vendredi 28 avril 2017

Outre-Mère, Dominique Costermans

La valse des premiers romans se poursuit!
Cette semaine, je vous parle d'un roman, ô surprise, qui se penche sur le passé d'une famille française...


Libres pensées...

Voilà un roman qui ne marquera pas mes annales.
Il faut dire que cela doit faire une semaine que je l'ai refermé, accompagnée d'un sentiment mitigé, et que j'ai l'impression aujourd'hui de ne pas en avoir le moindre souvenir...
Je vais toutefois tâcher de me ressaisir, pour vous donner un avis un tant soit peu construit concernant ce premier roman.

Encore, un roman qui exhume la généalogie d'une famille particulière.
Encore, un personnage dont les agissements remontent à la Seconde Guerre Mondiale.
Encore, un livre dont on peut se demander s'il a véritablement vocation à dépasser le cercle familial concerné par l'histoire en question.

Il faut dire que la lecture récente de L'administrateur provisoire renforce le sentiment que le thème est dans l'air du temps, et qu'il suit un effet de mode.

Il y a néanmoins un intérêt au roman de Dominique Costermans : le personnage de Charles Morgenstern, grand-père de la narratrice, est un personnage abjecte, difficile à cerner, que l'on ne peut vraiment appréhender que par ses actes parfois insoutenables, et ce en dépit de la volonté de la narratrice de tâcher de l'approcher avec toute la bienveillance dont elle est capable, et ce en dépit de ce qu'ont pu lui en dire ceux qui l'ont côtoyé.

L'homme, précisons-le, n'a rien pour encourager la sympathie : noceur, trompeur, égoïste, lâche, il abandonne ses compagnes pour les remplacer par de nouvelles dans le contexte de la Guerre de 39-45, et s'est même impliqué dans le mouvement fasciste alors qu'il était Juif lui-même.

La relation entre la narratrice et sa mère se dessine peu à peu, la première se rapprochant de la deuxième à travers l'histoire de ce grand-père qu'elle n'a jamais connu, et qui porte en lui tant de contradictions et de motifs d'antipathie.

Outre-mère séduira les amateurs de la période historique, de l'exercice de recherche occasionné par l'écriture du roman, des réflexions autour de l'identité et de l'ascendance.
Il est assez comparable aux romans déjà évoqués sur ce blog ayant une ambition similaire, honnête donc, mais, pour ma part, peut-être pas aussi mémorable qu'espéré.


Pour vous si...
  • Vous êtes amateur des personnages d'anti-héros dans la littérature (voire de véritables raclures)

Morceaux choisis

"Je l'écris pour Hélène. Je l'écris contre son gré.
J'écris aussi cette histoire pour mes enfants. Je l'écris pour mettre à plat, comprendre, reconstituer, mettre de l'ordre. Pour transmettre." (oui, donc il n'était pas nécessaire de le partager avec le reste du monde)

"La frontière est parfois mince entre ce qui fait qu'un homme devient un héros ou un traître. Combien se sont retrouvés du côté des bons ou des méchants juste parce qu'ils avaient fait un choix d'opportunité qui, en fin de compte, leur a ouvert un destin?"


Note finale
2/5

jeudi 27 avril 2017

Ne parle pas aux inconnus, Sandra Reinflet

De nouveau, une première fois, qui raconte les états d'âme adolescents.


Libres pensées...

Camille vient d'avoir son bac, et Eva, dont elle est amoureuse, a disparu sans donner de nouvelle. Souffrant de son absence et de son silence, et étouffée par des parents protecteurs, elle décide de partir à sa recherche, jusqu'en Pologne, dont Eva est originaire. Elle quitte son foyer un matin, gagne l'Allemagne en faisant du stop, et débute un périple qui ressemble fort à une aventure initiatique.
Tout au long des semaines que durera son voyage, elle aura l'occasion de se confronter à l'altérité, de réfléchir à son identité et à ses sentiments, de grandir.

Ecriture sensible que celle de Sandra Reinflet, qui nous fait vivre les tribulations d'une jeune fille à la recherche d'elle-même, et en proie aux affres de l'amour. On se laisse bercer par les expériences de Camille, qui l'enrichissent et lui apportent un regard différent sur son entourage et sur sa propre vie.

Néanmoins, un rebondissement concernant la famille de Camille, intervenant sur la dernière partie du roman, m'a semblé "fabriqué" et peu authentique, contribuant à mon sens à éparpiller l'intrigue et à la dissoudre. L'effet recherché est évident (le rapprochement entre Camille et sa mère, la compréhension soudaine de l'une par l'autre à mesure que Camille découvre, ô surprise, qu'elle ne sait pas tout de la vie de sa mère...), cousu de fil blanc, si bien que mon intérêt s'est dilué avant la fin.

Ainsi, la structure et l'histoire m'ont déçue, évoquant un montage trop visible et trop volontairement "pathétique", cherchant à provoquer des émotions artificielles. Dommage, car la première partie du roman, au-delà des longues lamentations de Camille, était prometteuse...

Pour vous si...
  • Vous raffolez des secrets de famille, même s'ils sont maladroitement amenés

Morceaux choisis

"Je ne sais pas pourquoi le malheur lui fait peur. Ca fait un bail u'elle le porte en bandoulière, elle devrait s'y être habituée à force."

"Y a pas à dire, chez nous, ça sent la classe. La classe moyenne. C'est pour ça que je ne t'ai jamais invitée. Pas une question de thune, rien à voir. Je sais que tes parents ne roulent pas sur l'or non plus. C'est plus qu'ici on a baissé les bras. On n'invente pas. On ne rêve pas. On se résigne aux quenelles, aux odeurs, au moins beau, au moins pire.
Je ne voulais pas que tu voies ça."

"L'homme doit avoir vingt ans max, et il faut graver sur sa peau le prénom de sa copine du moment, sûr que l'histoire durera toujours. Personne ne lui a expliqué qu'il se fourre le doigt dans l’œil. Que l'amour, ça fout le camp, au Portugal ou ailleurs. Que ça se remplace. Et que, comme on a besoin de notre dose, on transpose."


Note finale
2/5

mercredi 26 avril 2017

Comme par magie, Elizabeth Gilbert

Je crois deviner ce que vous vous dites : un roman dont la couverture rappelle férocement la Color Run, est-ce vraiment bon signe? S'expose-t-on là aussi à se faire recouvrir la tronche de résidus de peinture multicolores, et à étouffer sur la voie publique sous les rires et l'hystérie d'autres coureurs/lecteurs naïfs? Je me suis donc attelée à Comme par magie avec toutes les réserves d'usage. 


Osez me dire que ça ne ressemble pas à ça : 

Libres pensées...

Je suis en général assez dubitative à l'égard des ouvrages de développement personnel.
Pur snobisme de ma part, direz-vous?
Vous n'avez pas complètement tort, néanmoins, pour ma défense, il faut souligner que certains s'en mettent plein les fouilles en publiant des livres qui puent le piège et les vérités générales : je pense bien sûr à l'ami Laurent Gounelle, mais aussi à des livres comme Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une et autres joyeusetés.

Petite défiance, donc, en abordant Comme par magie!
Et pourtant, rapidement, l'auteur a désamorcé mes craintes : dans un style pédagogue et fluide, elle raconte des histoires, les siennes, qui nous la rendent familière et sympathique.

Quels enseignements retire-t-on de la lecture de cet essai?
Car, oui, l'auteur partage avec nous le fruit de son expérience personnelle, les théories élaborées sur le sujet de la créativité, si bien que la lecture mêle les anecdotes à des leçons/suggestions parfois très originales.

Avant toute chose, Lizzie souligne l'importance de la créativité dans nos vies, quand bien même cette dernière serait exercée sans poursuivre un but particulier, à l'instar de son amie pratiquant le patinage artistique sans autre visée que le plaisir et l'équilibre que cela lui procure. 

Elle réfléchit également au rôle de la peur, qu'elle nous enjoint à désamorcer et à surpasser pour nous consacrer à notre créativité, et au rôle de cette dernière, soulignant la dimension non utilitaire de l'art, et ce qu'il y a de capital à ne pas s'attendre à en vivre, à ne pas l'exercer dans ce but. 

Néanmoins, la théorie majeure de l'essai est celle de la mobilité des idées, assimilées à une forme d'énergie qui se diffuse et interagit avec son environnement, ce qui est à l'origine de la dimension quasiment magique que l'on prête à la créativité. Je vous invite à lire l'extrait reporté plus bas, détaillant la théorie en question. Il y a quelque chose de farfelu, de fantasque dans l'approche d'Elizabeth Gilbert, et par là même de tout à fait vivifiant.

Sans oublier le regard porté sur l'artiste roublard, qui se fait plaisir là où d'autres n'exercent leur art que dans la souffrance la plus extrême, et sur la part du hasard, rappelant le rôle qui lui est le sien dans le succès d'un livre, diminuant ainsi celui du talent de l'artiste, qui peut ne pas être en cause dans un succès ou un échec. Cette proposition a le mérite d'être déculpabilisante pour les artistes en mal de reconnaissance, et de relativiser l'importance de l'accueil qui est fait à une oeuvre, qui, lorsqu'il est négatif, peut avoir un impact regrettable sur la créativité de son auteur.

