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mercredi 3 octobre 2018

Einstein, le sexe et moi, Olivier Liron

Je poursuis avec la sélection d'automne des 68 premières fois, avec un premier roman au titre on ne peut plus accrocheur...


Libres pensées...

En 2012, le narrateur est sur le plateau de Questions pour un Champion, face à Julien Lepers, pour lequel il nourrit la plus grande sympathie, à trois adversaires, Renée-Thérèse, Jean-Michel et Caroline, et à un super champion, Michel. A ses côtés, nous revivons cette course semée d'embuches.

Einstein, le sexe et moi présente l'intérêt rare de pouvoir, à mon sens, ravir un très large public.
Quels sont donc les ingrédients pour cela ?
En premier lieu, le cadre est connu, de près ou de loin, du lectorat français : on entend immédiatement le grain de voix de Lepers, le buzzer, la petite musique du générique.

Ensuite, le roman est écrit à la manière d'un thriller, ou presque : l'issue n'est pas connue d'avance, on progresse laborieusement aux côtés du narrateur, conscient des obstacles qui vont se dresser entre la victoire et lui, et de l'affrontement inéluctable avec des stratèges à sang froid, à savoir, les autres participants, tous visiblement plus chevronnés, et, partant, redoutables.

Comment, alors, s'assurer que l'on ne sombre pas dans un récit mécaniste, à la manière d'un Thilliez ou d'un autre maître du polar ? Grâce aux nombreuses digressions, ces moments où le narrateur se replie en lui-même, nous invite dans son intériorité, où il poursuit le dialogue qu'il entretient avec lui-même autour des événements et des pensées qui lui viennent. Le lecteur a alors la possibilité de l'approcher, de découvrir des bouts de son histoire, d'entrevoir le champ de ses connaissances. Le récit prend alors un tour beaucoup plus personnel au travers de cette introspection, de ce monologue intérieur.

Enfin, dernier ingrédient, et non des moindres, l'humour qui ponctue la prose vive et charmante de l'auteur. Sous l'oeil acéré du narrateur, les autres candidats deviennent des combattants épiques, capables de rouerie et de coups bas sans vergogne, tantôt à la peine et tantôt à la gloire, ils sont sans pitié, d'étranges alliances se nouent, on découvre les coulisses d'une compétition où l'on fait bonne figure, mais où l'on est prêt à tout pour gagner.

J'en ai assez dit ; filez-vous vous délecter de ce roman court mais intense, où l'on se gausse et l'on se félicite de vivre à une époque où une émission télévisée peut donner lieu à un roman savoureux. 

Pour vous si...
  • Depuis que vous avez lu le titre de ce roman, votre cerveau crée toutes sortes de projections impliquant les trois principaux ingrédients cités, et ce n'est pas beau à voir.
  • Vous ne connaissiez pas la première vie de Julien Lepers. 

Morceaux choisis

"Jean-Michel l'ingénieur aéronautique était triste comme la mort. Il a reniflé comme s'il avait perdu son nez et qu'il le cherchait partout avec sa bouche." (et oui, dans tout l'excellent livre d'Olivier Liron, c'est cet extrait-là que j'ai choisi. Ahah)


Note finale
4/5
(très cool)

lundi 24 septembre 2018

La guérilla des animaux, Camille Brunel

La rentrée des 68 premières fois débute pour moi avec un premier roman au titre surprenant : La guérilla des animaux. L'auteur, Camille Brunel, est diplômé en Lettres et a déjà publié un essai sur Lautréamont. 


Libres pensées...

Isaac Obermann est un fervent défenseur de la cause animale. Entrevoyant la fin du règne de l'homme et l'affrontement entre ceux qui poursuivent sa course effrénée pour la croissance et la destruction aveugle et ceux qui prennent conscience des conséquences insoutenables de la toute-puissance humaine, Isaac se range du côté des militants les plus engagés en faveur de la préservation des animaux, n'hésite pas à rejoindre les activistes de Sea Shepherd, ou encore à exposer ses arguments devant un amphithéâtre d'étudiants de la Sorbonne qui le considèrent comme un extrémiste. Sur son chemin, il rencontre des braconniers qu'il tue sans état d'âme, des soutiens et des alliés, des détracteurs, et quelques-uns des derniers représentants des espèces en voie de disparition qu'il entend sauver.

Depuis quelques années, les romans proposant de réfléchir aux relations entre les hommes et les animaux - ou plutôt à la domination humaine sans concession sur le monde - acquièrent une certaine visibilité.
Parmi ceux que j'ai eu l'occasion de lire, il y a eu, bien sûr, Faut-il manger les animaux, Défaite des maîtres et possesseurs ou encore Règne animal.

