mardi 31 mai 2016

Le clan des femmes, Hemley Boom

Voilà un auteur plébiscité par Nombre Premier, et que je ne pouvais décemment pas négliger plus longtemps : Hemley Boom. La lecture, c'est avant tout beaucoup de bouche-à-oreilles, de recommandations émanant de gens de confiance, ou, le cas échéant, un bon moyen de tester le potentiel d'une amitié (comment rester neutre, voire optimiste, face à une suggestion de lire Sophie Kinsella ou Katherine Pancol ? Tout est question de compatibilité). 
Avec Nombre Premier, l'évidence est sans cesse renouvelée, si bien que je n'avais pas le moindre doute sur la qualité du livre avant même que d'en lire les premiers mots.



Le synopsis

Le clan des femmes nous raconte Sarah, la grand-mère de l'auteur, mariée alors qu'elle n'a qu'une dizaine d'année à un vieil homme qui a déjà une quinzaine d'épouses. Première épouse, la plus ancienne, la prend sous son aile et elle grandit auprès d'elle, jusqu'à la mort du Vieux.
Le décès donne lieu au partage de l'héritage, des femmes et des parcelles, entre les fils du défunt. Sarah est choisie par Fils Aîné, mais le retour au village du fils prodigue, l'enfant de Première épouse parti voyager au loin, bouleverse la vie de Sarah.

Mon avis

Le clan des femmes est un prodige de simplicité et de fulgurance.

Simplicité d'abord, parce que la langue est épurée, elle ne s'embarrasse pas d'un style ampoulé et va droit au but, elle a la franchise de l'oralité et possède l'art du conte, car l'histoire de Sarah nous aspire, nous envoûte dès les premiers instants.

Fulgurance ensuite, parce qu'il recèle des vérités qui font grandir, des enseignements que Sarah partage avec sa petite-fille et, partant, avec nous lecteurs, de ces vérités qui surgissent à l'occasion d'événements quotidiens qui forment pourtant la substance de notre condition : sur la place des femmes, sur le rôle de mère qui octroie à chacune une place dans la société à laquelle elle ne peut accéder sinon, sur ce qui entrave le cycle naturel des étapes de l'existence, par exemple lorsqu'un enfant ne naît pas d'une union, et que cette absence en vient à empoisonner le couple amoureux.

Le cadre du récit est dépaysant, et nous invite à découvrir une culture et des mœurs éloignés en laissant de côté les éventuels préjugés que l'on pourrait nourrir à leur encontre : dans le clan de Sarah, la polygamie est tradition, les hommes décident du sort des femmes qui s'apparentent bien souvent à des enfants dont ils ont la charge, pourtant, au-delà de cette approche très patriarcale, les femmes sont celles qui font tenir le foyer debout, celles dont dépendent l'harmonie et la pérennité du clan, et elles peuvent susciter le respect et la crainte, car on leur prête souvent des pouvoirs ensorcelants.

J'ai été conquise par ce premier roman intime et touchant, relativement court, puisqu'il ne compte que 130 pages, mais qui m'a fait voyager et réfléchir, a nourri en somme une ouverture d'esprit.
Ne le manquez pas!


Pour vous si...
  • Vous appréciez un livre qui vous parle d'un environnement, d'une culture qui ne sont pas les vôtres, et qui vous poussent à questionner le relatif et l'absolu
  • Vous êtes convaincu qu'un bon roman doit avoir au moins un personnage pygmée

Morceaux choisis

"Les femmes étaient l'héritage, pas des héritières."

"Il y a des moments dans la vie où tout est parfait, me dira Sarah des années plus tard, la lune éclaire la nuit et on y voit presque comme en plein jour, des milliers d'étoiles illuminent le ciel, le vent bruisse dans les arbres, et devant le monde entier, un homme vous choisit vous, entre toutes."

"Dans les sociétés traditionnelles, a fortiori polygames, une femme sans enfants était considérée comme peu de chose. Elle a failli par rapport à son mari, dont elle ne perpétuera pas le nom, elle a failli par rapport à sa propre famille en leur faisant honte, elle n'était rien aux yeux des autres femmes. Elle pouvait travailler comme quatre, aider la société autant qu'elle le voulait, sans enfants, elle n'était qu'une moitié de personne, quelqu'un qui n'avait pas rempli sa part de contrat en quelque sorte."

"La maternité n'est pas une évidence, même les animaux laissent mourir de faim leurs enfants les plus fragiles. Un enfant ne fera pas de toi une personne plus belle, plus heureuse. Un enfant ne remplira pas le vide, ne te guérira pas de ta propre enfance. Pas plus qu'un homme, même s'il t'aime de tout son cœur. Tu ne peux pas mettre tous tes espoirs dans un enfant, ce ne serait pas juste. Personne ne devrait avoir à être un médicament pour une autre personne, me disait-elle sans cesse."


Note finale
5/5
(coup de coeur)

lundi 30 mai 2016

Promenons-nous dans les bois, Bill Bryson

Ne nous mentons pas, je sais pertinemment que vous l'attendiez tous : le grand retour de Bill Bryson!
Après le savoureux Motel Blues, direction les Appalaches pour une balade de santé relatée avec tout l'humour dont est capable ce cher vieux Bill.



Le synopsis

Le narrateur entreprend, avec son ami Katz, de parcourir l'Appalachian Trail, un sentier qui relie le Maine à la Géorgie sur environ 3500 km. Seulement, voilà : Bill et Katz ne sont pas exactement des cadors de la randonnée, si bien que l'expédition leur réserve une foule de surprises pas toujours agréables.

Mon avis

Promenons-nous dans les bois est le genre de lecture qui vous garantit de passer pour un imbécile heureux dans les transports. Et c'est plutôt jouissif, à vrai dire.

L'humour de Bill Bryson, déjà pratiqué dans Motel Blues, est tout simplement sublimé dans ce nouveau roman, si bien qu'il est difficile de retenir des tressautements hystériques de rire en lisant. Le récit est pavé de personnages cocasses, de situations absurdes, d'anecdotes décalées à prendre au second degré (dans la mesure où elles font généralement état de tous les malheurs survenus aux randonneurs de l'AT, Appalachian Trail, et que le narrateur les débite alors qu'il s'attaque au même parcours. Magique.).

Globalement, il faut dire que Bill est carrément sympathique, et provoque toute la compassion du monde, sous ses airs bonhommes et son esprit critique affûté (mais qu'il dirige à l'occasion contre lui, versant sans réserve dans l'auto-dérision la plus hilarante) : il faut dire qu'il est flanqué d'un Katz tout à fait phénoménal, addict aux sucreries et à la bière, qui n'hésite pas à balancer les provisions en chemin lorsqu'elles lui paraissent trop lourdes, voire même une partie de l'équipement utile (exemple: une gourde, par un mois d'août caniculaire. Futé, le Stevens Katz). Les autres randonneurs qu'ils croisent réservent parfois des trésors sociologiques qui ne demandent qu'à être explorés, et que l'on ne voit se volatiliser qu'à regret, ayant espéré que Bill se les traînerait encore 100 ou 200 kilomètres de plus tant ils sont incroyables (ainsi Mary Ellen, que le passage plus bas décrit élégamment).

Au-delà de l'écriture franche et bourrée d'ironie de cet amour de Bill, le récit se révèle instructif, car on découvre avec nos amis bras cassés ce à quoi ressemble l'AT, ses environs, sa diversité, les difficultés de progresser dans l'itinéraire, et l'on éprouve avec eux le découragement et la résignation. Mais l'élan l'emporte toujours, si bien que l'on suit avec un plaisir non feint leur pérégrinations, leurs bourdes, leurs errances dans la forêt, et tous les détails pratiques dont les écrivains ne parlent pas d'habitude, par souci de bienséance sans doute.

On en apprend beaucoup sur toutes les espèces qui évoluent le long de l'AT, insectes, oiseaux, reptiles, félins, il y en a pour tous les goûts, et Bill déploie la même passion pour aborder, par moments, la flore, ce qui n'est pas pour nous déplaire.

En fin de compte, j'ai été transportée par ce roman drôle et dense, qui se distingue originalement par son approche décalée et ses protagonistes désopilants.

A dévorer sans modération!


Pour vous si...
  • Vous avez apprécié le ton humoristique de Blue Motel
  • Vous êtes un aficionado des récits de voyage, en particulier à pied, et n'avez rien contre une approche détendue de la chose

Morceaux choisis

"Mais soyons clair d'emblée : la possibilité d'une attaque d'ours grave sur le sentier des Appalaches est faible. Tout d'abord, l'ours américain véritablement dangereux, le grizzly, très justement nommé Ursus horribilis pour ne laisser planer aucun doute, n'essaime pas à l'est du Mississippi ; c'est plutôt une bonne nouvelle, car l'animal est grand, puissant et furieusement mal luné."