De jolies choses, donc, dans l'essai d'Elizabeth Gilbert, qui donne surtout envie de se lancer soi-même dans une réalisation artistique sans se soucier de ce que pourront bien en penser les autres.


Pour vous si...
  • Vous manquez de confiance dans vos dispositions artistiques

Morceaux choisis

"Si votre but dans la vie est de devenir intrépide, je crois que vous avez déjà pris le mauvais chemin, car les seuls individus vraiment sans peur que j'ai connus étaient des sociopathes purs et durs et quelques gosses de trois ans exceptionnellement téméraires - et ce ne sont de bons exemples pour personne."

"Notre planète est habitée non seulement par des êtres humains, des animaux, plantes, bactéries et virus, mais également par des idées. Les idées sont une forme de vie désincarnée, composée d'énergie. Elles sont totalement distinctes de nous, mais capables d'interagir avec nous - bien que d'une manière étrange. Les idées n'ont pas de forme matérielle, mais elles ont une conscience et il est certain qu'elles possèdent une volonté. Les idées sont mues par une unique pulsion : se révéler. Et le seul moyen pour une idée de se révéler dans notre monde, c'est de collaborer avec un être humain. C'est seulement par le biais de l'effort humain qu'une idée peut être extraite de l'éther intangible pour apparaître dans le réel.
Par conséquent, les idées sont éternellement en train de tournoyer autour de nous en quête de partenaires humains disponibles et consentants."

"Avant d'oublier, une autre chose encore : personne ne vous demande de sauver le monde avec votre créativité.
En d'autres termes, non seulement votre art n'a pas besoin d'être original, mais il n'a pas non plus à être important.
C'est vrai, c'est très aimable à vous de vouloir aider les gens, mais de grâce, n'en faites pas votre unique raison de créer, parce que nous subirons le poids de votre intention et notre âme en souffrira."

"Laissez les gens avoir leur opinion. Mieux encore, laissez-les s'enticher de leur opinion, tout comme vous et moi adorons la nôtre. Mais ne cédez jamais à l'illusion de croire que vous avez besoin de la bénédiction de quelqu'un (et encore moins de sa compréhension) pour produire votre oeuvre. Et souvenez-vous toujours que le jugement que les gens portent sur vous ne vous concerne pas.
Dernier point, rappelez-vous ce que W.C. Field disait sur la question : "Ce n'est pas le nom qu'on vous donne qui compte, c'est celui auquel vous répondez". (on comprend en effet que ce pauvre W.C. préférait répondre à un autre nom que le sien...)

"Si je m'accrochai à toutes ces autres sources de revenu pendant si longtemps, c'est parce que je ne voulais pas que l'écriture ait l'écrasante responsabilité de me faire vivre. Je me gardai bien de demander cela à mes livres, car au fil du temps, j'avais bu tant d'autres gens anéantir leur créativité en exigeant que leur art paie leurs factures.
[...] J'ai toujours trouvé que c'était faire montre d'une grande cruauté à l'égard de son art - exiger qu'il vous rapporte un revenu régulier, comme si la créativité était un boulot de fonctionnaire ou une rente viagère."

"Un jour, je jetai un livre entier parce qu'il ne fonctionnait pas (J'ignore pourquoi il ne fonctionnait pas! Comment l'aurais-je su? Vous croyez que je suis légiste pour livres?)"


Note finale
4/5
(très cool)

vendredi 21 avril 2017

L'administrateur provisoire, Alexandre Seurat

Souvenez-vous, je vous parlais d'Alexandre Seurat il y a un peu plus d'un an, c'était ici
Il faut dire que son premier roman, La maladroite, n'était pas passé inaperçu, et m'avait personnellement complètement ébranlée.
Ce sentiment en mémoire, j'ai naturellement ressenti la plus vive curiosité à l'égard de son deuxième roman, L'administrateur provisoire.


Libres pensées...

L'auteur entreprend d'explorer son histoire familiale, et de se pencher sur un sujet tabou : l'activité d'administrateur provisoire exercée par son arrière-grand-père durant la guerre. Une activité indigne, qui a attiré l'opprobre sur la famille qui la tait depuis, puisque cela consistait à "administrer" (comprendre : confisquer) les biens des personnes juives, et à agir dans ce cadre en "bon père de famille". Les familles juives, ainsi dépossédées, se retrouvaient par suite sans ressources, et souvent déportées. Retraçant les faits et gestes de son arrière-grand-père, le narrateur identifie sa responsabilité dans la déportation de plusieurs juifs, et indirectement, dans leur mort dans les camps.

Le sujet choisi par l'auteur n'est pas dénué d'intérêt. Il faut dire que tant de choses ont été écrites sur la dernière guerre mondiale qu'il faut sacrément se creuser la tête pour trouver du neuf. A cet égard, le récit d'Alexandre Seurat souffre, pour moi, de se pencher, comme de nombreux autres, sur cette période dont il semblerait qu'on n'aura jamais fini de la dépouiller, de la fouiller, en vue d'un petit quelque chose à dire. C'est assez naturellement, en outre, que les auteurs désireux de se plonger dans l'histoire de leur famille s'arrêtent sur cette époque-là, et et racontent un aïeul qu'ils ont à peine connu, mais qui a pu avoir une influence sur leurs parents, par exemple.

L'histoire d'un administrateur provisoire se distingue donc, dans le magma des récits sur ces années-là, car si les résistants ont fait l'objet de nombreuses recherches, il apparaît que ceux qui ont collaboré (et qui étaient, dans les années 1940, une majorité, soulignons-le) ont suscité moins d'enthousiasme de la part des écrivains, et qu'à la faveur du temps passant, ils commencent à sortir de l'ombre, à mesure que de nouveaux auteurs exhument ces figures qui ont été poussées dans l'oubli.

Ici, le cas est saisissant : Raoul H, l'arrière-grand-père en question, a montré une grande implication dans la mission qui lui avait été confiée, et a sciemment œuvré à l'expropriation des juifs, allant parfois au-delà de ce que réclamaient ses fonctions. Il est intéressant de voir à quels obstacles se heurte le narrateur fouillant le passé, dressé en premier lieu par sa famille peu désireuse d'en savoir plus sur le rôle joué par Raoul.

En outre, le récit conduit à s'interroger sur l'impact de telles découvertes sur les descendants, y compris sur plusieurs générations, car l'indignité est un fardeau qui se transmet; néanmoins, et paradoxalement, mettre fin aux silences en mettant en lumière les agissements de Raoul peut également permettre une libération. Le récit est donc sous-tendu par une intégrité et une honnêteté essentielles, mais dont on devine qu'elles peuvent coûter à leur auteur, car dévoiler et assumer un ancêtre collaborateur et indirectement responsable de plusieurs morts n'a rien d'aisé, en particulier quand la lecture historique qui est faite de la guerre est celle du peuple français opprimé et résistant, plus que celle de ceux, au sein du peuple, qui ont accepté l'occupation et se sont employés à y trouver leur avantage, fermant les yeux sur les conséquences certaines de leurs actes.

Malheureusement, la lecture est freinée par une construction qui m'a paru complexe, des allers et retours entre les différents temps du récit, qui peuvent finalement perdre le lecteur et le décourager.

Mon sentiment est donc mitigé, surtout lorsque je compare cette lecture à celle de La maladroite, qui m'avait absolument bouleversée. Alexandre Seurat confirme néanmoins qu'il est un auteur à suivre!


Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas dupe, et en avez assez que l'on vous raconte l'Histoire depuis un angle indûment favorable pour la France.
  • Vous avez aussi une ou deux casseroles dans votre propre généalogie.

Morceaux choisis

"Qu'est-ce qu'un Juif?
_Celui ou celle, appartenant ou non à une confession quelconque, qui est issu d'au moins trois grands-parents de race juive, ou de deux seulement si son conjoint est lui-même issu de deux grands-parents de race juive.
_Qu'est-ce que la race juive?
Est regardé comme étant de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive.
_Le critère de définition est-il la race ou la religion?
La loi française ne fait nullement reposer la définition juridique du Juif sur le critère religieux. Elle se contente de l'utiliser ainsi que le font les lois étrangères, comme élément de discrimination lorsque l'élément racial n'est pas déterminant."

"En conséquence de quoi et puisque vous êtes déjà mort et qu'aucune réparation n'est plus possible de votre part, le tribunal vous condamne à la peine posthume maximale.
L'indignité.
La séance est levée."

Note finale
2/5
(pas mal)

jeudi 20 avril 2017

La Sonate à Bridgetower

Retour sur un roman qui a fait grand bruit à l'occasion de la rentrée littéraire de janvier : La Sonate à Bridgetower, d'Emmanuel Dongala.