Pour autant, La guérilla des animaux m'a donné le sentiment de ne pas être "un roman de plus". Il va plus loin, ou alors il va ailleurs, aborde les choses sous un angle plus militant, plus cru, nous forçant à la confrontation.
De cette lecture, ressort une impression d'urgence, et certains lecteurs seront sans doute bousculés par certaines scènes poussant à l'extrême l'idée selon laquelle nous avons tous intériorisé une hiérarchie naturelle évidente : la vie animale ne vaut pas la vie humaine, les animaux constituent des espèces inférieures aux hommes, à leur disposition pour leur amusement comme pour leur alimentation.
Ainsi, la scène dans laquelle une militante sacrifie sa propre vie pour nourrir une ourse et ses petits, derniers représentants de leur espèce, et sur le point de mourir de faim.
Si l'on se réfère à la hiérarchie ci-dessus qui nous a été inculquée, il est difficile de ne pas considérer que cette scène est grotesque, stupide. Mais si l'on s'interroge sur le bien fondé de cette hiérarchie, alors elle ne l'est plus vraiment, et les comportements humains qui sont à nos yeux "normaux" et "habituels" aujourd'hui, apparaissent sous un nouvel angle eux aussi : ils reflètent une violence inouïe, une inhumanité insondable.

La guérilla des animaux dérange, provoque, et invite à renverser le rapport de force, à penser une coexistence digne, à la hauteur des grandes idées que l'homme se fait à son propre sujet. L'expérience est intéressante, et ne devrait pas s'arrêter là. Car nous avons tous une responsabilité dans le tableau dépeint par Camille Brunel.


Pour vous si...
  • Vous êtes prêt à déconstruire les lieux communs

Morceaux choisis

"Nous ne nous mettrons à défendre les animaux qu'après avoir compris qu'il ne nous reste aucune chance. Tant que nous nous soucierons de la faim et de la pauvreté dans le monde, nous ne nous soucierons jamais autant qu'il le faudrait de ce qui n'est pas nous. Tu sais comme on est heureux lorsqu'au plus profond du malheur, on a l'occasion de passer quelques heures avec un enfant ? Et comme l'enfance intéresse peu les adultes carriéristes ? L'écologie est un souci puéril, elle cherche à défendre l'enfance de la Terre, sa virginité, sa peau douce, son regard pur comme l'air des Pôles. Il faut plonger l'humanité au plus profond du malheur. Lui faire perdre la foi en sa puissance positive. Car je ne la crois capable que de détruire, même quand elle croit faire le bien."

"But they're not human !, s'exclama-t-elle.
_Cela fait bien longtemps que ce n'est plus un gage de qualité. C'est même plutôt le contraire."

"Je pense vraiment que l'humanité entière a un peu honte, que je ne fais pas que plaquer la mienne sur elle. La banalité du Mal n'existe peut-être pas tant que ça : les enfants et les chiens comprennent très vite quand ils ont fait quelque chose de mal, ils n'ont pas besoin de rationnaliser beaucoup leur situation. Alors les adultes humains... Ceux-là dépriment et meurent - intérieurement - de plus en plus jeunes, à peine ravivés par la procréation, qui ne semble plus exciter grand monde. C'est le problème de la duplication : une fois qu'une espèce a assuré sa survie, il ne lui reste plus qu'à rechercher le bonheur et, évidemment, elle ne le trouve pas. Les animaux souffrent, se blessent, se heurtent à d'agaçantes énigmes : ils n'excèdent pas les limites de leur physionomie mais n'en conçoivent aucun regret, aucune colère, aucune rancune contre un Créateur qui les aurait spoliés."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 18 septembre 2018

La purge, Arthur Nesnidal

Premier roman d’un jeune auteur, La purge promettait le procès des classes préparatoires aux grandes écoles. Je ne pouvais pas manquer un tel spectacle. 


Libres pensées...

Le sujet est polémique, bien sûr, pourtant ce n’est pas ce qui frappe le plus à la lecture de La purge. Dès les premières lignes, la prose prend à la gorge, écho d’un autre siècle, d’une verve surannée.
Moi qui suis pourtant une amoureuse des belles lettres, je n’ai pas trouvé l’écriture à mon goût, parce qu’elle m’a semblé surgir d’un autre temps, et qu’il ne me paraît pas pertinent de chercher ainsi à la ressusciter. Imaginez qu’un auteur convoquer le style rabelaisien et l’ancien français : cela aurait de quoi surprendre, et donnerait un sentiment d’anachronie. C’est justement ce sentiment qui m’a habitée tout au long de la lecture, faisant peu à peu naître un malaise.

Venons-en au sujet : le narrateur décrit son expérience en classe préparatoire, jusqu’à ce que son renvoi soit prononcé. Il prend le parti de se présenter en « rebelle » dans un milieu qui n’accepte que la conformité et le respect d’une « tradition d’excellence ». Les autres élèves seront des moutons, et lui sera le loup, celui qui ne se plie pas aux usages hérités d’un autre temps (si ce n’est à travers son écriture, qui renvoie au souffle épique des grandes épopées romantiques).