"Elle s'appelait Mary Ellen. Elle venait de Floride et était - comme l'a ensuite systématiquement qualifiée Katz avec une sorte de respect admiratif - un vrai boulet. [...] Je sais depuis longtemps qu'il est dans les desseins de Dieu de m'obliger à passer un moment avec chacune des personnes les plus crétines de la planète ; Mary Ellen était la preuve que, même dans les Appalaches, je ne serais pas épargné. Dès le début, il est devenu évident que nous étions face à un spécimen rare."

"_Excusez-moi, mais il faut que je vous dise quelque chose. Vous êtes plus con qu'une amibe."

"Si l'hévéa suinte du latex quand on l'entaille, c'est une façon de dire aux intrus potentiels : "Pas bon. Rien à manger. Dégage." "

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 27 mai 2016

Le Peigne de Cléopâtre, Maria Ernestam

Le Peigne de Cléopâtre a été reçu dans le cadre d'un abonnement à Livre-moi, qui s'était montré mitigé (Ici ça va ayant été une déception, et Comme tous les après-midi s'étant montré plus convainquant). On en était donc à 1-1, balle au centre. Voici le dernier roman de la série, qui décidera de mon jugement global. 



Le synopsis

Trois amis, Mari, Anna et Fredrick, décident de s'associer pour monter une société ayant vocation à résoudre les problèmes des gens, Le Peigne de Cléopâtre.
Cependant, la première affaire qui leur est soumise n'est pas banale : Elsa Karlsten, vieille dame voisine d'Anna, les sollicite pour éliminer son époux, un homme violent et odieux qui la maltraite depuis des années.

Mon avis

Le Peigne de Cléopâtre est un livre des plus déconcertants.

Le topo initial est sublimissime, à faire se pâmer d'impatience tout lecteur curieux tant il est alléchant: l'idée d'une entreprise ayant pour vocation de résoudre les problèmes des gens est, comme on dit, une riche idée, un point de départ prometteur et propice à dérouler toute une série de rebondissements formidables.
Les premières pages sont d'ailleurs très engageantes : dans la scène d'introduction, on rencontre une Mari fulminante qui perd son sang-froid, et plante une paire de ciseaux dans la main de son associé en train de la licencier.
Du pur génie.

C'est alors que se matérialisent les figures d'Anna et Fredrick, encore vaporeuses et floues à ce stade, mais qui permettent d'enclencher l'idée de l'entreprise commune : on a alors toutes les raisons de croire que l'on est tombé sur la perle de l'année, et que le reste de l'oeuvre ne peut être, partant, qu'un chef d'oeuvre.

Les choses ne se passent pourtant pas comme prévu : il y a cette Madame Karlsten qui vient mettre de l'eau dans le gaz, en soumettant d'entrée de jeu un cas insoluble à notre petit trio à peine sur pied. On aurait aimé les voir se confronter à quelques affaires moins épineuses, histoire de se faire la main, de gagner un peu d'assurance. Mais non, Maria est d'humeur joueuse et leur balance directement dans les pattes un contrat digne d'un tueur à gages.

Jusque-là, tout est encore possible ; le choix de Maria est audacieux, mais enfin, pourquoi pas, il faut voir les choses en grand, et avoir de l'ambition! On suit donc avec une certaine inquiétude les débats animés entre nos trois protagonistes (parce que, oui, la question mérite visiblement d'être débattue), et le mystérieux décès de Monsieur Karlsten qu'on ne saurait leur imputer. Le sort est arrangeant, et nous offre sur un plateau un premier mystère à résoudre.

Puis, les événements s'emballent, et la suite devient de plus en plus rocambolesque. Il faut dire que ce premier succès a pour effet de voir affluer de nouvelles propositions. C'est à partir de là que j'ai perdu le fil, et que le charme s'est rompu : l'auteur s'évertue à "creuser" les personnalités de ses protagonistes en leur consacrant des passages entiers dans lesquels il est question de leur passé, de leurs fêlures, de leur quotidien également. Mari comme Fredrick cachent des secrets enfouis derrière une apparente banalité, voire insignifiance, tandis qu'Anna, plus solaire, dévoile directement ses points saillants, et se montre aussi plus liante pour le lecteur : c'est sans doute celle qui m'a le plus convaincue des trois. Fredrick est très intéressant, en revanche je n'ai pas ressenti la moindre empathie pour Mari, qui est demeurée à mes yeux une coquille vide, un personnage en demi-teinte, et ce en dépit des efforts engagés par l'auteur pour la rendre singulière.
Par ailleurs, l'importance accordée à certains "traumatismes" passés des protagonistes est tout à fait surprenante (étonnants, ces Suédois!).

Aussi, je dois reconnaître que, parvenue à mi-parcours, le livre m'est quasiment tombé des mains. Ce que je regrette amèrement, lorsque je pense aux espoirs que je nourrissais en débutant la lecture.

Mon sentiment final est donc très mitigé. Le Peigne de Cléopâtre me donne l'impression d'être construit sur une idée de base brillante, dont l'auteur a mal tiré profit, optant pour des personnages parfois bancals, et une intrigue qui s'essouffle rapidement, jusqu'à ne plus reposer que sur des "mystères" peu incitatifs pour poursuivre la lecture. C'est très dommage...


Pour vous si...
  • Vous ne vous agacez pas face à une intrigue un brin décousue
  • Vous ne supportez pas que l'on fasse du tort à des lapins

Morceaux choisis

"_Regarde-toi, assis là, gras, dégoûtant. Imbu de ta personne. Pour qui tu te prends, à m'annoncer de ton fauteuil que tu es promu directeur? Tu fais le timide, mais au fond, tu exultes! Tu te dis que c'est bien mérité et tu te fous complètement de moi, alors que tu sais que tu me dois tout! C'est répugnant, Johan. Le monde est ce qu'il est à cause de minables comme toi. Des types présomptueux, égoïstes, dénués d'intelligence, qui se paient la tête du monde et exploitent le talent des femmes. En plus, tu as le culot de jouer le mec compréhensif." (attention catharsis)

"Fixant l'objet du regard pendant plusieurs minutes, elle avait eu l'impression de flotter hors du temps. Soudain, un petit carton explicatif l'avait tirée de sa rêverie. Il y était écrit que si le peigne avait bien appartenu à une Cléopâtre haut placée en Egypte, il ne s'agissait pas de la célèbre, de l'éternelle régente. En lisant ces mots, la fascination qu'elle venait d'éprouver lui sembla brusquement insensée. Elle avait eu l'étrange sensation que le temps s'était suspendu, jusqu'à ce qu'un simple bout de papier la ramène brutalement sur terre : l'objet qui venait de la bouleverser n'était rien de plus qu'un vieux bout d'os."


Note finale
2/5
(quelques réserves)

jeudi 26 mai 2016

Quatre par quatre, Sara Mesa

Quatre par quatre est, de nouveau un premier roman, qui m'a été gracieusement prêté il y a déjà quelques mois. L'auteur est espagnole, et a été saluée par la critique lors de la parution du livre l'an passé. Que se cache donc derrière ce titre si énigmatique?



Le synopsis

Le Wybrany College est un établissement sélectif, qui se targue de former l'élite du pays en préservant les enfants du monde extérieur.
Cependant, la jeune Celia, accompagnée d'autres filles, tentent de fuguer pour gagner la ville la plus proche. Leur tentative échoue, et elles sont réintégrées sans punition dans l'institution.
Derrière les apparences et les principes paisibles qui semblent régir l'organisation de la vie dans ces lieux, une atmosphère inquiétante rode dans les couloirs, et gagne jusqu'aux nouveaux professeurs qui ne doivent être ici que de passage.
Car Wybrany renferme de nombreux secrets... 

Mon avis

Je ne m'attendais vraiment pas à cette lecture...

Imaginez mon désarroi : je pensais m'engager dans une histoire d'internat, un récit d'adolescents qui aurait pu se destiner à un public young adult, au lieu de quoi j'ai trouvé un roman glaçant et cruel, un conte étrange et impitoyable, une intrigue insidieuse qui m'a complètement retourné l'estomac, un de ces récits qui fait mal.

L'entrée en matière est mystérieuse, et ce mystère demeure dans le reste du livre, qui suit une construction originale, car il repose sur trois parties, la première prenant pour protagonistes notamment Celia et Ignacio, la seconde se passant plus tard, lorsque Celia a disparu, cette partie est narrée par un jeune professeur remplaçant, et la troisième est constituée par le journal du professeur remplacé, qui a lui aussi étrangement disparu.