Libres pensées...

Le récit a pour cadre l'Europe de la fin du XVIIIe siècle. Un jeune prodige violoniste, George, débarque à Paris en compagnie de son père, Frederick de Augustus Bridgetower de Bridgetown, prince d'Abyssinie, noir et originaire de la Barbade (comme Rihanna, nous sommes donc naturellement amenés à penser que l'île produit depuis des siècles les plus purs génies musicaux, n'est-il pas?).
Alors que le peuple est sur le point de se soulever, et dans un contexte social agité, Frederick introduit son fils auprès de la haute société, use de subterfuges pour conduire au succès cet enfant de 9 ans qui a été l'élève de Haydn et qui apporte aux soirées mondaines un exotisme prisé.
Lorsque la Révolution s'annonce, ils partent pour Londres, où ils poursuivent ensemble leurs efforts pour étendre la renommée de George. Ce sera ensuite à Vienne que George fera la connaissance de Beethoven, des années plus tard, qui composera pour lui la Sonata mulattica, plus tard renommée Sonate à Kreutzer, alors même que le musicien ne la jouera jamais...

Vous le devinez sans doute, l'auteur propose une immersion très réussie dans une époque exaltante, qu'il restitue avec brio. Le rythme peut sembler assez lent, dans la mesure où il est question des visites rendues aux représentants de l'aristocratie française, puis des pontes anglais et viennois, mais le lecteur est néanmoins captivé par la peinture qui est faite des mœurs, des relations, des tribulations de nos protagonistes, depuis l'addiction de Frederick au jeu et sa fâcheuse tendance à dépenser les cachets de son fils sans considération pour la situation de son épouse et de son autre fils demeurés en Pologne, jusqu'aux amourettes de George.

En toile de fond, une réflexion stimulante sur l'esclavage et le racisme. Il en est question notamment lorsque, à l'occasion de nouvelles rencontres, les nobles français s'étonnent de l'ascendance de George, qui est désigné comme "mulâtre", et dont il semblait alors communément admis qu'il devait ainsi être le rejeton d'un homme blanc et d'une femme noire, la combinaison inverse étant pour l'époque incompréhensible (un homme noir avec une femme blanche, pensez donc, un véritable scandale...).

Et, bien sûr, la musique... La figure derrière le mythe, la folie de Beethoven et son mauvais caractère, ce secret enfoui sous le poids des siècles et que l'auteur exhume en révélant l'histoire de George Bridgetower, dont le nom n'a pas accédé à la postérité en dépit de sa grande renommée en son temps et de son talent.

La relation entre le père et le fils ne manque en outre pas de sel, et constitue un socle solide pour le reste du récit, qui a tout d'un véritable voyage dans le temps, dont on ressort fasciné.


Pour vous si...
  • Vous avez apprécié l'Histoire du lion Personne ; vous aurez le plaisir de retrouver un cadre similaire, au moins en partie!
  • Vous collectionnez les anecdotes amusantes sur la musique classique (comme, par exemple, le fait que l'adagio d'Albinoni est en réalité l'ouvrage de Remo Giazotto - et oui, l'histoire est parfois injuste, quelle garce).
  • Un roman où s'emploient des mots comme "coquecigrue" vous intéresse forcément. 

Morceaux choisis

"Liberté d'expression, valorisation de l'individualité et du trait d'esprit, diversité sociale, tout cela était nouveau pour Frederick de Augustus. Jusque-là, comme tous les opprimés, il savait ce que voulait dire ne pas être libre, mais il ne savait pas ce qu'était la liberté. Ne pas être libre était quelque chose de physique que l'on ressentait en soi, dans sa chair. La liberté se définissait en creux. Elle consistait uniquement à se débarrasser des entraves qui vous asservissaient : la lourde et pesante chaîne de fer qui rivait les pieds de l'esclave dans l'entrepont d'un navire négrier, les lanières du fouet qui lacéraient le corps pendant les corvées dans les plantations, la violence des maîtres. [...] Mais le type de liberté que Frederick de Augustus découvrait ici était tout à fait autre chose, une liberté qui ne pouvait être conçue que par des hommes qui étaient déjà libres. Elle était abstraite mais réelle, elle allait au-delà de celle rêvée par les asservis tout en l'englobant. Elle flottait dans l'air de Paris, diffuse, et Frederick de Augustus, dans son fauteuil, se demandait si cette liberté n'était pas le signe avant-coureur de mutations encore plus grandes."

"Il ressentit un petit choc : le principal invité n'était pas lui mais George. Jusque-là, il avait cru que c'était lui qui ouvrait les portes de Paris à son fils ; en lisant cette invitation, il s'aperçut qu'en réalité c'était son fils qui les lui ouvrait. "

"_Ne te fais pas d'illusions sur les Viennois. Ces gens-là sont superficiels. Tant qu'on leur donne de la bière et de la saucisse, ils se tiennent tranquilles." (je dois donc être viennoise)


Note finale
4/5
(excellent)

mercredi 19 avril 2017

Anna, Niccolo Ammaniti

Il y a de cela quelques années, Moi et toi, de Niccolo Ammaniti, m'avait profondément envoûtée.
Son dernier roman, Anna, m'était à la fois intriguant et suspicieux, dans la mesure où il se présentait comme une dystopie, genre éloigné de ce qui m'avait plu dans son autre ouvrage. Mais une fois n'est pas coutume, il a fallu, telle Saint-Thomas, que je me fasse une idée par moi-même (profitez-en, je ne cite pas un apôtre tous les quatre matins). 



Libres pensées

En 2020, une épidémie a frappé tous les adultes, la Rouge, et les a décimés. Les enfants sont demeurés insensibles, mais dès que l'un d'eux devient adulte à son tour, il est irrémédiablement infecté.
Dans un monde délabré, les enfants tâchent de survivre, à l'aide des quelques consignes laissées par les derniers adultes.
Parmi eux, Anna et son frère Astor, qui ont vu leurs deux parents mourir.

Sujet très en vogue et traité de nombreuses façons! Je pense bien sûr, très récemment, à Dans la forêt, à Station Eleven et bien d'autres. Il s'agira, pour certains, d'un point fort indéniable, et pour d'autres, dont je fais partie, davantage d'un point faible, car il faut alors de l'originalité et du panache pour se démarquer, et ainsi proposer aux lecteurs un récit enrichissant, ou, à défaut, intéressant.

Le roman de Niccolo Ammaniti se situe, à mon goût, entre les deux. Comme dans Moi et toi, l'auteur a un certain talent pour dépeindre des personnages qui émeuvent les lecteurs, semblent à la fois proches et singuliers, presque marginaux. Anna est une petite fille qui a grandi par la force des choses, et ne se laisse désarçonner par aucun des obstacles qu'elle rencontre. Son petit frère Astor vit dans son ombre, voudrait se révolter, tâche de le faire parfois, à la manière d'un enfant toujours, mais demeure attaché à sa soeur. Pietro, enfin, complète le trio en apportant à la fois un équilibre et un trouble, à l'instar du chien qui attaque Anna dans la toute première scène du livre.

Le lecteur est ainsi aspiré dans les faits et gestes de ces gamins abandonnés, livrés à eux-mêmes, et si ce quotidien n'a rien de très nouveau, tant il ressemble à ce que d'autres romans ont raconté sur ce thème, la description des relations suffit à créer l'intérêt et à le maintenir tout au long du récit.

Les développements ainsi que la chute sont relativement attendus, mais cela n'a guère d'importance, dans la mesure où l'ambition que se fixe l'auteur n'est pas tant dans une quelconque révélation ou dans un sens soudain dévoilé, que dans la peinture du surgissement d'un nouvel ordre suite à la disparition de la civilisation actuelle. Peinture imparfaite, dans la mesure où le romanesque l'emporte sur le philosophique, et où la réflexion que cela pourrait faire naître n'est finalement qu'anecdotique, et n'a pas d'autre prétention.

Anna forme donc un roman dans lequel on retrouve des qualités analogues à celles de Moi et toi une facilité à aborder les relations entre les êtres, néanmoins son cadre ne présente pas d'apport ni d'intérêt substantiel à mon sens. 

Pour vous si...
  • Vous êtes un fin lecteur de dystopies en tous genres.
  • La prose d'Ammaniti vous enchante, quel qu'en soit l'objet.

Morceaux choisis

"A la fin, ce qui compte c'est pas combien de temps dure la vie, mais comment tu la vis. Si tu la vis bien, à fond, une vie courte vaut autant qu'une vie longue. Tu crois pas?"

"Le mode d'emploi disait de se relaxer et de ne pas être tendue quand on insérait le tampon la première fois.
Elle s'assit sur l'avant de la voiture et s'en enfila un, surprise que ce soit si facile et peu douloureux." (Hum, cher Niccolo, laisse-moi avoir de GROS doutes sur la crédibilité de cette scène. M'est avis que tes sources ont quelque peu enjolivé la réalité)

"Pietro avait explosé dans sa poitrine et des milliers de fragments acérés couraient dans ses veines, lui déchirant la chair.
Maintenant elle comprenait ce qu'était l'amour, cette chose dont on parlait tant dans les livres de sa maman.
L'amour on sait ce que c'est seulement quand on nous le prend.
L'amour c'est le manque.