Son combat semble perdu d’avance, lui face à l’institution, et assez rapidement, on a le sentiment qu’il cherche à travers ce récit qui se voudrait tantôt drolatique, tantôt grave, et toujours dans un style emphatique, à se faire justice, à régler ses comptes avec l’établissement qui ne l’a pas reconnu à sa juste valeur. Car le motif qui conduit à son départ n’est pas lié à la défense d’une cause, il est finalement trivial.

Ainsi, le thème est très intéressant, mais n’est qu’un prétexte, dès le début l’esthétisme prend le pas, et sonne faux. Il y avait beaucoup à dire, pourtant, que d’autres ont déjà tenté de dire, sur l’élitisme forcené, l’entre-soi, la reproduction sociale, les mécanismes à l’œuvre menant au succès de quelques-uns que l’on pourrait identifier dès leur entrée en hypokhâgne, car alors tout, ou presque, est déjà joué. 

Pour vous si...
  • Vous ne comprenez pas ce que l’on peut trouver à l’écriture de Despentes, pour votre part vous vous sentez très à l’aise avec un style grandiloquent et un vocabulaire rare
  • Vous regrettez le bon temps de votre hypokhâgne

Morceaux choisis

"Cachée sous la façade d'un bâtiment classé, ma chambre avait le charme enivrant des clapiers."

"Nous ne voudrions pas que l'auteur de ce livre donne la fausse impression d'une exagération aux petits incrédules qui ont cette manie pour le moins agaçante de prêter aux récits qui sortent de l'ordinaire des intentions ludiques et des tournures de style ; nous ne sommes coutumiers, comme on l'aura noté, en aucune façon de ces effets de manche qui veulent impressionner ou faire rire un public naïf ou complaisant ; notre affaire est sérieuse." (le moment sans doute où l'auteur entrevoit avec clairvoyance quelles objections lui seront adressées)

"Ma parole est sacrée ; elle est tribunitienne. Elle porte en elle la foule de ceux qui ont la vie pour souffrir les offenses, et qui n'ont pas le verbe pour les montrer au monde, cette lumière divine sans laquelle on ne voit rien ; car les hommes sont aveugles sans les mots, comme ils sont aveugles sans amour ; l'amour est la pupille, et les mots leur soleil. Que peut-on voir sans soleil ? Les muets sont invisibles." (malheureusement, le combat mené n'est pas à la hauteur de l'héroïque intention...)

Note finale
2/5

lundi 3 septembre 2018

Une vie de pierres chaudes, Aurélie Razimbaud

Une vie de pierres chaudes, premier roman d'Aurélie Razimbaud, nous emporte dans l'Algérie indépendante des années 1970. 


Libres pensées...

En 1970, Rose n’a pas vingt ans lorsqu’elle rencontre Louis par l’intermédiaire d’Antoine, un trentenaire qui vit à Alger tout comme elle et ses parents. Rose et Louis se marient, et ont une fille, Violette. Mais Rose souffre de la distance de son époux, ses absences répétées dont elle découvre bientôt qu’elles ne s’expliquent pas par son travail, mais par une double vie. Car avant de la rencontrer, Louis a fait la guerre d’Algérie aux côtés d’Antoine, et cette sombre période a laissé des marques profondes dans sa vie : Louis est resté traumatisé par les événements qu’il a traversés, et a gardé des secrets connus de lui seul.

Une vie de pierres chaudes conjugue des ingrédients efficaces, sans pour cela verser dans la légèreté, du fait des thèmes évoqués, depuis la guerre d’Algérie jusqu’au déchirement d’une famille, d’un homme tâchant d’assumer ses responsabilités, d’une femme délaissée souffrant de solitude et d’incompréhension, d’une fille impuissante face au délitement de son foyer.

La structure du récit est complexe, du fait des allers et retours entre plusieurs périodes : les années 60, les années 70-80, et la fin des années 90. Cela ajoute cependant à sa richesse.

Le personnage de Louis est central dans l'intrigue, parfois sans doute au détriment de certains personnages secondaires, à l'instar d'Antoine, qui est récurrent sans pour autant que sa relation avec Louis soit pleinement détaillée. Rose et Violette, quant à elles, forment des figures contestataires, en opposition à Louis, qui subissent une situation sans pouvoir la nommer. Le personnage d'Afalkay, que l'on découvre au fil des pages, prend peu à peu une place, mais aurait pu lui aussi être davantage exploré.

Quant au style, très fluide, il renforce le cadre très romanesque du récit, proposant une peinture vibrante d’Alger dans les années 1970. 

Le sujet de la guerre d’Algérie, abordé ici depuis l’angle de vue des Français expatriés en Algérie pour y travailler et y avoir une vie aisée, est intéressant, d’autant plus que l’on peut voir ses effets dans le temps, et que le parti pris de l’auteur est de mettre en lumière les tortures infligées par l’armée française à l’ennemi, rejetant en cela toute complaisance.

Ainsi, de par son format relativement court (240 pages), son rythme, son cadre et l'époque choisie, Une vie de pierres chaudes constitue un premier roman captivant et sensible, extrêmement prometteur.