Peu à peu, une ambiance angoissante s'installe, et s'instille comme une menace, dont on ne saurait percevoir l'origine ni la nature.
Les personnages sont campés par des ado typiques, si bien que l'on peut facilement se les figurer, et comprendre la dynamique des groupes représentés : Celia est vive et anti-conformiste, Valen est davantage une suiveuse, ankylosée des complexes que ses amies n'hésitent pas à lui envoyer dans la figure, la Grignette est la petite fille frêle et fragile inévitablement solitaire, mais qui gagne sans que l'on ne sache bien comment, la sympathie de Celia. Ignacio, quant à lui, est sans doute la personnalité la plus troublante du roman, tour à tour victime et bourreau, il polarise toutes sortes de sentiments contradictoires.
Le personnage du professeur remplaçant est difficile à cerner : il se présente d'entrée de jeu comme un usurpateur, mais sans que l'on ne saisisse les tenants et les aboutissants de cette prétendue imposture. Les relations qu'il noue avec les autres professeurs, et notamment Ledesma, donnent à voir les différentes facettes de l'établissement, et d'appréhender les secrets qu'il renferme.

Si l'intrigue évolue de manière parfois cahotante, j'ai été globalement happée et curieuse de connaître l'issue, à mesure que l'étau se refermait, et que je sentais grandir une boule au ventre, cette anxiété qui présume de l'imminence de l'horreur. Car ce que dévoile Quatre par quatre est tout simplement mortifiant, et peut être sans mal extrapolé pour évoquer plus largement une vision sociale de mécanismes à l'oeuvre dans certains contextes actuels.
Les théories qui sous-tendent le concept que Sara Mesa déploie dans son récit sont impactantes, et m'ont personnellement fait réfléchir.

Je ne suis pas sortie indemne de cette lecture, et si je l'ai trouvée somme toute convaincante, elle me laisse également comme un goût âcre au fond de la gorge.


Pour vous si...
  • Vous ne vous attendez pas à une gentillette teen story
  • La perspective d'un récit sordide ne vous décourage pas (et c'est tant mieux, parce qu'il en vaut la peine)

Morceaux choisis

"Il croit en la télépathie. Il pense que c'est une forme de communication plus pure que le langage verbal. Les mots nous parviennent trop souillés ; il y a toujours des interférences. Deux esprits qui se parlent en toute pureté à travers des réseaux vastes et efficaces, sans mauvaises herbes, comme sur les autoroutes : voilà son idéal de langage."

"Une ambiance de deuil se répand dans la salle comme un gaz, et Ignacio ne saurait dire si c'est l'effet de sa déception personnelle ou autre chose qui le dépasse, qui concerne les autres et qu'il ignore."

"Vaut-il mieux vivre libres et sans protection ou vivre contrôlés et protégés? Nous reprendrons cela lors du prochain cours."

"Le plaisir n'est pas la fille. Le plaisir, c'est contrôler la disponibilité de la fille. Le plaisir, c'est effacer chez la fille toute notion du monde au-delà de cet espace de quatre par quatre, et au-delà des petits moments où le monde se dilate quand il est, lui, à ses côtés."

"Certaines révoltes sont impossibles à fomenter quand on ne sait pas ce qu'il y a de l'autre côté du mur."

Note finale
3/5
(cool mais glauque)

mercredi 25 mai 2016

La condition pavillonnaire, Sophie Divry

Voici un roman recommandé de longue date par Nombre Premier, grande pourvoyeuse de votre serviteuse en matière de romans de qualité : La condition pavillonnaire. 

Le titre ne me faisait pas bondir d'enthousiasme, et avait tout au contraire pour me rebuter profondément. 

Comme je constate chaque jour davantage que c'est néanmoins la situation qui attend peu ou proue la grande majorité de mon entourage (trentenaires cadres dynamiques ou pas, soucieux de s'engager sans attendre dans le schéma traditionnel du couple marié deux enfants installé dans une maison/un appartement de banlieue parce qu'à Paris le prix du mètre carré est scandaleux et qu'il n'y a pas l'ombre d'un parc pour que les marmots se dégourdissent les jambes), j'ai fini par me plonger dans ce qui, sans le moindre doute, me fait le plus peur au monde (après le croco-lion, invention monstrueuse de mon enfance dont je vous épargne les spécificités, pour votre propre bien).



Le synopsis

La condition pavillonnaire est celle de M.A., jeune fille impatiente de quitter le cocon familial qui représente à ses yeux une situation sociale et un pattern qu'elle veut fuir à tout prix, qui s'éprend de François qu'elle épouse et qu'elle suit à Chambéry, auquel elle donne deux enfants, avant de constater l'ennui dans lequel elle a pelotonné sa vie.
Sa rencontre avec Philippe, nouveau DRH dans sa société, la revigore, lui rend l'impression d'exister. Leur liaison est passionnelle, puis verse à son tour dans la routine. La séparation, soudaine, est insoutenable de douleur pour M.A., qui ne s'en relève qu'avec une peine immense.
Quêtant désespérément une source de sens dans sa vie, elle se tourne vers le yoga, et vers d'autres activités encore, pour satisfaire un désir inassouvi sur lequel elle ne met pas de mot.
Elle vieillit paisiblement auprès de son époux, ses enfants, devenus adultes, s'éloignent à leur tour, la rendent grand-mère.
Le roman raconte en somme la vie d'une femme comme il en existe tant.

Mon avis

J'ai trouvé dans La condition pavillonnaire exactement tout ce que je redoutais : la peinture précise et sans concessions des vies ordinaires, des rêves prodigieux, des attentes déçues, des expédients mobilisés pour tromper l'amertume, de la résignation paisible lorsque le corps est las.

L'auteur procède avec une exactitude quasi scientifique à l'analyse de la trajectoire de M.A., qui n'a du reste rien d'inédit, ce qui confère sa puissance au récit : il n'est question ici de rien d'autre que du quotidien des "gens normaux", de ce que l'on peut légitimement attendre de meilleur de l'existence. Mais le roman parle aussi de la soif insatiable nourrie par ceux qui ont tous pour être heureux, et qui, confrontés à ce que la vie leur offre, se trouvent déçus parce que, sans s'expliquer pourquoi, ils attendaient davantage, et sont sincèrement surpris de découvrir "qu'il n'y a rien de plus".

L'adultère dont M.A. se rend coupable est ici décrit de sorte que l'on y voit une tentative désespérée digne d'Emma Bovary de se sentir vivre soudain, après des années d'anesthésie et d'engourdissement dans une existence de femme qui assume avant tout son rôle fonctionnel de mère et d'épouse.

Il se dégage de la lecture quelque chose d'infiniment triste, quand bien même on ne peut ignorer que le sort de M.A. est le sort des bienheureux dans notre monde actuel : tout est à disposition, le confort a rendu indolore la satisfaction des besoins primaires d'être humain, M.A. n'a eu à déplorer aucune insoutenable perte, ni la faim ni le froid ni la maladie rance, elle n'était certes pas issue d'un milieu d'opulence, mais a accédé aux biens de consommation, à la sécurité, à la propriété, sa situation s'est montrée plus douce que celle de ses parents, en somme, "elle a réussi sa vie", d'un certain point de vue.
Pourtant se pose toute la question du bonheur, insaisissable, qui échappe à M.A. comme il échappe à tant, en dépit de l'accumulation de ce qui forme, dans l'imaginaire collectif, les sources communément admises du bonheur : l'amour, la proximité d'une famille aimante et soudée, une bonne santé, quelques possessions, des activités pour s'occuper et s'ouvrir l'esprit.

La condition pavillonnaire présente l'immense mérite de réunir les conditions d'une prise de conscience pour le lecteur qui a sous les yeux la condition de l'homme moderne dans les sociétés développées, où il est de bon ton de courir après une situation sans prendre le temps - parce que le temps, dit-on, est précieux - de s'assurer que c'est bien cette situation que l'on souhaite pour soi, pour son propre accomplissement.

Une lecture utilement dérangeante...


Pour vous si...
  • Vous ne vous faites aucune illusion sur ce qui vous attend

Morceaux choisis

"C'est pourquoi tu écrivais "Courage, tu es le meilleur" sur le miroir de la salle de bains, pour qu'il trouve chez toi non seulement de l'amour, mais la ferveur d'une admiratrice ; puisque comme la plupart des hommes, François avait ce besoin enfantin, narcissique et vital de se voir dans les yeux de sa femme en deux fois plus grand qu'il ne l'était."