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 18 avril 2017

Maresi, Maria Turtschaninoff

Un roman finlandais, traduit en 15 langues et promis à un succès mondial, voilà qui a de quoi mettre l'eau à la bouche...


Libres pensées...

Maresi est une jeune fille de 13 ans, qui vit sur l'île de Menos, parmi une communauté de femmes. Les hommes ne viennent pas sur l'île, y sont interdits, si bien que femmes et fillettes ont appris à cohabiter et à s'organiser pour survivre sans aide extérieure. Un jour, Yaï arrive sur l'île à son tour, et se rapproche de Maresi. Le passé de Yaï semble la poursuivre, fait de profonds traumatismes. Une menace rôde au-dessus de l'île, à laquelle la présence de Yaï n'est pas étrangère...

Etrange roman que Maresi!
Il rappelle la littérature Young Adult, et interroge néanmoins des thèmes qui peuvent intéresser tout un chacun : la vie d'une communauté en autarcie en particulier, mais aussi la violence qui émane des hommes, et qui est associée à la société patriarcale traditionnelle.

Les premières pages invitent dans ce monde à la fois inconnu et familier, et il faut laisser au récit le temps de nous dresser le cadre, de dépeindre le contexte. Une fois cela fait, l'intrigue se noue réellement, à la faveur de l'arrivée de Yaï, personnage mystérieux dont on sent immédiatement qu'il cache de lourds secrets.

Tout au long du roman, la réflexion se mêle au romanesque, car le fait d'exclure les hommes de la communauté est un parti pris qui n'a rien de neutre. Aucune chance ne leur est laissée, d'ailleurs, car l'homme apporte toujours le chaos et la violence, quelle que soit la figure qui l'incarne.
Néanmoins, le récit se centre rapidement sur le quotidien des femmes, sur les préoccupations de Maresi, qui ne sait quel avenir choisir au sein de la communauté, et de quelle sœur elle pourra devenir la novice, avant que l'histoire de Yaï vienne la rattraper, ainsi qu'elles toutes.

J'ai apprécié ce roman qui, sur la base d'une hypothèse déjà largement explorée en littérature - l'instauration d'une communauté en marge de la société -, parvient néanmoins à sortir des chantiers battus, en s'aventurant dans une direction inattendue. L'histoire est intrigante, l'atmosphère prégnante, la lecture prenante et originale.


Pour vous si...
  • L'évocation d'une communauté exclusivement féminine vivant sciemment à l'écart des hommes éveille votre curiosité.

Note finale
3/5
(cool)

lundi 17 avril 2017

La fractale des raviolis, Pierre Raufast

Voici un roman choisi au hasard à la bibliothèque, mais pas tout à fait non plus : son titre m'était vaguement familier, et pour cause : il a été encensé sur la blogosphère depuis sa publication en 2014. Comme en plus, tout portait à croire qu'il était question de nouilles, je ne me suis pas fait prier. 


Libres pensées

Génial génialissime génialissimo!!!

Imaginez donc : un roman à tiroirs, comparable à une série de poupées russes que l'on ouvre l'une après l'autre, et puis que l'on referme, une fois le coeur exhumé.
C'est l'idée de génie de Pierre Raufast, qui livre un roman détonnant et jubilatoire.

Le point de départ : une épouse surprend son mari avec une autre, et entreprend de le venger en empoisonnant ses raviolis. Mais voilà, un contretemps rend l'entreprise périlleuse, et la renvoie à un épisode peu glorieux de sa jeunesse, durant lequel elle était hôtesse dans un bar où il lui arrivait de prodiguer des extras aux clients, afin d'arrondir ses fins de mois estudiantines. Au cours d'une certaine soirée, elle s'était retrouvée face à face avec la dernière personne qu'elle souhaitait croiser là, qui lui épargne une absolue déchéance en racontant l'histoire des vierges de Barhofk, évoquant de fil en aiguille l'histoire de Paul Sheridan, un jeune homme au bien étrange don, ayant confondu grâce à lui l'Arnaqueur des cimetières, mais ayant sombré, par la faute de ce même don, dans des extrémités peu louables, rappelant le cas du jeune Franck Vermüller...

Les bouts de récits s'emboîtent, l'association d'idées semble fonctionner à plein régime, au point de nous demander si l'on ne va pas finir par se perdre, mais soyons honnêtes, le rythme et l'énergie qui se dégagent de la lecture sont hautement réjouissants, et, pour finir, Pierre Raufast tient tout de même fermement les rênes, et sait exactement où il nous emmène, derrière l'apparent désordre qui semble régner dans son livre.

Le ton est au second degré, et l'on rit franchement tout au long de cette lecture rafraîchissante et audacieuse.

Je vous recommande donc chaleureusement la lecture de La fractale des raviolis, pour mettre de la bonne humeur dans votre vie, et avoir plaisir à découvrir qu'il est encore possible d'inventer de nouvelles formes de récits, et que l'on n'est pas condamné à relire sempiternellement la même histoire, construite selon les mêmes codes et selon la même progression. Le changement, c'est toujours maintenant, non? (ah, on m'indique dans l'oreillette que pas trop quand même...)


Pour vous si...
  • Vous êtes fan d'Inception, et seriez bien tenté par un récit romanesque construit sur une structure équivalente.
  • Vous vous demandez bien comment on peut venir à bout des taupes.
  • Vous êtes fasciné par la synesthésie. 

Morceaux choisis

"Batifoler en mini-jupe, face à mon père, ne fut pas le meilleur moment de ma vie."

"Enfant, il utilisait son don pour admirer les couleurs à la tombée du soir. Ce don était destiné au plaisir visuel : chaque mouvement lui renvoyait la puissance féerique de la lumière. Mais, depuis qu'il côtoyait le mensonge, ce monde chatoyant de l'enfance avait brutalement disparu. La perversité rongeait son nuancier. Les teintes traduisaient des hypocrisies, des impostures, des non-dits. Les différents tons de rouge ne reflétaient plus la trajectoire du soleil, mais les multiples ruses de la duplicité. Déformation professionnelle ou naïveté de l'enfance qui s'en va? Impossible à dire. Désormais, dans la rue, les arabesques avaient laissé place à des hommes coupables, des femmes adultères et des jeunes honteux. Le mensonge, la crainte, la noirceur se lisaient sur la peau des passants."

Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 14 avril 2017

La sonate oubliée, Christiana Moreau

Les 68 premières fois n'en finissent pas de me gâter. Cette semaine, je découvre une histoire construite en écho entre le XVIIIe et le XXIe siècle, de deux jeunes filles passionnées de musique...


Libres pensées

Kevin vit à Seraing, auprès de sa mère et de son frère aîné Jason. Il a pour amie Lionella, âgée de 17 ans comme lui, et violoncelliste de talent. Alors qu'elle s'apprête à participer à un concours international, Kevin déniche une vieille partition dans une brocante et lui en fait cadeau. Lionella décide d'interpréter la sonate dans le cadre du concours, persuadée qu'il s'agit d'une partition de Vivaldi. Elle se plonge dans la lecture d'un carnet qui accompagnait la trouvaille, et se trouve être le journal d'une jeune fille de son âge, Ada, écrit au XVIIIe siècle...

Quel doux roman que La sonate oubliée!
Les deux intrigues se déroulent en parallèle, les extraits du journal d'Ada étant alternés avec les pérégrinations de Lionella et Kevin.
Et toutes deux sont joliment menées!
Assez rapidement, on s'intéresse à Ada, on s'attache à sa figure de jeune fille romantique et solitaire, côtoyant le grand maître Vivaldi et néanmoins sujette à un sort guère favorable...
Lionella, de son côté, fait sourire par sa témérité et son caractère bien trempé, tout comme le pauvre Kevin qui se consume en supportant les brimades de son grand frère, auquel on serait bien tenté de donner un ou deux coups de bâton.

Une fois que le contexte est dressé, le lecteur s'interroge sur de nombreux points : Lionella peut-elle mener à bien son projet, et faire redécouvrir une sonate de Vivaldi tombée dans l'oubli ? Qu'est-il advenu d'Ada, a-t-elle vécu toute sa vie durant à la Pieta, quelle relation a-t-elle noué avec Vivaldi, a-t-elle pu composer à son tour et a-t-elle épousé l'homme qui la courtisait?

L'écriture est fluide, et porte le lecteur avec facilité, si bien que l'on se laisse absorber par le récit qui progresse à bon rythme.

Il se dégage de ces pages une certaine innocence, néanmoins l'issue n'est pas marquée par un angélisme peu réaliste, elle est au contraire apaisante tout en conservant une certaine crédibilité.