Pour vous si...
  • Vous vous intéressez à l'approche littéraire des événements de la guerre d'Algérie
Note finale
3/5
(cool)

dimanche 26 août 2018

Les déraisons, Odile d'Oultremont

Les déraisons figurait dans la sélection de printemps des 68 premières fois.
Avec un peu de retard, je vous livre mon ressenti sur ce roman bourré de fantaisie...


Libres pensées...

Adrien et Louise se sont rencontrés dans des circonstances cocasses, et depuis, leur quotidien est un joyeux désordre. Aussi, lorsqu'une tumeur est découverte dans les poumons de Louise, leur vie prend un tournant inattendu, et Adrien décide de délaisser son emploi - sans n'en rien dire à son employeur - pour prendre soin d'elle. Lorsque la supercherie est découverte, son employeur l'assigne en justice.

Je dois commencer par louer le style de l’auteur et sa fantaisie, qui sont les deux principaux atouts du roman, lequel cependant pâtit du fait que ces ingrédients en question rappellent à s’y méprendre le premier roman d’Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, qui lui ont valu le succès fulgurant que l’on sait.
Au fur et à mesure de la lecture, on se sent véritablement étreint par cette impression de déjà-vu, et c’est très dommage, car le roman a ses propres qualités et mérite d’être lu.

Cependant, il est heureux que je me retrouve à parler des Déraisons plusieurs mois après l'avoir lu, car le sentiment qu'il a laissé n'est pas celui de l'agacement, ou du déjà-vu ci-dessus évoqué, mais plutot de l'atmosphère étrange, joyeuse, aigre-douce qui s'en dégageait, et la drôle de confrontation entre Adrien et son employeur, qui permet de dépasser la simple dimension du couple, et rend au protagoniste son aspect social, l'inscrivant dans un environnement plus large, tantôt hostile, tantôt neutre, pour de nombreuses raisons.

Ainsi, alors qu'à l'issue de la lecture, je me détournais plutôt du roman, je le recommande aujourd'hui fermement, car le temps m'a permis de voir ses qualités et de me détacher de la ressemblance avec Bojangles qui m'avait alors gênée. 
N'hésitez pas à aller à la rencontre de Louise et d'Adrien, pour vous faire votre propre avis sur la question...

Pour vous si...
  • Vous avez été conquis.e par En attendant Bojangles, et reprendriez bien une tasse d'originalité

Note finale
3/5
(cool)

lundi 26 mars 2018

Apprendre à lire, Sébastien Ministru

Apprendre à lire est le premier roman de Sébastien Ministru, journaliste, chroniqueur radio, et auteur de pièces de théâtre. 


Libres pensées...

Antoine a la soixantaine, il est directeur de presse, et a une vie en apparence rangée auprès d'Alex, avec qui il vit depuis des décennies, et qu'il connaît par coeur. Il lui arrive de payer les services de prostitués, mais cela, Alex n'en sait rien. Un jour, son père, auprès de qui il a grandi après la disparition de sa soeur mais dont il ne se sent pas proche, lui demande de lui apprendre à lire et à écrire. Antoine s'exécute de mauvaise grâce, avant de faire une proposition à son père : engager quelqu'un pour lui enseigner cela à sa place, à savoir Ron, un jeune homme d'origine aisée qui s'est éloigné de sa famille et se prostitue dans l'espoir de gagner assez d'argent pour aller s'installer à Sidney et y devenir instituteur. D'abord fermement opposé à cette idée, le vieil homme fait la rencontre de Ron, et finit par s'habituer à lui, et même à l'apprécier.

J'ai beaucoup aimé Apprendre à lire.
Ce qui m'a plu, dans ce roman, c'est d'abord le style : dépouillé, simple, sobre peut-être, mais reflétant le quotidien d'Antoine et celui de son père. Il émane une sincérité, un réalisme des dialogues entre les deux hommes, et l'on sait que des dialogues réussis ne sont pas monnaie courante.

Ensuite, j'ai aimé les personnages : la personnalité ambivalente d'Antoine, qui cherche à concilier aussi simplement que possible des envies divergentes, qui cherche à être un bon compagnon, un bon fils, derrière une indifférence apparente, et que les sentiments rattrapent alors qu'il se croyait "rouillé", hors d'atteinte.
Le père d'Antoine, aussi, dans sa rusticité, son abord abrupt et sa manière bourrue d'exprimer ses manques, ses faiblesses, de vouloir maintenir entre son fils et lui une barrière pudique, et qui pourtant se préoccupe de son fils qu'il fait mine de ne pas comprendre.
Ron, enfin, plus insaisissable, qui joue le rôle de liant, qui s'appréhende en creux et qui est pourtant la pierre angulaire de ce récit, car l'on devine à travers lui la difficulté qu'ont Antoine et son père à se parler, à mettre de côté tout ce qui s'est dressé entre eux au fil des ans, mais aussi la solitude immense du père, et la béance laissée lorsque, un beau jour, Ron disparaît, laissant le vieil homme perdu, inquiet, sans réponse, sans ami.