"Puisque c'était cela, fonder une famille ; devenir reine et esclave à la fois ; avoir constamment le souci des autres, adultes comme enfants, connaître leurs besoins, leurs horaires ; mettre son corps au service du bon fonctionnement de la machine familiale, pieuvre dévorante dans laquelle toute la personne M.A. s'était fait avaler, toute sa personne manipulée par les tentacules de la bête."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 24 mai 2016

Sfumato, Xavier Durringer

Encore une histoire de premier roman!
Je ne me lasse pas de découvrir l'univers d'un nouvel auteur, qu'il soit incroyablement jeune ou dans la fleur de l'âge, il est fascinant d'apprendre ce que chacun a à raconter.
Cette fois-ci, il s'agit de Sfumato, par un dramaturge et cinéaste, Xavier Durringer.


Le synopsis

Raphaël vient d'acheter un studio passage de la Main d'Or. Alors qu'il termine ses travaux, il découvre que l'isolement est tel qu'il entend les discussions de ses étranges voisins, deux originaux qui invitent dans leur modeste appartement tous les clochards du quartier et écoutent Johnny Haliday à toute heure du jour et de la nuit.
Ses journées se partagent entre les histoires d'amour rocambolesques de Simon, son meilleur ami, ses souvenirs de son ancienne maîtresse Madeleine, et ses rencontres avec Viktor, un homme énigmatique qui lui parle d'art et de mystères à percer. 

Mon avis

Sfumato a été une heureuse découverte!

A de nombreux égards, le style très actuel et oral combiné à des personnages hauts en couleur et anti-conformistes m'a fait penser au très bon Vernon Subutex de Virginie Despentes : même écriture efficace et directe, même univers alternatif, où l'on croise des figures aussi saillantes qu'insolites.

Il y a une fougue dans le récit, qui entremêle les épisodes du quotidien de Raphaël, alternant ceux issus du présent et d'autres du passé : les anecdotes participent du tableau global, lui donnent corps et vie. Des registres variés sont sollicités, allant du grotesque (la situation de Raphaël dans son nouvel appartement se révèle loufoque, digne d'un vaudeville, et la relation entre Simon et Sandy relève également d'un comique efficace) au conceptuel (les réflexions sur l'art, et de manière générale l'introduction du personnage de Viktor, permettent d'injecter une dimension inédite dans le récit, et de le rendre insolite du fait de ce mélange des genres).

Je suis restée un peu hermétique, il faut bien l'avouer, à cette deuxième partie du récit axée sur les recherches menées par Raphaël pour tenter de résoudre le mystère posé par Viktor, qui m'a moins intéressée que les tribulations ordinaires de Raphaël et de son entourage, sans doute moins nobles, mais cependant palpitantes, car il s'agit là de la "vraie vie" : l'auteur propose à travers Sfumato une peinture presque sociologique du milieu dans lequel évolue son protagoniste, et capte sur le vif des vérités quotidiennes, avec un sens poétique singulier et indéniable.

Sfumato est à mon sens un premier roman impressionnant, qui en dit long sur le talent de l'auteur, et donne envie de reconduire l'expérience au plus vite. En attendant de prochains ouvrages, je vous encourage donc chaleureusement à lire Sfumato, et à vous faire votre propre idée!


Pour vous si...
  • Vous avez aimé Vernon Subutex 
  • Les milieux alternatifs ne vous font pas peur

Morceaux choisis

"Et le vendredi soir, Valérie a tapé tous les textes que j'avais écrits à la main. J'avais écrit sur la rage, le besoin de se venger, de hurler que l'amour c'était de la merde et que c'était criminel. Et que mon héroïne était poudrée, cokée, rousse et cramée. J'avais dégueulé ma Madeleine."

"Bouts noirs s'appelait donc Agnès, le petit agneau était entouré de loups affamés dans vingt-cinq mètres carrés. J'ai pensé à Blanchette, la chèvre de Monsieur Seguin, qui me faisait pleurer quand j'étais petit. Je me suis endormi, fracassé par les vagues incessantes de leurs histoires sans queue ni tête."

"Et puis Viktor m'a invité à l'accompagner au Louvre. C'est là, en face de La Joconde, qu'il m'a parlé du sfumato, une technique qui permet d'obtenir des contours imprécis, une superposition de très fines pellicules de peinture qui donne un aspect brumeux dans les arrière-plans et fait ressortir le sujet car la lumière ne semble alors parvenir qu'au travers de ces différentes couches vaporeuses."

Note finale
4/5
(très bon)

lundi 23 mai 2016

Un été au Kansai, Romain Slocombe

Une autre acquisition BookOff, décidément, je suis accro!
Il est ici question du Japon à l'heur de la Seconde Guerre Mondiale (et oui, encore!).
Cependant, ce n'était pas tout à fait le récit que je m'étais imaginée, car il a la particularité d'adopter une forme épistolaire... (depuis ce bon vieux Choderlos, il n'y a pas eu pléthore de tentatives en ce sens, notez donc que c'est original)



Le synopsis

Le roman se présente comme un recueil des lettres écrites par Friedrich Kessler à sa sœur demeurée en Allemagne. Friedrich est un jeune diplomate de 24 ans, qui a rejoint l'ambassade du Reich à Tokyo. Il raconte son quotidien à sa sœur, ses relations avec ses pairs, avec les femmes, ses préoccupations en lien avec les avancées et les pertes de l'Allemagne qu'il suit de près. En 1945, alors que le conflit touche à sa fin, Friedrich séjourne toujours à Tokyo, tandis que la ville fait l'objet de bombardements mortels.

Mon avis

Un été au Kansai est un roman qui se lit facilement, et a le mérite d'interroger la position des Allemands sur la "politique" menée par le Führer et ses alliés, notamment à l'approche de l'issue du conflit.

Les lettres regorgent d'allusions au contexte géopolitique, aux offensives menées ça et là, et évoquent également le risque pour le narrateur d'exprimer librement ses opinions à sa sœur, du fait de la censure qui peut leur causer du tort à tous les deux.

Au-delà de ce cadre très singulier, Friedrich apparaît cependant comme un jeune homme curieux et intelligent, qui se questionne sur de nombreux sujets, cherche à être heureux, se laisse troubler par des préoccupations qui ne sont pas toutes capitales, et découvre avec appétence le pays dans lequel il se trouve.
Ses excursions au cœur du Japon de 1945 sont très évocatrices, et dressent un tableau bucolique d'un territoire qui semble par ailleurs tout entier tourné vers le combat, et l'obsession de l'emporter, quels que soient in fine les alliés et les ennemis (certains passages soulignent l'importance pour les Japonais rencontrés par Friedrich de gagner la guerre, sans considération autre que la victoire aille au Japon).

Il y a donc de la beauté dans les lettres écrites par Friedrich, subtilement entremêlée à des craintes concrètes, aux menaces qui peuvent prendre toutes les formes, tous les visages - une certaine paranoïa s'installe par exemple peu après l'arrestation de Sorge, diplomate accusé d'être un espion à la solde des communistes. L'atmosphère est par moments assez angoissante, le contexte ne s'évapore jamais vraiment, et l'on n'oublie pas quelles sont les années durant lesquelles Friedrich écrit.

Les dernières pages du roman sont quant à elles troublantes et terribles, et ont constitué pour moi le paroxysme du roman, son point névralgique, celui où se concentre une force inouïe à travers les mots interrompus, ceux qui ne sont pas écrits, car la dernière phrase demeure inachevée, laissant en suspens ce que l'on a déjà compris.

Une honnête et instructive lecture!


Pour vous si...
  • Un roman prenant pour protagoniste un diplomate allemand en pleine Seconde Guerre Mondiale aiguise votre curiosité
  • Explorer la mentalité nippone durant la période en question est susceptible de susciter votre intérêt

Morceaux choisis

"Il m'a posé une question intéressante : la culture se développe-t-elle sur la base des échanges entre les peuples, ou, au contraire, en s'efforçant de préserver sa propre spécificité?"

"Chère Lieselein,
Sanctuaires et temples sont aussi splendides que chez Morand ou John La Farge. Cryptomerias rougis par les flammes de l'automne, ruines éboulées lumineuses comme des lingots oubliés dans les cendres d'un volcan éteint. Gorges profondes, lacs paisibles et mystérieux, cascades bondissantes..." (Ah bravo Friedrich, écrire des choses aussi distinguées à sa sœur, c'est raffiné!!)

"Lorsqu'on réalise, comme l'a fait le Dr Banerjee, que l'on est dans le réel et que la réalité est Dieu, alors le ton même de sa propre vie change radicalement. C'est cette révolution subjective qui est le but de ma recherche. Je pars à la recherche de l'existence joyeuse."