Ainsi, La sonate oubliée nous fait visiter l'Italie du XVIIIe siècle, le milieu religieux en particulier à travers le pensionnat pour jeunes filles, et nous fait découvrir les liens de Vivaldi avec l'Ospedale della Pieta ; elle pourra, sans un doute, ravir de nombreux lecteurs.

Pour vous si...
  • Vous cherchez une lecture qui vous distraie de votre morne quotidien
  • Vous n'êtes pas réfractaires aux histoires de manuscrits originaux refaisant subitement surface

Morceau choisi

"_Donne-moi trois bonnes raisons de préférer le violoncelle et on verra si ça se défend.
La petite avait saisi l'occasion et, sans hésiter, lui avait répondu :
_Un, le violoncelle a une belle voix grave qui ressemble à celle d'un papa... Deux, on peut le prendre dans ses bras comme un ami... Trois, on pourra jouer en trio en famille ; papa au piano, Domenico au violon et moi au violoncelle!"


Note finale
3/5
(cool)

jeudi 13 avril 2017

Dans la forêt, Jean Hegland

Si vous êtes parisien, vous n'avez pas pu manquer les affiches dans le métro vantant l'ouvrage tout juste traduit de Jean Hegland. Et comme ce n'est pas tout les jours que l'on voit de la pub pour les bouquins dans le métro, je me suis dit que ça valait bien un coup d'oeil!


Libres pensées...

Dans la forêt est le roman que je redoutais depuis longtemps.
Celui qui me met face à mes contradictions.
Et comme je suis du genre à partager les bonnes choses, je ne vais rien vous cacher des atermoiements qui n'occupent depuis que j'en ai débuté la lecture.

Pour que vous compreniez tout, il faut que je commence par le synopsis : le monde connaît une triste période, l'électricité n'est plus, toutes sortes de pénuries sévissent, à commencer par l'essence, rendant caduques tous moyens de transport, si bien que les hommes fuient et tâchent au mieux de s'organiser pour survivre.
Nell et Eva ont dix-huit et dix-sept ans, et se sont retranchées avec leurs parents dans leur maison familiale au milieu de la forêt. A la mort de leurs parents, elles doivent apprendre à survivre seules, dans cet isolement extrême qui les étouffe et les protège, ignorant quand prendra fin cette situation qui devait n'être que temporaire, ou si la vie confortable qu'elles ont connue jeunes est pour toujours révolue.

L'histoire du roman n'est pas commune, puisque, publié aux Etats-Unis en 1996, et en dépit du franc succès rencontré, il a fallu attendre plus de vingt ans pour qu'il soit enfin traduit en français.

Et si Dans la forêt me trouble, c'est parce que je vous ai parlé, il y a quelques mois, d'un roman au synopsis relativement similaire, Station Eleven, envers lequel je me suis montrée critique, notamment parce que l'intrigue manquait à mon sens d'originalité, et que ce scénario apocalyptique de fin du monde avait déjà maintes fois été abordé.

D'une certaine façon, Dans la forêt bénéficie de l'antériorité, car s'il ne nous parvient qu'aujourd'hui, il date néanmoins de la fin du XXe siècle. Cependant, force est de constater que je suis loin d'être aussi sévère dans mon jugement envers lui que je ne l'ai été envers Station Eleven : l'intrigue pourtant déjà vue ne m'a pas du tout posé problème, à vrai dire j'ai été immédiatement absorbée par l'intrigue, séduite par ses personnages, ce duo de sœurs à la relation complexe, et envoûtée par le cadre très présent, très prégnant, que l'on en vient à considérer comme un personnage également, formant avec Nell et Eva un trio puissant.

Le huis-clos créé par Jean Hegland fonctionne superbement. La maison, comme la forêt, forment un cocon à la fois rassurant et inquiétant, on ne sait si elles forment une protection ou un étau. L'ombre des parents hante les lieux, car leur mort a été brutale, et les souvenirs de l'enfance de Nell et Eva dans ces lieux sont vivaces. Quant à la relation entre les deux sœurs, elle est absolument fabuleuse, un tissu de nœuds et de complexité, fait d'un amour jaloux, d'un soupçon de rivalité, d'une exclusivité qui le dispute à l'autonomie. Eva semble être le double de Nell, elle est le corps, la discipline physique portée à son extrême, tandis que Nell se plonge dans l'encyclopédie, réfléchit et raisonne en permanence.

Au cœur de la forêt, qui prend et donne, leur arrache leur père, apporte Eli et d'autres hommes, se posent des questions existentielles : et si ce nouvel ordre n'étais pas une erreur, et que le monde tel qu'elles l'avaient connu n'était qu'une éclipse à l'échelle de l'histoire de la Terre et de l'Humanité, et avait disparu pour de bon? Si l'attente était stérile, si la vie était désormais vouée à cette forme-là, dans ce contexte-là, sans possibilité de retour? S'il leur fallait apprendre à exister, à habiter leur existence plutôt qu'à errer indéfiniment comme les fantômes d'un autre temps?
Si la réponse était ailleurs?

Vous l'aurez compris, Dans la forêt m'a fait un effet prodigieux, alors même qu'il présente les mêmes caractéristiques primaires qu'un autre roman envers lequel je ne me suis pas montrée tendre, il y a de cela peu de temps. Au lieu de chercher à produire de sombres explications qui ne convaincront de toutes façons personne, je préfère encore m'arrêter là, et vous enjoindre à lire cet excellent roman.


Pour vous si...
  • Vous sentez intimement quel personnage troublant la forêt peut constituer dans une oeuvre
  • Les dystopies exercent sur vous un puissant attrait

Morceaux choisis

"_Noël. Toute cette agitation et ce bazar. On n'est même pas vraiment chrétiens.
_Un peu qu'on ne l'est pas, rétorqua mon père. Nous ne sommes pas chrétiens, nous sommes capitalistes. Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste, que les gens le veuillent ou non. Tout le monde dans ce pays fait partie des consommateurs les plus voraces qui soient, avec un taux d'utilisation des ressources vingt fois supérieur à celui de n'importe qui d'autre sur cette pauvre terre. Et Noël est notre occasion en or d'augmenter la cadence."

"_Ne t'inquiète pas, Pumpkin. Ton jeune homme ne t'oubliera pas. Et s'il t'oublie, c'est qu'il ne valait pas un pet d'araignée dans une forêt pluviale." (à reemployer)

"La seule façon pour moi d'enterrer mon père, c'était de me coucher sur lui avec mon corps sans bras, et j'avais peur de le toucher, peur qu'en le touchant, il ne me transmette sa mort."

"Il n'y a aucune échappatoire. Même le feu dans le poêle semble menaçant. De la sève suinte en bouillonnant du bois qui craque, les flammes mordent et crachent. Nous sommes cernées par la violence, par la colère et le danger, aussi sûrement que nous sommes entourées par la forêt. La forêt a tué notre père, et de cette forêt viendra l'homme - ou les hommes - qui nous tueront."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

mercredi 12 avril 2017

Comment devenir propriétaire d'un supermarché sur une île déserte, Dimitris Sotakis

Un roman au titre loufoque, c'est comme l'épisode d'American Dad du dimanche midi, ça fait toujours plaisir. 


Libres pensées...

Un homme (pas n'importe quel homme, Robert Lhomme) fait naufrage alors qu'il est en route vers la Nouvelle Guinée, et échoue sur une île déserte.
Bien vite, il ne tarde pas à voir l'opportunité immense que constitue cette aventure, et, à l'issue de réflexions existentielles, entreprend de construire un supermarché pour répondre à ses ambitions personnelles et faire fortune. Le roman relate ses tribulations.

Le roman est à considérer comme une expérience inédite, et est surtout à lire au second degré d'un bout à l'autre.
Imaginez un détournement de l'histoire de Robinson Crusoé, où le protagoniste ne cède pas à la pression de la situation et conserve ses réflexes et ses mécanismes de pensée tels qu'issus de la société moderne. Dans ce contexte, peu lui chaut qu'il ne sache quoi manger ni où dormir, il demeure alors concentré sur ses besoins les plus "nobles", d'accomplissement personnel, et c'est bien là ce qui régit Robert Lhomme : réfléchissant à son existence, il établit qu'il est temps pour lui de devenir quelqu'un, et décide que devenir gérant d'un commerce est le meilleur moyen d'y arriver, d'autant plus qu'il entrevoit un potentiel faramineux pour ce projet.

L'intrigue est donc hautement cocasse, et les remarques de Robert sont hilarantes.
Le récit se complaît dans l'absurde, le poussant parfois à l'extrême au point de créer chez le lecteur de la circonspection. Néanmoins, l'auteur tient le fil, et livre un ensemble étonnamment cohérent.

J'ai néanmoins déploré quelques longueurs, car une fois que le principe est posé, l'intrigue repose sur les obstacles à la réalisation du projet de Robert, qu'il s'emploie à contourner pour mener ce dernier à bien, et cela n'a pas toujours beaucoup d'intérêt.