C'est sans doute ce dernier point qui m'a le plus touchée, car elle met le doigt sur une réalité dont on parle, que l'on peut imaginer, sans forcément y être confronté soi-même, et qui pourtant est effrayante: s'imaginer vieillir seul.

Lorsque Ron a disparu, j'ai songé qu'il n'y avait qu'une issue qui pourrait faire d'Apprendre à lire un très beau roman. Par chance, c'est l'issue qu'a choisi l'auteur, évitant de verser dans une facilité romanesque qui aurait fait du récit un récit parmi d'autres du même accabit. Au contraire, Apprendre à lire est bel et bien un très beau roman sur la relation filiale, la solitude, et la liberté conférée par les mots qu'on lit et qu'on écrit. 

Pour vous si...
Morceaux choisis

"L'analphabétisme de mon père ne m'a jamais causé de problèmes. C'est un handicap qui, pour moi, n'en est pas un. Je n'ai jamais vu mon père s'en plaindre, ni en souffrir."

"_Mais à  quoi ça va te servir de savoir lire ?
_ A quoi ça va me servir ? Mais à lire. Peut-être que lire, ça fait mourir moins vite."

"Apprendre à lire et à écrire a calmé son impatience, même si - son impair de l'autre jour à table l'avait prouvé - il pouvait continuer à surprendre par ses manières brutales. Son écriture, malhabile, curieusement encombrée de courbes et d'arrondis, ne reflétait pas l'homme, mince, tendu et anguleux, que je connaissais. [...] J'ai été impressionné par les feuillets d'exercices qu'il m'avait montrés, non pas à cause de la qualité de leur calligraphie, mais par l'idée, un peu idiote, de voir pour la première fois l'écriture de mon père, de tenir entre mes mains cette chose qui était sortie de lui."

Note finale
3/5
(beau roman)

mardi 20 mars 2018

Eparse, Lisa Balavoine

Un thé et un livre, la recette du bonheur.


Libres pensées...

L'auteur dresse un état des lieux de sa vie, de ses états d'âme, de ses doutes, revisitant son adolescence, ses débuts d'adulte, son quotidien, ses enfants, le regard qu'elle pose sur elle et que la société pose sur elle à son tour, l'amour qui ne sait pas durer.

Vous me direz, le synopsis n'évoque rien que de très entendu, et de déjà vu. Pourtant, la magie opère, et l'on se laisse captiver par la narration intimiste et sincère, la proximité se noue immédiatement, l'auteur ne manifestant pas à son égard la moindre complaisance, et ne cherchant pas à dissimuler ou à feindre.
Pour autant, on ne sombre pas dans l'auto-apitoiement, il s'agit plutôt de tirer des constats, de s'interroger encore sur ce que l'on peut attendre de l'amour par exemple, de sourire lorsque le bonheur se présente, lorsque les souvenirs rejaillissent.

Ce qui distingue Eparse d'autres romans, c'est le cadre, propice à nous replonger dans les dernières décennies, depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui, à travers la musique en particulier, et de nombreuses petites choses qui semblent à présent désuètes, mais qui ont pu incarner une époque, et rendent nostalgique quiconque a connu ce temps-là.
Ainsi, Eparse, qui est d'abord un roman intime, rassemble, embrasse, au lieu d'exclure.

Lisa Balavoine envoie valser les idées reçues, les images d'Epinal, elle dit son expérience de femme, de mère aussi, elle multiplie les anecdotes, les confidences, les insolences, déclare un amour fougueux à Mathieu Almaric, sera fière de trouver chez son fils le même goût pour l'acteur, invente des mots qui manquent, tout passe au crible de son regard ironique et profond, et l'on se plaît à se sentir près d'elle un instant, car ce qu'elle dit nous touche au point d'avoir le sentiment d'être pris dans une conversation avec une amie.

Un bien beau premier roman ! 

Pour vous si...
  • Vous êtes sensible aux confessions.
  • Vous adorez vous replonger dans les années 80 (et les suivantes, vous n'êtes pas sectaire non plus). 

Morceaux choisis

"J'ai quitté quelqu'un que j'aimais. Je ne sais pas si on peut se pardonner cela."

"J'ai hâte de lire le prochain roman de Jaenada. Je me souviens de cette soirée, il y a au moins vingt ans, où dans un bar du XVIIe arrondissement, il m'avait dit qu'il allait écrire et que je m'en souviendrais. Et j'avais souri, pensant qu'il me racontait des craques pour me draguer. Puis un jour, j'ai vu son nom sur une pile de romans dans une librairie. Il n'avait pas menti."

"Je suis une capitaliste d'extrême-gauche. Ce n'est pas toujours facile à vivre."

"Je n'ai pas toujours l'impression d'être la femme que j'aimerais que mes filles deviennent."

