent les grands noms historiques pour faire parler le présent. 

Morceaux choisis

"L'Antiquité est pleine de villes mises à sac - l'incendie de Persépolis, la destruction de Tyr -, mais d'ordinaire il en restait des traces, d'ordinaire l'homme n'effaçait pas son ennemi. Ce qui se joue là, dans ces hommes qui éructent, c'est la jouissance de pouvoir effacer l'Histoire."

"Il ne se réveille jamais en se demandant sous quelle dune de quelle partie du désert libyen est enseveli Khadafi. Le corps d'Alexandre le Grand, oui. Celui d'Hannibal aussi. Ceux-là portent en eux une vibration. Parce qu'ils étaient chargés d'une vision, parce que ce sont les corps d'hommes qui ont vu l'Histoire les abandonner alors qu'ils auraient pu régner dessus, parce que ce sont des hommes qui ont mis des mondes à terre et ont posé des mots sur des mondes nouveaux."

"Il sait que c'est cela qu'ils partagent depuis le début : la conviction profonde qu'ils ont été vaincus. Il ne s'agit plus de réussir ou d'échouer. La défaite vraie, profonde, la défaite que les hommes sentent en eux, un beau jour, comme une force qui leur pèse, les rend moins rapides, moins innocents, la défaite du corps qui s'empâte, se gonfle, s'essouffle, et les yeux qui voudraient ne pas avoir tant vu. La défaite intime, profonde face à cette chose qui approche, à laquelle l'homme ne peut échapper et qui s'appelle l'engloutissement."

"Nous avons perdu. Non pas parce que nous avons démérité, non pas à cause de nos erreurs ou de nos manques de discernement, nous n'avons été ni plus orgueilleux ni plus fous que d'autres, mais nous embrassons la défaite parce qu'il n'y a pas de victoire et les généraux médaillés, les totems que les sociétés vénèrent avec ferveur, acquiescent, ils le savent depuis toujours, ils ont été trop loin, se sont perdus trop longtemps pour qu'il y ait victoire. Ecoutez nos défaites."


Note finale
3/5
(cool)

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