Autre point : l'exercice reste, à mon sens, un exercice, et une sorte de jeu, et n'invite pas à tirer des constats sur les dérives de la société de consommation, sur le décalage entre les priorités qui sont celles des hommes et femmes vivant dans des pays dits "développés" et leurs besoins primaires, essentiels, sur la sacro-sainte puissance de l'argent dont on se rend bien compte, dès lors que les structures sociales disparaissent, qu'il n'a plus la moindre valeur... C'était là ce que j'entrevoyais en débutant la lecture, et cela aurait pu être fait avec subtilité, sans pour autant sombrer dans un récit moralisateur à outrance.
Ici, le lecteur est épargné d'une certaine façon, car il n'y a pas d'interprétation qui soit véritablement faite dans ce sens, mais le roman donne le sentiment de n'être qu'une invention ludique sans véritable portée, alors que les éléments sont en place pour qu'il en ait une.

Intéressant, donc, ne serait-ce que pour l'humour, mais je reste néanmoins un peu sur ma faim...

Pour vous si...
  • Vous trouvez aussi que Robinson s'y est très mal pris, et ne s'est de toute évidence pas posé les bonnes questions.
  • En vieux loup de mer que vous êtes, une scène érotique entre un naufragé et une ourse sur une plage ne vous choquera pas. The heart wants what he wants (et aux snobs qui me reprocheront de produire en anglais une phrase française, je dirai sans ciller que je cite Selena et non Pascal).

Morceaux choisis

"Ce tour d'horizon très approfondi me permit de dégager les axes principaux qui exigeaient une réponse immédiate. Les voici :
1. Quel genre de produits proposerait le magasin.
2. Où il serait construit exactement.
3. Les prix - comment ils seraient fixés.
4. Dans combien de temps serait achevée la construction.
5. Comment je lancerais la publicité sur l'entreprise.
6. Quel nom porterait le supermarché.
7. Le personnel embauché, les salaires, les congés, le règlement intérieur."

"Je m'étais trompé, il n'y avait pas âme qui vive. Je peux l'affirmer sans hésitation puisque je sillonnai toute l'île durant des heures, et à la fin, je tombai même sur les animaux qui s'étaient déplacés vers la côte. Je n'ai pas assez de mots pour décrire la sensation de félicité qui m'envahit sur le chemin du retour."

"Mon refus d'adopter une attitude amicale envers la partie de l'île recouverte de forêt était stupide. Depuis que j'avais posé le pied sur ce sol, je ne voulais pas admettre que cet espace relevait de ma juridiction et que j'en étais le maître. Il fallait que cela change. J'allais résider ici de nombreuses années, c'est là que je ferais fortune, c'est là qu'était mon foyer, je me demande bien ce qui m'avait pris."

"_Nous sommes au bout du monde, lui murmurai-je à l'oreille, tandis que la sève liquide du bonheur jaillissait dans son ventre innocent, un corps pur et virginal, matrice des profondeurs marines et de la sérénité." (THE scène entre le bonhomme échoué et...une ourse. Ne me remerciez pas, ça me fait plaisir - mais moins qu'à elle visiblement.)

"Un homme dénué d'ambition se serait déjà inquiété d'être resté tout ce temps sans aucune nouvelle. Mias pour ma part, je savais bien que j'étais condamné à réussir. Il n'y avait en moi nulle ambiguïté à ce sujet. Les conditions étaient idéales, le concept original, la marchandise exceptionnelle, l'emplacement unique et j'avais une soif insatiable de dépasser les autres."


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 11 avril 2017

Libertango, Frédérique Deghelt

Voilà un roman dont le seul titre me faisait chavirer depuis des mois... 
Mes souvenirs d'étude de Piazzola au lycée ont finalement eu raison des impératifs de ma PAL, et Libertango s'est frayé un chemin jusqu'à moi. 


Libres pensées...

Dans Libertango, Léa, jeune journaliste, recueille le témoignage de Luis, grand chef d'orchestre, afin d'écrire sa biographie.

Préparez-vous donc à vous plonger dans la trajectoire d'un homme qui se définit avant tout par sa passion dévorante pour la musique, au point d'y consacrer sa vie. Celui qui a longtemps pensé être limité par son handicap, et qui ne s'appréhendait qu'à travers lui, le rend mineur voire invisible, car au terme d'années d'efforts, il devient chef d'orchestre. Son parcours n'est pas de tout repos, car il se tourne tardivement vers la musique, après une rencontre déterminante avec Astor Piazzola. L'autre amour de sa vie, c'est Emilie, à la mort de laquelle il est devenu comme l'ombre de lui-même, ne vivant plus que dans la nostalgie de ce qu'ils furent. S'armant de patience et de détermination, peu à peu, Léa surmonte les réticences de Luis, et le conduit à dévoiler ses états d'âme, sa relation singulière à la musique, ses secrets enfouis (joli pléonasme).

J'ai trouvé le récit très lyrique ; il faut, je pense, être sensible à ce ton et à ce style pour apprécier pleinement Libertango. L'amour de la musique imprègne les lignes, et l'on ressent la volonté de l'auteur de contextualiser son récit, en impliquant le protagonistes dans les événements en Syrie, en évoquant les attentats de Charlie Hebdo...

Néanmoins, ce lyrisme débordant présente, à mon sens, des limites, dans la mesure où le récit fait des détours, nous perd parfois...

En dépit de cette réserve, le roman présente l'intérêt de nous faire réfléchir sur le rapport à la musique, son apport dans la vie des hommes et des femmes, ainsi que sur les accomplissements qui peuvent être réalisés malgré les apparents obstacles, à l'instar du handicap de Luis que certains professeurs avaient identifié comme un frein majeur à ce qu'il devienne un jour chef d'orchestre.

L'auteur nous ménage même une surprise à la fin, que l'on pouvait pressentir, mais qui ancre définitivement le récit dans le romanesque.
Un plaisant moment de lecture!

Pour vous si...
  • Vous êtes un inconditionnel d'Astor (que je vous comprends...).
  • Vous considérez qu'un journaliste est suspicieux par nature. 

Morceaux choisis

"J'ai dû aussi me battre contre moi-même, parce que le refus d'un clan retourne contre soi la colère et il faut alors trouver le moyen de ne pas être ce que les autres voient, ce qu'on ressent au creux de son corps, la débâcle. Il faut aller chercher loin et profond des raisons de renaître à une autre forme de vie. Puis je suis né enfin, à la plus pure proposition de l'univers : celle de l'amour de la musique. Elle ne m'a pas seulement sauvé, elle m'a constitué, tiré d'un état larvaire, bref elle a fait de moi un être humain, capable de regarder quelqu'un dans les yeux et ce ne fut pas rien."

"J'ai rencontré parmi les musiciens, dont on pourrait penser que la pratique d'un instrument adoucit les mœurs, les rend aptes à une empathie peu commune, des spécimens particulièrement doués pour le harcèlement. Je n'avais aucun mal à penser qu'à leurs heures perdues, ils étaient des schoïnopentaxophiles convaincus. Je vous vois froncer les sourcils, notez-le, vous irez voir plus tard ce que veut dire ce mot barbare."

"Découverte de Bruckner. Un monde m'envahit..."

"Mes sommeils trop légers repassent des morceaux de vie vécus avec l'Orchestre du Monde. Mon cinéma permanent est une nuit noire pleine de dents qui dévore le présent en m'imposant de revivre en boucle des morceaux de mon passé."


Note finale
2/5
(pas mal)

lundi 10 avril 2017

Nous, les passeurs, Marie Barraud

Les 68 premières fois me font découvrir aujourd'hui un premier roman intime, à la recherche d'un grand-père perdu. 


Libres pensées...

Le premier roman de Marie Barraud a été largement plébiscité par la petite communauté à l'oeuvre derrière les 68 premières fois. Ce qui, de facto, crée une attente et une vigilance : sachant le succès rencontré, on n'attend rien moins que de ressentir à son tour le coup de cœur espéré, si bien que la lecture ne débute pas en terrain neutre.

L'auteur expose dès les premières pages l'objet de son récit : son grand-père Albert, déporté durant la Seconde Guerre Mondiale, n'est jamais revenu du camp de Neuengamme, laissant son épouse veuve et ses fils orphelins, Max et le petit Pilou, le père de l'auteur.
Face au silence opposé par ce dernier dès lors que le sujet affleure, Marie Barraud décide néanmoins, adulte, de partir à la recherche de cet absent qui hante à la fois l'histoire familiale et ce père auquel elle voue un amour proche de la vénération.
Pour cela, elle exhume les lettres, les traces de l'existence d'Albert, et reconstruit son histoire à partir des données collectées, ainsi que des témoignages de son oncle Max et de Roger Joly, un homme sauvé par Albert dans le camp et qui lui a ensuite survécu.

Une entreprise qui n'est pas vraiment neuve, car les projets de cet ordre fleurissent depuis des années, comme on a pu le voir avec le roman Appartenir de Séverine Werba, auquel Nous, les passeurs est souvent comparé, mais aussi bien d'autres encore.