Note finale
4/5
(très cool)

vendredi 2 mars 2018

L'homme de Grand Soleil, Jacques Gaubil

Escapade au Canada avec les 68, et plus précisément à Grand Soleil, ce  qui rend la couverture paradoxale et trouble le pauvre lecteur égaré par tant de signaux contradictoires. 


Libres pensées...

Le narrateur, Jacques, est médecin itinérant, et couvre notamment le territoire reculé de Grand Soleil. Lorsque le grand Cléophas tombe malade, il propose de réaliser des analyses de sang pour identifier le mal dont il souffre. Mais les résultats obtenus dépassent l'entendement, et ne tardent pas à trouver écho dans la presse mondiale, car ils démontrent l'existence d'un ADN différent de celui de l'Homo Sapiens, un ADN qui serait celui des descendants de Néanderthal.

Le sujet choisi par Jacques Gaubil pour son premier roman interpelle, en ce qu'il est particulièrement audacieux : face aux innombrables romans familiaux ou sentimentaux, voilà un choix qui dépayse et qui titille !

Le narrateur fait état avec brio de la situation qui, rapidement, lui échappe, des enjeux qui le dépassent et révèlent aussi au passage le vrai visage de certains de ses proches, alors qu'il tente à la fois de lever le voile sur le mystère biologique de l'existence actuelle de descendants de Néanderthal, et de soigner son patient Cléophas, qui a vécu sa vie durant à Grand Soleil et n'est en rien préparé à l'avalanche médiatique qui menace de le surprendre.

Le roman nous pousse à réfléchir à la portée philosophique et éthique que pourrait avoir une telle découverte, et plus largement, sur la peur humaine de la différence : dès que la nouvelle est ébruitée, chacun veut savoir s'il est lui-même descendant de Sapiens ou de Neanderthal, et une nouvelle discrimination voit le jour en lien avec ces cousins que l'on pensait disparus, et dont on a clamé partout l'infériorité naturelle ayant conduit à leur supputée disparition.

L'homme de Grand Soleil mérite donc d'être lu pour son sujet peu commun.
J'ai malheureusement moins apprécié le penchant de l'auteur pour certaines références se voulant érudites qui m'ont parfois semblé peu à propos (non dans le domaine scientifique, mais plutôt littéraire et philosophique).

Un beau début néanmoins ! 

Pour vous si...
  • Vous savez intimement que tout le monde est corruptible.
  • Vous adorez vous frotter aux énigmes scientifiques et biologiques ! 

Morceaux choisis

"Se faire traiter de blaireau par un Italien d'un mètre soixante-cinq, en train d'endurer une calvitie précoce, fut une des expériences les plus abouties de mon existence, un existential ontologique aurait dit Heidegger."

"En parcourant ces lettres, je sais que des centaines de femmes déréglées admirent les oeuvres effroyables de Guy Georges. L'impatience des ovaires." (Oui, parce qu'il est question, tenez-vous bien, d'un trait spécifiquement féminin, d'où le lien, subtil, avec les ovaires. Les hommes, eux, n'admirent que les oeuvres des saintes.)

"En recherchant son nom dans Google, on peut savoir où on en est dans l'existence. Ce que le monde dit de nous, c'est ce que nous sommes, le web est un miroir. Tous les matins, on s'examine devant une glace pour vérifier sa coiffure ou ses vêtements. De la même façon, tous les jours, nous devrions nous observer sur internet. Avant le net, chacun pouvait espérer ne pas être immédiatement saisi. [...] On appelait cela l'intimité. Nous n'étions pas d'emblée disponibles. Et puis, le temps de la transparence est venu, l'incontinence est la maladie du siècle, les gens font leur être sous eux."

"Mais au fond d'eux-mêmes, les hommes, ce dont ils rêvent, c'est du bon temps avec des jolies filles, pas avoir les doigts couverts de merde, en train de changer des couches-culottes, à deux heures du matin... [...] Les femmes, c'est différent, ça doit venir de la chimie ou du ventre. Elles ont conservé la nostalgie des premiers âges." (des personnages pleins de charme et de bon sens, qu'on lobotomiserait bien au petit déjeuner. Que vous dire, ça doit venir des ovaires et de la nostalgie des premiers âges.)

Note finale
3/5
(cool)

vendredi 23 février 2018

The disaster artist, Greg Sestero

Mes chers amis, je vous parle aujourd'hui d'un livre qui me tient beaucoup, beaucoup à coeur.
J'ai nommé : le grand, le fabuleux, le "Oh Hi Mark", s'il vous plaît, The Disaster Artist


Libres pensées...

Pour bien comprendre la teneur et le sens de ce qui va suivre, il est capital, si ce n'est pas déjà fait, que vous vous ménagiez un moment égoïste, un moment où vous serez prêt à tout voir, tout entendre, où vous ouvrirez vos chakras, où vous repousserez les limites du bon sens, un moment que vous consacrerez au visionnage du film le plus génialement nul de toute l'histoire du cinéma, The Room.