Note finale
3/5
(cool)

vendredi 20 mai 2016

La compagnie des loups, Angela Carter

Que penseriez-vous de relire les contes de votre tendre enfance, et de poser dessus votre regard d'adulte? Nul doute que vous verriez d'un autre œil ces histoires merveilleuses aux allures innocentes... Je vous invite à les revisiter avec Angela Carter, qui dévoile dans une prose sensuelle et envoûtante leur véritable nature.



Le synopsis

Le roman compile plusieurs histoires courtes, dans lesquelles les contes traditionnels populaires sont revisités. Barbe Bleue y est un riche homme d'affaires, sa tendre et jeune épouse est une innocente demoiselle qui ne peut compter que sur sa mère, une aventurière coriace ; le petit Chaperon Rouge se déshabille devant le Loup et brûle ses habits devant lui dans une scène d'un érotisme étrange, la Bête est un lyon splendide et solitaire...

Mon avis

Quelle imagination!

Je ne suis guère favorable d'ordinaire à ce qu'un auteur revisite l'oeuvre d'un autre, mais il faut admettre  qu'Angela Carter s'en sort avec les honneurs.

L'érotisme affleurant dans chaque conte est ici révélé avec brio, les sens sont sollicités, et les peurs ancestrales qui agitent les petits enfants prennent corps ici sous des traits différents, car la plus exquise sensualité se conjugue avec elles, et les plaisirs charnels couvent derrière les interdits et les craintes.

Les contes se suivent et ont tous en commun cette atmosphère de volupté qui se décline à loisir et prend mille visages ; il y a matière à choisir celui que l'on préfère, tous ne se valent pas. Ils ne versent pas non plus dans la pornographie, il y a au contraire une approche très littéraire, qui se ressent au travers notamment de l'écriture agréable et lyrique, regorgeant d'images comme on peut aisément se le figurer.

Ce roman inhabituel et audacieux se lit avec enthousiasme, et distille tout au long de sa lecture son charme, sa magie.

A lire sans réserve, mais prenez garde à ne pas le confondre avec la version classique, ce roman-là n'est que pour les adultes...

Pour vous si...
  • Vous n'avez jamais vraiment digéré l'anxiété générée par Barbe Bleue et le grand méchant loup, et vous dites qu'il y a probablement quelque chose de psychanalytique derrière tout ça...
  • Vous avez d'ailleurs lu Psychanalyse des contes de fées, et êtes prêts à regarder la vérité en face

Morceaux choisis

"Ce long hurlement modulé possède, malgré toutes ses résonances effroyables, une certaine tristesse inhérente, elle suggère que les bêtes aimeraient se départir d'un peu de leur bestialité, si seulement elles savaient comment, et ne cessent de porter le deuil de leur propre condition. Il y a une vaste mélancolie dans les cantilènes des loups, une mélancolie infinie comme la forêt, interminable comme ces longues nuits d'hiver, et pourtant cette épouvantable tristesse, ce regret de leurs propres appétits irrémédiables sont à jamais incapables d'émouvoir notre coeur car rien en eux ne laisse entrevoir la possibilité de la rédemption ; la grâce ne pourrait venir au loup de son propre désespoir, seulement de quelque médiateur extérieur, de telle sorte que, parfois, la bête aura l'air d'accueillir sans déplaisir le couteau qui l'expédie."

"Demain, sa gouvernante inhumera ses os sous les roses.
C'est de leur nourriture que ses roses tirent leur riche couleur, leur parfum enivrant qui fleure lascivement les plaisirs interdits."


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 19 mai 2016

Tardigrade, Pierre Barrault

Une amie lectrice m'a parlé du premier roman de Pierre Barrault, publié par l'Arbre Vengeur, une maison bordelaise qui se hasarde peu dans l'édition de premiers romans. Tardigrade a cependant su la convaincre, ce qui fait naturellement naître la curiosité. 

L'autre point majeur, c'est qu'un tel titre vaut toutes les promesses du monde (NDLR : le tardigrade, ou ourson d'eau, est une espèce microscopique capable de survivre à des variations extrêmes de température, à l'absence de nourriture pendant des années, en bref à un environnement absolument hostile. La bestiole la plus résistante dont vous puissiez rêver. Je sais, c'est fascinant et merveilleux, un spasme d'excitation m'agite en écrivant ces mots).

J'étais donc en condition +++ pour découvrir ce récit attrayant.

Je me contenterai de souligner sobrement qu'un tardigrade a huit pattes.

Le synopsis

Où il est question de tardigrade, mais plus encore, de tout autre chose. 

Mon avis

Si le synopsis est bref, c'est que Tardigrade n'est pas de ces romans qui se résument, que l'on peut condenser en une ou quelques phrases, et cela parce qu'il est complètement hors normes.

N'attendez pas une intrigue, un incipit, un élément déclencheur, un développement, et un dénouement: vous ne trouverez rien de tout cela dans ce premier ouvrage.
Le récit voit se succéder des passages brefs, les réflexions journalières d'un mystérieux narrateur au travers des yeux duquel on redécouvre le monde, et l'on s'aperçoit qu'on le connaît bien mal.

Dans le quotidien de ce narrateur, on mange au déjeuner une tourterelle et son œuf, à moins qu'elle n'ait pas pondu, les amis tombent du balcon sans pouvoir s'en empêcher, mais si l'on ne regarde pas dehors, alors il n'y a pas de chute, les conducteurs de tramways complotent afin de rendre leurs passagers en retard, les hommes ont les cheveux verts, une trompe, une seule jambe et deux têtes, les gens que l'on regarde avec trop d'insistance voient leur visage se déformer graduellement, et les pandas sont alternativement noirs et blancs.

Tardigrade est un récit captivant : j'ai eu le sentiment que le narrateur explorait sa vie intérieure, la découvrait peuplée de mille curiosités, et décidait d'en dépeindre le contenu, captant sur le vif des bribes de vie.

Une approche originale, qui dénote parmi les romans actuels qui sont souvent peu audacieux et peu novateurs en la matière, mais qui a aussi, d'une certaine façon, les défauts de ses qualités : le narrateur est le seul personnage qui ait une consistance véritable, sa vision sur le monde est suffisamment riche pour alimenter le roman dans son intégralité, mais ce dernier m'a donné par moments aussi un sentiment d'enfermement, l'impression que tout tournait autour de cette singularité de vision, de ce narrateur auto-centré prisonnier d'une bulle étrange.

Ce livre court est un ovni de la littérature, un souffle qui donne des idées et de l'allant, qui promet une expérience de lecture inédite ; voilà qui est trop rare pour ne pas s'y intéresser.


Pour vous si...
  • Vous avez l'âme d'un aventurier, et vous pâmez de vous hasarder hors des sentiers battus
  • Un style décalé / absurde peut conquérir votre cœur blasé

Morceaux choisis

"Mon boulanger, quand je me plains parce qu'il me tend une branche morte que j'ai dit du pain, même rassis, mais du pain, si ce n'est pas trop demander, me répond que je n'y connais rien car je ne suis pas boulanger. Je suis donc bien forcé de lui faire confiance et de rentrer chez moi sans rouspéter, branche morte sous le bras."

"Comme nous nous apprêtons à traverser les voies du tramway, le mot "STOP" se met à clignoter en rouge au-dessus de ce qu'il faut bien appeler la silhouette du piéton, bras et jambes écartés, tel qu'on l'imagine. Je m'arrête net alors que mon ami, plus rétif, peut-être aussi moins impressionnable, émet un cri, puis s'élance, et se fait écraser, comme il fallait s'y attendre."

"Bien, je vais nager maintenant. Pas plus de cinq minutes, je ne veux pas être trop mouillé."

"Peut-être quelques mots sur le tardigrade?"


Note finale
3/5
(cool)

mercredi 18 mai 2016

Les promesses, Amanda Sthers

Une nouvelle merveille dénichée chez BookOff ; décidément, cet endroit est clairement ma caverne d'Ali Baba.
Les promesses me faisaient de l’œil depuis la parution en 2015. Il faut dire que je suis très très fan de Grasset. Une fois de plus, il s'agissait d'une bonne pioche.