Le roman de Marie Barraud se distingue par la façon dont elle dresse le contexte, dont elle parle de sa relation avec son père, et de l'importance, enfin, d'aller vers ce travail de reconstitution. Le lecteur est touché par la franchise de ton, par les sentiments décrits, et toute la tendresse qui émane du texte.

Par ailleurs, un autre atout du roman est de se pencher sur une figure particulière, car Albert Barraud a véritablement été un héro en son temps, prenant les plus grands risques pour sauver les hommes et les femmes qu'on lui confiait en tant que médecin, y compris lorsque ces derniers étaient promis à une exécution prochaine. On ne peut qu'être frappé par la réflexion autour de la vacuité de ses actes, dans la mesure où nombre d'entre eux ont néanmoins péri par la suite, en particulier dans le bombardement du Cap Arcona à bord duquel il se trouvait aussi.

Toutefois, certains ressorts utilisés par l'auteur ont contribué à créer une distance à la lecture, et m'ont semblé être des artifices qui desservaient son ambition, et installaient le lecteur dans une position désagréable de voyeur, comme par exemple l'inclusion, à la fin du récit, d'une lettre adressée à Marie par son père, qui est à mon sens tout à fait privée et ne devrait pas figurer dans le roman. C'est là toute la difficulté de l'exercice : faire un roman d'une histoire familiale implique de parvenir à créer un objet littéraire dont l'intérêt dépasse le cercle familial, or c'est un point que j'ai remis en  question plusieurs fois au cours de la lecture.
De la même façon, l'épisode décrit en toute fin du récit voyant Marie et son frère se rendre sur les lieux de la détention de leur grand-père, et de sa mort, et l'interprétation que fait l'auteur de ce moment m'a donné le sentiment d'une mise en scène, comme si l'auteur avait voulu trop en faire et livrait finalement une vision exagérée confinant à l'expérience mystique.

Je ne partage donc pas l'engouement général suscité par Nous, les passeurs, mais il demeure cependant à mes yeux un récit intéressant présentant de très belles qualités. 

Pour vous si...
  • Vous ressentez un attrait pour les récits de type "généalogique", reconstituant la trajectoire d'un ancêtre. 

Morceaux choisis

"La raison est d'autant plus rageante qu'elle n'a rien d'original ou d'exceptionnel : je suis une petite fille de trente-cinq ans qui voue à son père un véritable culte. Oui, je suis un stéréotype. Mais un stéréotype aux circonstances atténuantes. J'ose le croire.
Pour commencer, je suis une fille. Une "véritable" fille jusqu'au bout de mes longs cheveux parfaitement coiffés." (Ahhh Marie, Marie, tu tends tout de même le bâton pour qu'on t'en donne un coup... D'où te vient cette idée qu'il existerait des filles véritables et d'autres non véritables? Et cela semble s'exprimer dans la chevelure et l'amour du père? Et, pour couronner le tout, constituer une circonstance atténuante, parce que forcément, c'est une faiblesse congénitale contre laquelle il est inutile de se battre?... Une grande et belle vision féministe...)

"Un jour, on te mit à la porte du lycée. Tu étais allé trop loin, une fois de plus. Pour un pari stupide et cruel. Parce que tu avais déshabillé une pauvre fille myope, gauche et un peu grosse." (Comment te dire que la formulation de ce passage me laisse circonspecte... Devant un tel récit, on réagit, on s'offusque, on ne se contente pas d'accoler des adjectifs à "fille" comme s'il s'agissait de minimiser la faute - après tout, en étant myope, gauche et grosse, la vie avait déjà fait de cette "pauvre fille" une victime, non? Moins grave que de déshabiller une fille avec une bonne vue, adroite et mince?...)

"Pendant soixante-cinq ans, Albert a attendu. Seulement jamais ce jour n'est arrivé. Jamais cet enfant ne lui a pardonné. Le petit garçon a grandi, il est devenu un homme, et avec le temps, sa colère s'est installée en lui plus profondément encore. Elle est devenue sa compagne, son amie."


Note finale
2/5

vendredi 7 avril 2017

Aveu de faiblesses, Frédéric Viguier

J'ai découvert Frédéric Viguier à travers son premier roman, Ressources inhumaines, qui m'avait longtemps hantée. Son deuxième roman, Aveu de faiblesses, est paru en début d'année, et promettait d'être tout aussi singulier, sur un sujet néanmoins différent, loin du monde du travail et de la grande distribution.
Ça tombe bien, je suis intimement persuadée que les grands auteurs se distinguent à leur polyvalence, à leur facilité à explorer des sujets et des formes variés. 
J'avais donc grand hâte de découvrir ce que me réservait ce livre...



Libres pensées...

Aveu de faiblesses est l'histoire d'Yvan Gourlet. A 17 ans, il vit en solitaire auprès de ses parents, de son père qui n'a guère d'égards pour lui, et sa mère qui n'a de cesse de sculpter des figurines en beurre et de collectionner des boîtes de fromage. Yvan n'a pas vraiment d'amis, il faut dire qu'il est gauche, et surtout laid, si bien que les autres adolescents et enfants le prennent pour cible de leurs quolibets dès que l'occasion se présente.
Un jour, le cadavre de Romain Barral, un enfant de 8 ans voisin des Gourlet, est retrouvé dans un fossé.
Alors que la ville est sous le choc, l'enquête se tourne rapidement vers Yvan, qui semble ne pas avoir d'alibi sérieux et dont la mère ment pour éloigner les enquêteurs.

Je m'arrête là, je ne voudrais pas non plus vous gâcher tout le suspense.
Mais l'histoire, vous l'aurez senti, est extrêmement prenante. Tout comme Ressources inhumaines, Aveu de faiblesses est un roman que l'on lit d'une traite, le souffle court. Le sentiment de malaise profond qui règne happe le lecteur dès les premières pages, et l'oppresse encore après avoir refermé le livre.

L'intrigue n'est pas tout à fait inédite, dans son sujet comme dans sa structure, elle engage néanmoins le lecteur qui se voit traverser par une multitude d'émotions et de réactions vives, allant de la surprise au sentiment d'injustice, à l'indignation, à l'incompréhension.
Sous un abord accessible (le langage n'est pas châtier, il est d'abord celui d'Yvan dont on pourrait se demander, au vu de la façon dont il réagit et au vu de ses préoccupations, s'il a conscience de l'étau qui se resserre autour de lui, et des enjeux que cela représente pour son propre avenir), le récit exprime une violence extrême, qui se révèle dans le meurtre en lui-même, dans la façon dont Yvan est traité, par la police, par ses parents, et par l'opinion publique, dans le dénouement également, bien entendu.

Frédéric Viguier a ce talent de savoir mettre en exergue les paradoxes sans user de grands mots, parfois même sans les nommer : la violence en prison est, à certains égards, moindre que celle qu'Yvan rencontre à l'extérieur, lorsque la police l'appréhende et l'interroge.

La chute est, elle aussi, violente, bien que certains lecteurs puissent l'entrevoir avant que de parvenir à la dernière page. Elle appelle à une nouvelle lecture, à l'introspection, et à questionner ses propres réflexes de pensée. On pourrait croire que Viguier joue avec nous, et le prendre mal. Pour ma part, je considère qu'il remplit merveilleusement l'office du romancier, créant l'illusion parfaite, nous offrant un moment de lecture hors du temps, et néanmoins nous conduisant à réfléchir à des problématiques sociales et sociétales.
Aussi, bien que le sujet m'ait fait moins forte impression que Ressources inhumaines, j'ai été soufflée, et recommanderais largement son roman autour de moi.
A commencer par vous : il est encore temps d'assister aux débuts d'un auteur qui va, je prends les paris, faire largement parler de lui, et qui n'a pas fini de jouer avec nos émotions. 

Pour vous si...
  • Vous avez aimé le film Contre-enquête (si on m'avait dit que je citerais un jour un film avec Jean Dujardin...), les histoires de Maître-Mo, et les récits de longue descente aux enfers face au système pénal dans toute sa splendeur.
  • Vous êtes convaincu qu'il existe, dans ce triste monde, un complot d'envergure mondial contre les roux, et en récoltez les preuves à foison. 

Morceaux choisis

"Mon père, il est comme les autres gens du village, il n'aime pas ceux qui ne font pas comme lui, mais il aimerait vivre autrement."

"A cause de cet homme, et de ce regard, je n'étais plus très sûr d'être innocent, je me sentais accusé de tous les crimes de l'humanité, parce que j'étais l'archétype, la preuve vivante qu'il ne fallait pas chercher plus loin, qu'il fallait rassurer la foule en lui présentant le coupable idéal."


Note finale
4/5
(excellent)

jeudi 6 avril 2017

"Tu seras un raté, mon fils!", Frédéric Ferney

Une biographie de Churchill, oh oui!!!


Libres pensées...