The Room est un film américain, sorti sur les écrans en 2003, écrit, réalisé, produit par Tommy Wiseau, qui joue le rôle principal, celui de Johnny, un brave garçon qui travaille à la banque, est fiancé à Lisa, qu'il va épouser dans un mois, et est si heureux dans sa vie de pouvoir compter sur ses amis, surtout Mark, son meilleur ami. Mais voilà, Lisa, cette manipulative bitch, s'ennuie auprès de Johnny, et décide de séduire Mark. Et Mark, bien que meilleur ami, trahit Johnny.
Voilà le topo de The Room. Je ne vous en dis pas plus, ce serait gâcher le plaisir, et là ce serait criminel.

Sachez juste que The Room est un film qui sort de l'ordinaire, qui n'a rien à voir avec tout ce que vous avez pu croiser jusqu'alors en matière de production cinématographique. Intrigue bancale, dialogues de sourds, plans trop longs, moches, qui piquent les yeux, stéréotypes, répétitions, incohérences, répliques tellement nulles qu'elles en deviennent cultes, rien ne nous est épargné. Et le pire, c'est que ce n'est pas volontaire.

Bref, vous l'aurez compris, pour peu que l'on s'arme de second degré, The room vaut VRAIMENT le détour.

A sa sortie, il n'a reçu que peu d'écho, mais sa notoriété n'a cessé de croître, en tant que film génialement nul, le plus puissant nanar de tous les temps, jusqu'à l'année 2013, durant laquelle Greg Sestero, ami de Tommy Wiseau IRL et jouant Mark in The Room, a publié un roman, The Disaster Artist, dans lequel il raconte sa rencontre avec Tommy Wiseau, l'évolution de leur relation devenue amitié, et son expérience du tournage de The Room.

Le livre a reçu un bel accueil de la critique, et a même donné lieu à une adaptation cinématographique réalisée par James Franco (rien que ça), qui sort sur nos écrans en France le mois prochain.

C'est de ce livre que je vous parle aujourd'hui.

Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, The disaster artist est un bon livre.

On y découvre, parmi de multiples anecdotes savoureuses, que Greg Sestero est quelqu'un de lucide, étonnamment normal, ce qui rend nombre de situations d'autant plus douloureuses ou incompréhensibles.

De manière habile, Sestero interroge son amitié avec Tommy Wiseau, qui est la question qui vient naturellement à l'esprit : comment devient-on le meilleur ami de Tommy Wiseau ? Comment se retrouve-t-on à jouer dans le film le plus génialement nul de tous les temps ?
Autant de questions auxquelles il s'efforce de répondre, reconstituant l'histoire de sa relation avec Tommy, et, en creux, l'histoire de Tommy lui-même, entourée d'un halo de mystère.

Car les sentiments qu'inspire Tommy sont ambigus : détestable par moment, gonflé d'un orgueil démesuré, pathétique et triste bien souvent, au point que l'on en oublie son aversion pour le prendre en pitié. Car ce qui caractérise Tommy Wiseau, c'est, bien sûr, son "décalage", sa détermination sans faille à percer dans un milieu qui n'a de cesse de le rejeter, de le renvoyer à son insignifiance, à son inadéquation, son étrange assurance et ses références à dormir debout ("il faut que l'on voie mon cul pour que le film se vende"), mais en filigranes, surtout, sa solitude immense.

The disaster artist est bourré de moments d'anthologie (la première fois que Greg voit Tommy sur scène pendant un cours de théâtre, la rencontre entre Tommy et la mère de Greg, la réalité backstage du tournage de The Room et les anecdotes incroyables...), et est un roman qui n'a de cesse d'interroger son protagoniste, de tourner autour, de reconstituer sa complexité et ses paradoxes, à la manière de grands romans de tous genres et de toutes époques (le Meursault de Camus, le Bardamu de Céline, plus récemment les personnages de Chalandon, et de tant d'autres...). Tommy Wiseau est l'anti-héros inattendu, qui accomplit ce qui est d'ordinaire réservé aux héros ; lui le fait en acceptant de se draper du costume du ridicule, bien que cela n'ait pas été son projet initial.

J'ai apprécié, au-delà de ce qu'il y a de fascinant à pénétrer par le biais de la lecture dans les coulisses de The Room, la sincérité que j'ai ressentie dans la démarche de l'auteur, qui ne cherche pas à dissimuler l'intérêt immédiat qu'il a perçu dans sa relation avec Tommy, et qui l'a longtemps motivé à maintenir cette relation, et qui s'emploie à restituer ce qui a été une expérience éprouvante.

Le style est agréable, on se laisse complètement captiver par l'histoire de Greg et Tommy, par le parallèle réalisé avec les intrigues du Talentueux M. Ripley et de Sunset Boulevard, en bref, The disaster artist est une franche réussite.
Sheep sheep sheep...

Pour vous si...
  • Vous voulez percer le mystère Tommy Wiseau ;
  • Vous voulez savoir comment tout ça a commencé.