Le synopsis
(attention spoilers)

Sandro est un homme d'impulsion et de plaisir.
Héritier d'une riche famille italienne, il est marqué très jeune par la mort brutale de son père, l'amour et l'espoir placés en lui par son grand-père et sa mère, l'amitié nouée avec Jacques et Louis, intacte à travers les ans, l'amour qu'il porte aux femmes et qui le lui rendent généreusement.
Il rencontre Bianca, elle lui donne deux enfants qui le déçoivent vivement. Lorsqu'il rencontre Laure, un lien singulier se tisse, une histoire à vivre qui promet d'être époustouflante. Mais Sandro est marié, et Laure s'apprête à l'être.
Ils se croiseront à plusieurs reprises, vivant par intermittences une romance empêchée.
Sandro épouse en secondes noces Gina, une jeune femme belle et vive, qui ne tarde pas à lui donner un autre fils.
Des années plus tard, Sandro apprend la mort foudroyante de Laure, frappée par un cancer. 

Mon avis

Il y a de très belles choses dans le roman d'Amanda Sthers, qui m'engagent à explorer davantage l'oeuvre de l'auteur.

L'écriture danse, elle ondule et porte le lecteur sans lui infliger la moindre aspérité, alors même que certains passages évoquent des vérités qui ne sont pas forcément bonnes à dires, de ces vérités qui troublent et divisent.

Le protagoniste, Sandro, ne m'a guère plu au demeurant pourtant : il est un séducteur, un homme pour qui tout semble facile, le drame de sa vie se noue à la mort de son père, mais la banalité qu'il prête à ses enfants et qui lui fait horreur, d'une certaine façon, ne l'épargne pas, bien qu'elle soit distincte : Sandro n'est pas homme à accomplir de grandes choses, il n'a guère d'ambition, il se laisse porter par la vie, attirer par ce qui brille, par une certaine idée du luxe, une certaine idée de l'excès, par les couleurs et le mouvement.

Les femmes dont il s'entoure reflètent sans doute pour partie la béance qui l'accable, et qu'il voudrait dissimuler en les multipliant, en attirant les projecteurs sur ses compagnes incarnant le succès, l'élégance, la jeunesse, la vivacité. Mais, par moments, l'illusion se dissipe, il ne leur voit plus que les défauts qui lui convenaient un instant plus tôt.

D'une certaine façon, Sandro semble être un homme qui papillonne, qui se lance à la poursuite de sa vie, qui la manque, condamné à être un éternel insatisfait tristement égoïste, qui fait le malheur de son entourage, en a conscience, et s'en moque éperdument.

Il n'est pas véritablement un homme digne, ses yeux se dévoilent à mesure que les années s'amoncellent, la vie et l'expérience lui apportent des enseignements qui rendent mélancolique, c'est là toute la richesse du récit.

Les promesses est un roman réussi, qui évoque sous un angle intéressant ces choses importantes de la vie, simples et pourtant parfois cruellement insaisissables.


Pour vous si...
  • Vous aimez les récits parsemés de réflexions qui font écho à votre propre vie, à vos propres questionnements
Morceaux choisis

"Alors, je me rendrai à ses obsèques, sans y être attendu. [...] Des mots parleront d'elle, mais je ne la reconnaîtrai pas. Je tenterai de trouver une sépulture pour l'amour qu'il me reste, et dont je ne sais que faire. Qu'il s'envole dans les chants du prêtre, dans les cœurs des autres.
Il me faudra une vie pour comprendre qu'elle en était la femme."

"Je me regarde marié, père. Et je ne sais plus comment j'en suis arrivé là. Tout est passé en un instant. Dans le tamis de mes souvenirs, les fondations de ma vie d'homme ont coulé comme du sable."

"La violette, c'est comme une femme sauvage. On ne peut pas l'apprivoiser. Quand on l'a sentie une fois, son odeur met longtemps à nous être autorisée à nouveau, elle a pour particularité d'endormir les nerfs olfactifs. Plus tu as la joie de respirer son odeur moins tu sentiras après. Ses feuilles arrondies forment des coeurs. C'est la fleur des bonbons qu'on offre quand on est amoureux. Sens!"


Note finale
3/5
(cool)

mardi 17 mai 2016

Flora, Gail Godwin

Je vous parle aujourd'hui d'un étrange bouquin, choisi par hasard à la bibliothèque, mon côté riscophile comme j'ai sans doute déjà eu l'occasion de le dire. 
Gail Godwin n'est pas un nom qui m'était familier, la couverture ne m'intriguait pas particulièrement, c'est le synopsis de la quatrième de couverture qui a fait pencher la balance. 
Voici donc un roman pour les lecteurs qui ne craignent pas les situations de huis clos légèrement anxiogènes. 



Le synopsis

Helen a dix ans, et passe l'été en compagnie de Flora, la cousine de sa mère défunte. La grand-mère d'Helen, Nonie, est morte quelques semaines plus tôt, et son père est absent, travaillant sur une mission mystérieuse.
Flora est une petite fille spéciale, raisonnant comme une grande personne, dotée d'une imagination effrénée, se montre peu compréhensive face à la naïveté et à l'émotivité de la douce Flora, qui est pourtant son aînée.
Les jours défilent et l'ennui s'installe dans la demeure où se côtoient les fantômes des êtres aimés, dans une atmosphère étouffante. 

Mon avis

Flora est un roman qui m'a habilement surprise.

Il faut dire que l'intrigue met quelque temps à se mettre en place, et la relation entre Flora et Helen, ambiguë, se précise lentement.

Le sel réside principalement, à mon sens, dans le fait que la personnalité de chacune se révèle peu à peu, et s'avère être singulière.
Flora, bien entendu, est plus abordable, plus lisible : elle est une jeune fille tendre et bienveillante, qui manque d'assurance, tandis que Helen est faite d'une étoffe toute autre.

Le plus frappant à la lecture est sans doute la gravité de son ton, qui n'a rien de celui que l'on imaginerait pour une fillette de dix ans : Helen est si adulte qu'elle en est effrayante, on appréhende en cela l'effet qu'elle peut faire sur les autres, l'isolement qui peut en découler, et son intransigeance aussi. Elle pose sur le monde un regard acéré, elle peuple son environnement de figures errantes, issues du passé et de son imagination, et considère avec un certain mépris la simplicité de Flora, à laquelle elle ne trouve aucun attrait. C'est cette indisposition de Helen à l'égard de Flora qui alimente la complexité de leur lien, et la pesanteur que l'on ressent dans leur quotidien, dans l'atmosphère ambiante.

Ainsi, à certains égards, Helen m'a fait penser au personnage de Briony dans le roman de Ian McEwan, Expiation, ainsi qu'à la Cécile de Sagan dans Bonjour Tristesse. Le roman est certes moins grandiose que ces deux chefs d'oeuvre, mais n'en est pas moins dérangeant et insidieux, dans la façon dont il imprègne l'esprit.

Certains passages présentent sans doute des longueurs, mais il est intéressant de relever par exemple les échos entre les lettres de Nonie que Helen lit clandestinement, et certains épisodes de son quotidien, annonciateurs de la tragédie à venir.

L'issue est brutale, et donne de l'impact au roman, qui s'était montré jusque-là déroutant.
Elle laisse un arrière-goût amer, si bien que l'on forme la résolution de se méfier dorénavant des enfants trop précoces.


Pour vous si...
  • Vous avez une envie de huis clos au cœur de l'Amérique

Morceaux choisis

"Certains événements sont irrémédiables, en revanche, on peut sans doute éprouver un remords constructif qui transforme des actes déplorables en une expérience utile à la vie."

"Un jour, à l'âge de cinq ans, alors que j'avais fait une sieste dans l'après-midi, je découvris qu'il s'était passé des choses pendant mon sommeil."


Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 16 mai 2016

Soeurs de miséricorde, Colombe Schneck

J'avais lu beaucoup de bien du dernier roman de Colombe Schneck, lors de sa parution l'an passé, si bien que lorsqu'il a inopinément atterri entre mes mains lors de ma dernière excursion chez BookOff, je me suis trouvée ravie.

Attention, voici un roman qui n'est pas franchement rigolo.



Le synopsis 
(attention spoilers)

Azul a grandi en Bolivie, élevée par sa mère avec ses huit frères et sœurs, tandis que son père, infatigable coureur de jupons, est mort après une frasque de trop.
Grâce au sacrifice de ses aînés, elle peut aller à l'école, étudier, apprendre à lire, tout en travaillant durant son temps libre pour subsister.
Elle épouse Juan et lui donne un fils, mais Juan n'est pas l'homme solide dont a besoin Azul, si bien qu'elle le quitte. Plus tard, elle rencontre Moise, ils ont ensemble une fille. Alors que le contexte économique est morose, Azul décide de se rendre en Europe, en Italie, comme d'autres jeunes femmes l'ont fait avant elle, pour travailler et ramener après une année jusqu'à 5 000 euros, de quoi acheter une terre, un commerce, les bases d'une vie prospère.
Après deux ans en tant que femme de ménage durant lesquels elle travaille sans relâche loin des siens, elle rentre au pays, mais son pécule suffit tout juste à éponger les dettes de Moise, si bien qu'elle doit repartir après six mois, en France cette fois, où elle fait la rencontre de Madame Isabelle, une bourgeoise effacée, oisive et pétrie d'ennui. Au contact d'Azul, Madame Isabelle va cependant être revigorée, et trouver des moyens de se rendre utile et vivante.