Biographie, certes, mais pas n'importe laquelle!
Il faut dire que l'on a tellement écrit sur Churchill qu'il est difficile de ne pas se pencher sur le sujet sans faire du réchauffé. Pour cette raison, l'auteur choisit un angle spécifique, celui de la relation de Winston à son père, et la façon dont elle a influencé son parcours.

Dès lors que l'on s'intéresse à Churchill, en effet, le sujet a tôt fait de surgir : Winston a été une grande déception pour son père qui ne s'est pas privé de le lui faire sentir, cet homme qui est devenu le plus célèbre de Grande-Bretagne en son temps, et est encore considérée aujourd'hui comme une figure majeure du XXe siècle, et en particulier de la Seconde Guerre Mondiale.

Dès lors, explorant l'histoire de Winston depuis cet angle de vue, l'auteur relate longuement la jeunesse de Churchill, ses relations avec son entourage, à commencer par son père, mais également avec sa mère, et l'influence qu'elle eu sur son fils, y compris du fait de ses interventions en sa faveur auprès des notables qu'elle connaissait bien. Winston se révèle en effet un enfant et un adolescent indocile, insolent, peu enclin à l'étude et à la discipline, et déjà peu avare de bons mots et de traits d'esprit.

Naturellement, on s'attarde peu sur les "faits de guerre" tardifs de Churchill, dans la mesure où l'empreinte du père se fait moindre, et que sa disparition rend obsolète la poursuite de l'analyse, bien que l'auteur souligne les accomplissements de Winston dans une ligne instaurée dès son enfance, selon laquelle il lui fallait prouver qu'il pouvait devenir quelqu'un, et qu'il n'était pas l'incapable que son père voyait en lui.

Le récit est intéressant, la prose s'envole par moment, l'auteur se montrant prompt à faire de l'humour et à exprimer une proximité et une affection envers la figure de Churchill, ce qui rend cette biographie plus chaleureuse et moins orthodoxe que d'autres plus rigoureuses et classiques.
Et, bien sûr, cette relation entre père et fils demeure fascinante, et, en dépit de la souffrance qu'elle a pu causer de part et d'autre (surtout d'autre), elle ne manque pas de cocasserie.


Pour vous si...
  • Vos parents n'ont jamais placé le moindre espoir en vous. 
  • A l'inverse, votre progéniture vous afflige. Reprenez-vous, et pensez à Churchill : tout peut advenir. Préparez tout de même un plan B, il n'y a pas non plus pléthore de Churchill par décennie. 

Morceaux choisis

"Ce fut d'abord cela, le grand Churchill, un petit bout d'homme, un roquet au poil roux, une ambition furibonde dans le dortoir vide d'un collège anglais. Un fils à papa et un autodidacte. Un outsider. Un éternel intrus. Un cancre. A douze ans, il écrit à sa mère : "Lorsque je n'ai rien à faire, ça ne me gêne pas du tout de travailler un peu, mais lorsque j'ai le sentiment qu'on me force la main, c'est contraire à mes principes." " (*_* Fabuleux...)

"Il y a, chez lui, outre sa lucidité et son grain de folie héréditaire, un alliage de volonté et de fatalisme qui n'appartient qu'à lui."

"Méprisé par son père, il a longtemps pensé qu'il n'aurait pas les moyens de son ambition. Il devine aujourd'hui que ses moyens sont parfois au-dessus de ses ambitions, ce qui est une autre forme d'impuissance. Il se désespère toujours de ne pas réussir à imposer une idée - la sienne -, ne doutant pas d'avoir raison contre l'avis de tous. En même temps, toute idée partagée le dégoûte un peu. Il sent qu'elle n'est plus vraie. Il n'est démocrate que par défaut, parce que c'est plus convenable. Cette rage éphémère d'impuissance ne le quittera jamais."

"Il lui parle du mariage de son frère avec lady Gwendoline Bertie mais aussi de politique - c'est plus fort que lui - et il ne manque pas de l'effrayer en lui contant sa dernière mésaventure : il vient d'échapper à un incendie, oui, en pleine nuit, oh dear, dans le manoir de son ami Freddy Guest à Burley-on-the-Hill! Adorateur du feu et pompier dans l'âme, Winston a sauvé des flammes une toile de maître et un chat. My hero! (Je suis éblouie devant un tel sens pratique combiné à un sens remarquable de la priorité <3 )


Note finale
2/5
(pas mal)

mercredi 5 avril 2017

Rouge armé, Maxime Gillio

Et voilà, nous y sommes déjà, la fin de l'aventure du Grand Prix des Lectrices...
Je termine avec la lecture d'un thriller, Rouge armé, au titre énigmatique, et à la jolie couverture un peu défraîchie.
Promis, je vous prépare un post très bientôt pour vous révéler mon florilège de ce cru 2017.
En attendant, nous allons parler d'un Mur (comme quoi, pour ceux qui avaient des doutes, Trump n'a rien inventé). 



Libres pensées...

Patricia, journaliste, se présente à Inge et la convainc de lui confier l'histoire de sa vie. Car Inge a eu un parcours singulier : sa mère était Allemande immigrée en Tchécoslovaquie, a dû fuir à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale, a été retenue dans un camp et a confié ses enfants à des paysans allemands pour qu'ils les élèvent en Allemagne de l'Est.
A l'âge adulte, Inge voit mourir son fiancé Christian lors d'une tentative de passer de l'autre côté du mur. Elle reprend son flambeau, et se rend complice, une fois à l'Ouest, d'actes impardonnables.

Rouge armé ne se confond pas avec la horde des romans noirs ou des thrillers classiques : l'intrigue qui le sous-tend s'éloigne de l'anecdotique pour se noyer dans l'Histoire, à ses heures sombres. C'est sans doute ce qui m'a le plus plu dans ce roman : il dit la situation des populations issues des Sudètes, confrontées aux immigrés allemands en Tchécoslovaquie. Le rapport de force se module, puis s'inverse à la fin de la guerre, et ces immigrés, implantés parfois depuis des générations, se retrouvent expulsés, en proie à des habitants avides de revanche. Néanmoins, une fois de retour en Allemagne, ils sont suspects aux yeux de ceux qui les voient arriver, si bien qu'ils se retrouvent internés dans des sortes de camp de transit, dont ils peinent à sortir.
Ce sujet-là, qui sert de matière à la première partie du livre, est déjà très riche en elle-même ; car si l'on a l'habitude de lire ce qu'a été le quotidien des Français durant cette période, et la cohabitation complexe avec les Allemands, on est beaucoup moins au fait de ce qu'a pu être cette cohabitation ailleurs, moins présente dans la littérature et le cinéma.

Par la suite, le livre évolue vers un deuxième sujet tout aussi passionnant : la période de la Guerre Froide, l'édification du Mur de Berlin, et les tentatives de rallier l'Ouest. Cette époque étant plus récente, elle a peut-être moins été traitée, même si elle n'est pas non plus absente de l'art. C'est certainement la partie qui m'a le plus intéressée, soulignant la séparation nette entre les habitants de l'Est et de l'Ouest, la dimension presque irréversible d'un passage à l'Ouest pour un habitant quel qu'il soit, les risques encourus aussi, bien sûr.

Partant, les faits de terrorisme relatés et auxquels Inge aurait pris part qui sont au cœur du suspense (rappelons qu'il s'agit d'un thriller), n'occupent, au regard des autres événements, qu'une part minime de l'intrigue dans sa globalité. Dans cette mesure, j'ai eu le sentiment qu'ils étaient utilisés pour servir cette ambition de forme, pour justifier que Rouge armé soit un thriller avant d'être un roman, alors qu'en réalité, tout l'intérêt du récit est ailleurs, justement dans le cadre, dans ces épisodes de l'Histoire qui nous sont rapportés, si bien que la tension dans la relation entre Patricia et Inge et les motifs qui poussent Patricia à interroger Inge m'ont semblé finalement secondaires, voire insignifiants.

Ainsi, j'ai été captivée par Rouge armé pour les sujets évoqués, ce que le récit dit de l'Histoire y compris récente de l'Allemagne, néanmoins, je reste partagée quant au choix de l'auteur d'en faire un polar, ou, à tout le moins, une sorte de roman noir, car cela, à mon sens, dilue l'intérêt de l'intrigue et vient agréger des éléments somme toute superflus à une matière déjà fournie.


Pour vous si...
  • Vous connaissez par cœur les dates d'édification et de destruction du Mur de Berlin, sans véritablement en savoir plus sur le sujet

Morceaux choisis

"Les gens de ma génération ont vécu l'édification du Mur et les années de guerre froide comme le plus gros traumatisme de leur vie. Familles déchirées, décimées parfois, la suspicion permanente, des frères qui deviennent des étrangers, les cicatrices qui ne se referment pas."

"Personne n'a assisté à son enterrement. On l'a inhumée là, à côté de papa, sans sa fille pour l'accompagner et la rassurer.
Maman est morte et je m'en fous." (Camus revisité)

Note finale
3/5
(cool)