Mon avis

Le roman de Colombe Schneck est une véritable pépite!

Dès les premières pages, l'immersion est complète et implacable : on se retrouve au cœur de la Bolivie et de ses mœurs, et l'on fait l'expérience inédite de ce mélange explosif de frivolité et de rudesse, des conditions de vie, les rêves amoindris des enfants qui espèrent s'extraire de la pauvreté, par le travail, ou grâce à un heureux mariage.
Mais les hommes sont joueurs et légers, ils s'amusent et refusent d'épouser les femmes ; ainsi Ximena, la mère d'Azul, qui a donné neuf enfants à un homme qui s'est toujours comporté comme un Casanova sans lui accorder le mariage, et par là, la dignité et la bienséance que toute femme convoite.
Les femmes sont travailleuses, dévouées, entières, dans une société que l'on pourrait, somme toute, qualifier de sensiblement machiste.

L'auteur nous raconte par le détail le quotidien de la famille d'Azul, les différents travaux auxquels se consacre Azul pour pouvoir poursuivre ses études, la façon dont sa sœur Natalia lui permet d'accéder à cet immense privilège.

On partage bientôt la vision d'Azul, et l'on comprend aussi l'incompréhension dont elle est frappée, confrontée aux femmes européennes qui ne trouvent pas goût à leur quotidien luxueux, qui ne savent pas voir les belles choses de la vie, et s'enlisent dans leur malheur.

Le récit a le mérite de procurer un sentiment de réalisme qui lui confère une force inouïe : il n'y a pas de trêve pour Azul, et si elle parvient à construire, le monde change autour d'elle, ses enfants à son retour ne la reconnaissent plus, son époux a creusé ses dettes, la Bolivie change aussi et devient une terre de promesses, où l'on prend des risques, où l'on implante de nouveaux commerces, on importe des idées d'Amérique, où l'on échoue, mais où certains parviennent néanmoins à prospérer, où il fait bon vivre, là où les siens demeurent.

Il est intéressant en outre de constater la place qu'occupe la spiritualité dans la vie d'Azul, qui se réfugie toujours auprès des sœurs en Italie et en France lorsque le sort lui est défavorable, et qui lui viennent en aide à leur manière.

Pour couronner le tout, le style est délicat et touchant, l'émotion étreint à la lecture, et cultive l'humilité.

A ne pas manquer!


Pour vous si...
  • Vous êtes curieux de lire un roman qui prenne la Bolivie pour théâtre, curieux des mœurs locales, et des changements opérés durant plusieurs années dans ce pays

Morceaux choisis

"Avant d'être cette femme coincée dans le RER D puis C, glacée sur un banc de la gare de Juvisy, Azul est au début des années soixante-dix cette petite fille capable de sauter dans le Rio Chico sans être emportée."

"Pour Rita, la vie reste une stratégie, avec des vides à combler, des virages à prendre, des marches à monter, pour elle la vie est logique, avec un début, un milieu et une fin.
Azul n'est pas d'accord. Elle a commencé sa vie dans un paradis qui n'existe plus, elle espère en retrouver un autre un jour. Elle n'a aucune certitude, juste quelques désirs.
En 1975, 1976, 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982, Azul n'a toujours pas le temps d'aller passer un après-midi aux cabanes du Rio Pirai et de tomber amoureuse d'un garçon.
Elle travaille."

Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 13 mai 2016

Autopsie d'un père, Pascale Kramer

Une impulsion, et voilà Autopsie d'un père arrivé dans mon cabas!
Il faut dire que le titre est alléchant, et donne envie de se plonger dans la dissection humaine.
Yummy!!



Le synopsis

Ania entretient une relation complexe avec son père Gabriel, qu'elle a peu vu au cours des dernières années. Lorsqu'elle apprend son suicide, elle découvre qu'il venait d'être éclaboussé par un scandale médiatique, après avoir pris la défense de deux jeunes Français ayant exécuté brutalement un Comorien sans papiers.
Alors qu'Ania retourne dans le village où Gabriel doit être enterré, et où ses détracteurs l'ont poursuivi, elle observe, mesure la distance qu'elle avait créée entre son père et elle, essaie de comprendre quel homme il était devenu, et qui lui semblerait presque étranger. 

Mon avis

Je dois dire que ce roman m'a laissé un arrière-goût amer.

Le topo est de nature relativement polémique, si bien que l'on s'interroge immédiatement sur l'intention de l'auteur.
Le motif qui a causé le lynchage médiatique de Gabriel s'apparente à l'un des trop nombreux faits divers actuels dont le Français moyen est martelé grâce à la presse, et dresse un tableau méphitique du climat social dans lequel se place l'intrigue.

Le personnage d'Ania m'a paru insaisissable, trop peu d'éléments sont révélés quant à l'éloignement qu'elle a provoqué entre son père et elle, et les personnages secondaires, Théo et Novak, semblent se retrouver là pour apporter une densité à l'histoire, une consistance à Ania, qui n'en a guère par ailleurs.

L'embryon de relation initiée entre Ania et Clara donne un élan et de la complexité, il s'agit pour moi de l'un des éléments forts du récit : d'une part, la fille distante qui a visiblement - du moins peut-on l'imaginer - ses raisons de s'être détournée de son père, et se retrouve au cœur de l'esclandre engagé par son père alors qu'elle en ignorait tout de son vivant, et d'autre part, la femme qui a connu les regrets du vieil homme, et a partagé avec lui ses remords, son chagrin, ses dernières illusions.
Alors que les deux femmes s'apprivoisent, le nœud de l'intrigue est laissé de côté, mais réapparaît dès lors que l'enterrement point, évoqué à travers le vandalisme dont la tombe de Gabriel fait l'objet alors qu'il est à peine porté en terre.

La chute, inattendue, m'a laissée perplexe, et j'ai encore du mal à comprendre quels messages l'auteur a souhaité véhiculer au moyen de ce roman.

Un sentiment de malaise ne me quitte pas depuis que je l'ai refermé ; difficile de savoir à ce stade si cela vient de l'excellence de l'ouvrage, ou d'un aboutissement trop frêle.

Parfois, il faut du temps pour savoir ce que l'on a vraiment pensé d'un livre.

Pour vous si...
  • Vous ne vous laissez pas déstabiliser par un roman qui ne délivre pas ses enseignements au premier abord

Morceaux choisis

"Avant de raccrocher, il ajouta encore qu'il avait cru voir un type se jeter sur les voies, un ouvrier ou un cheminot, un homme d'un monde de laveur qui avait été celui de ses parents, un monde révolu, discrédité, dont la nostalgie ne serait jamais acceptable ni supportable."

"Une infinie nostalgie de tout ce qui avait été gâché de son enfance commençait à peser sur son corps comme une pierre."


Note finale
2/5
(étrange)

jeudi 12 mai 2016

Golda Meir, une vie pour Israël

Et voici le deuxième livre de mai proposé par la Bibliothèque Orange : cette fois-ci, il s'agissait d'une biographie d'un personnage historique dont j'étais peu familière, Golda Meir. Ce qui m'a évité de partir embarrassée du moindre a priori, ce qui n'est pas plus mal!


Le synopsis

Le livre retrace le parcours de Golda Meir, née à Kiev, immigrée avec sa famille aux Etats-Unis puis en Palestine, où elle s'installe avec son époux dans un kibboutz. De retour à Tel Aviv, elle prend des fonctions au sein de la Histadrout, ce qui favorise son ascension politique et son rapprochement avec notamment Ben Gourion. Elle signe avec lui la déclaration d'indépendance d'Israël en 1948, et n'aura de cesse de se battre pour la cause du sionisme, devenant tour à tour ambassadrice en Russie, ministre du travail, ministre des affaires étrangères, et enfin, premier ministre, alors qu'elle a plus de 70 ans. Elle sera notamment confrontée à la guerre de Kippour en 1973.

Mon avis

La biographie de Golda Meir m'a paru constituer un très bon moyen d'appréhender l'histoire d'Israël, et une partie des enjeux toujours très actuels du conflit israélo-arabe.


La première chose que je retiens, c'est qu'il y a plein de kibboutz, en Israël. Visiblement, le confort est tout relatif (surtout dans les années 1930/40, période à laquelle Golda y a vécu, et qu'elle décrit comme la meilleure de sa vie - pas comme son cher époux qui ne s'y faisait guère, et a saisi la première occasion pour rapatrier la petite famille à Tel-Aviv).


Le seconde, c'est les vies multiples dont peut se targuer Golda (si elle était toujours vivante). Déjà, à l'encontre de toute idée préconçue (dont je m'accable moi-même), il faut dire que Golda était du genre charnel, et profitait de certaines belles choses de la vie (loin de moi l'idée de la blâmer pour ça!). Par ailleurs, son parcours est absolument fascinant : après une enfance aux Etats-Unis, elle immigre donc en Israël avec son jeune époux, ils tentent l'expérience pas concluante pour tout le monde du kibboutz, se retrouvent à Tel Aviv où elle dépérit à passer ses journées enfermée à s'occuper de son bébé, puis, l'ascension politique s'amorce peu à peu, elle prend des fonctions au sein de la Histadrout. Dès lors, la machine est en marche, elle sera militante et engagée jusqu'à sa mort.


Il est passionnant de comprendre les relations que Golda entretenait avec Ben Gourion et d'autres figures majeures de la scène politique israëlienne, sa contribution à la constitution de l'Etat d'Israël comme Etat indépendant, et sa parcipation active à trouver des fonds pour assurer la sécurité de son peuple, qui est restée l'une de ses grandes préoccupations tout au long de sa vie. De la même façon, les relations avec les Etats-Unis, évoquées par moments, sont un sujet à part entière permettant d'éclairer pour partie le déséquilibre instable qui a favorisé le maintien d'Israël.


Lorsqu'elle accède à la fonction de Premier Ministre, elle est déjà une vieille dame, mais fait face à la crise de 1973 avec une fermeté surprenante.
Désavouée par certains de ses confrères, Golda Meir s'est instituée en figure de rassemblement et dépositaire de la confiance populaire, incarnant dans les années 1970 un passé de labeur et une foi inébranlable dans le bien-fondé de l'émergence de cette nation enclavée dans une région qui lui a toujours été hostile (je parle des voisins d'Israël), hoslité à laquelle elle n'a pas manqué de répondre (attention on ne démarre pas le jeu de l'oeuf et la poule).


Quoi que l'on pense de la situation actuelle, il est instructif de se plonger dans la vie de Golda Meir pour percevoir l'essence d'Israël, certaines des motivations profondes qui ont sous-tendu son émergence et son développement, et pour faire connaissance avec cette dame de conviction.






Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à la géopolitique du Moyen-Orient, et notamment au conflit israélo-palestinien
  • Ou alors, vous vous intéressez aux kibboutz

Morceaux choisis

"Golda n'admettra jamais que les Arabes de Palestine puissent aspirer à une nation au même titre que les Juifs partout pourchassés et contraints à l'exil. Mais elle a déjà la certitude que les Arabes n'accepteront jamais un Etat juif indépendant en Palestine, quelle que soit sa taille."

"Si la sécurité d'Israël demeure son obsession, sa préoccupation première, alors que Nasser vient de déclencher "la guerre d'usure" pour affaiblir partout où cela est possible le potentiel israélien, et que s'affirme avec une nouvelle violence l'identité palestinienne dans les territoires sous contrôle, ce n'est pas là sa seule inquiétude. Après deux décennies, Israël n'est pas le paradis socialiste dont Golda rêvait.
[...]
Golda arrive au pouvoir à un moment où la société israélienne est en complète mutation : la construction bat son plein, la haute technologie prolifère, l'économie est en plein essor."

"La femme politique qu'est devenue Golda s'est construite dans un environnement où l'esprit pionnier, l'intérêt du collectif sont les valeurs de base. Ainsi refuse-t-elle l'individualisme, l'aspiration qu'exprime alors une grande partie de la société à plus de libertés civiles et religieuses, s'aliénant peu à peu les plus libéraux."

Note finale
3/5
(cool)

mercredi 11 mai 2016

La route étroite vers le nord lointain, Richard Flanagan

Voici l'un des romans plébiscités lors de la parution en janvier de sa version française. L'auteur, Richard Flanagan, est australien, et pas de n'importe où : de Tasmanie. Je crois donc que c'est le premier auteur de ce coin que je lis (je ne suis pas sûre qu'il y en ait beaucoup d'autres, mais ce n'est là que présomption de ma part, la Tasmanie regorge peut-être d'écrivains talentueux depuis la nuit des temps). Je vous embarque donc de l'autre côté du globe. 



Le synopsis

Durant la Deuxième Guerre Mondiale, Dorrigo Evans, officier médecin originaire de Tasmanie, se retrouve, ainsi que son bataillon, dans un camp japonais, où tous les hommes s'échinent à la construction d'une ligne de chemin de fer traversant la jungle, sous peine d'être exécutés sans sommation.
Dorrigo traverse ces temps effroyables grâce à l'amour qu'il porte à Amy, jeune épouse de son oncle Keith, avec laquelle il a vécu, avant sa mobilisation, une passion fiévreuse et interdite, tandis que les hommes tombent autour de lui dans des conditions atroces.


Mon avis

La lecture du roman de Richard Flanagan m'a sérieusement ébranlée, et c'est la raison pour laquelle cet article se soldera par une vive recommandation de le découvrir au plus vite.


Il y a quelque chose qui accroche dans l'écriture, une tournure des phrases qui pénètre l'esprit et imprègne la mémoire, des abstractions qui auraient vocation à délivrer une vérité. Certaines sont simples pourtant, et parfois, on trouverait des passages presque lyriques, notamment pour relater la romance très charnelle entre Amy et Dorrigo.


On pourrait dire, en réalité, que l'auteur se délecte des mots qu'il emploie, et ne se brime pas, on devine une appétence qui se traduit par moult détails tant dans l'histoire d'amour que dans la description du quotidien du camp, dans les sévices auxquels sont soumis les soldats en particulier.


Le tragique côtoie le rire, des situations terribles succèdent à d'autres plus légères, renforçant le sentiment de réalisme et de plénitude du roman. Cette partie, consacrée aux années passées dans le camp japonais, est terrassante, et n'est pas sans évoquer bien sûr les récits que l'on trouve sur les camps nazis, ou d'autres encore, avec ce que cela suppose de macabre, de cruel.
Le sort de Jack ou de Gardimer fait frémir d'effroi, et il est intéressant que l'auteur ne cherche pas à nous ménager une fin heureuse, quoi qu'il advienne.


Ainsi, de la dernière partie se dégagent des sentiments mêlés de maturité, de résignation, de pesanteur. On voudrait croire encore à l'amour fou qui a maintenu Dorrigo debout, on se refuse à imaginer qu'Amy pourrait ne plus être, ou à défaut ne plus l'attendre.


L'issue est à la fois juste et navrante, on se prend à penser, en dépit des multiples possibles que l'on entrevoyait d'abord, qu'il ne pouvait en être autrement.


N'est-ce pas là la preuve d'un talent rare?




Pour vous si...
  • Vous avez le coeur accroché (certains passages sont peu ragoûtants)
  • Vous trouvez qu'on ne parle pas assez de la Tasmanie (sérieusement, la dernière fois que j'en ai entendu parler, c'était dans les Looney Tunes, et c'était peu flatteur)

Morceaux choisis

"Regardant son frère, Dorrigo Evans s'était demandé ce qui pouvait faire pleurer un homme. Plus tard, les pleurs devinrent une mode et les émotions un théâtre où les acteurs ne savaient plus qui ils étaient dès qu'ils quittaient la scène. Dorrigo Evans vivrait assez longtemps pour assister à ces changements. Et il se souviendrait de l'époque où les gens avaient honte de pleurer. Peur de la fragilité que trahissaient les larmes. Peur des ennuis qu'elles causaient. Ils vivrait assez longtemps pour voir des individus recevoir des félicitations qu'ils ne méritaient pas, simplement parce que la vérité aurait pu froisser leurs sentiments."

"Dorrigo Evans vit cinquante ans défiler dans un halètement asthmatique d'installation frigorifique."

"Il resta au milieu de la passerelle avec les gens qui se déversaient de part et d'autre - comme s'il n'était qu'un obstacle sur la voirie, une borne, une poubelle, un cadavre-, et il pensa à la femme de Loth, dont l'histoire était un mensonge. C'est lorsqu'on ne se retourne pas pour regarder derrière soi que l'on devient une colonne de sel."


Note finale
4/5
(excellent)