Morceaux choisis

"Pour des raisons que personne ne comprenait, même pas moi, à chaque fois que j'arrivais à ma réplique sur la femme battue, Tommy s'esclaffait avant de déclamer la sienne. C'était perturbant. C'était inquiétant. Prise après prise, Tommy/Johnny réagissait toujours à l'histoire de l'hospitalisation de cette femme imaginaire avec le même rire franc."

"Si vous le pouvez, je vous supplie de regarder cette scène. Elle dure sept secondes. Trois heures. Trente-deux prises. Et ce n'était que le second jour du tournage."

"Je faisais confiance à Tommy. Il était mystérieux et d'humeur changeante, mais c'était aussi quelqu'un de généreux, et je pouvais compter sur son soutien. En observant Tommy au cours de Shelton, j'avais eu l'impression qu'on l'avait jugé toute sa vie. En ce qui concerne les relations amicales, tout du moins, je supposais que quasiment personne ne lui avait laissé sa chance. J'avais envie de tenter le coup. Ce que je ne m'abouais pas à ce moment-là, ou que je refusais de m'avouer, c'était que j'avais rencontré Tommy à un moment de ma vie où j'étais désespérément seul. J'avais autant besoin d'un ami que lui. Peut-être même encore plus."

"J'ai le nom de ton personnage, maintenant, a dit Tommy en me regardant. Tu seras Mark, comme ce mec, là, Mark Damon."

Note finale
5/5
(coup de coeur)

jeudi 8 février 2018

Une fille, au bois dormant, Anne-Sophie Monglon

Le tout dernier des 68 premières fois, édition d'automne, était signé Anne-Sophie Monglon, et me promettait de m'en conter des vertes et des pas mûres...


Libres pensées...

Bérénice, 33 ans, travaille dans une agence de communication. Lorsqu'elle rentre de congé maternité après la naissance de Pierre, elle réalise qu'elle est gentiment mise au placard par son manager qui s'en dit contrit, et réalise la rivalité qui l'oppose à la jeune femme qui l'a remplacée et semble avide de récupérer sa place.
Bérénice réagit avec distance, ne manifeste guère d'émotion devant le spectacle de sa rétrogradation.
Lors d'une formation, elle fait la connaissance de Guillaume, musicien, dont elle se rapproche, et qui lui offre un échappatoire hors de son quotidien qui la dépasse.

L'histoire d'Une fille, au bois dormant, est tristement actuelle, et pourrait même sembler banale. Néanmoins, peu illustrée jusqu'alors dans la littérature, il n'est pas inintéressant de proposer une plongée dans la vie des "femmes modernes", qui tâchent de mener de front une carrière professionnelle ascendante et supposément épanouissante, et une vie de famille stable.

La théorie de la belle au bois dormant m'a néanmoins troublée, dans la mesure où son application à Bérénice ne m'a pas réellement convaincue : on pourrait deviner un baby blues dans ce que traverse Bérénice, cependant son comportement attentiste, détaché, intrigue. Alors qu'elle est victime d'injustices crasses, elle décide de s'en accommoder, non pour se consacrer à sa famille, car on la voit distance face à son fils, mais pour se repaître dans cette étrange léthargie dans laquelle elle s'est coulée peu à peu.

La rencontre avec Guillaume est intéressante, mais à mon sens pas assez percutante, trop anecdotique, pour que l'on y voit un événement décisif. En réalité, j'ai manqué d'empathie envers Bérénice, alors que tout dans sa situation m'interpelle.
Je pense que c'est l'écriture qui ne m'a pas convaincue, et que j'ai ressentie comme un obstacle plutôt que comme le liant, le véhicule de cette histoire à la fois dramatique et commune.

Rendez-vous manqué, donc, avec cette fille au bois dormant, dommage !


Pour vous si...
  • Vous ne voyez de quel problème on vous parle lorsqu'une conversation se porte sur l'inégalité d'accès des femmes aux postes à responsabilité, ou encore sur les discriminations à l'encontre des mères en entreprise
  • Vous êtes persuadé que la musique adoucit les moeurs. 

Morceaux choisis

"Ton sommeil c'est d'abord ça, la tentation d'être ailleurs, l'obsession par moments, à d'autres la dispersion, l'engagement comme un mot abstrait, le voyage dans le passé, le futur, la vague, le refuge dans la forêt. Le monde, une paroi avec peu de prises, les trouver en tâtonnant, s'y accrocher, en espérant qu'elles te feront déboucher sur du plat, des autoroutes, des tapis roulants par lesquels se laisser porter, les émotions atténuées."

"Et te voilà à tenter de lui faire comprendre des codes professionnels que tu ne maîtrises pas : on ne dit pas tout ce qu'on pense aux gens qu'on ne connaît pas, tu t'entends même prononcer ces mots, il faut un minimum jouer le jeu. Et, tandis qu'il ne te répond rien, que ses yeux balaient l'espace devant lui et que son regard s'opacifie, tu passes de la consternation à l'agacement et de l'agacement à une véritable colère, contre lui qui ne joue pas le jeu, contre ta propre impuissance vis-à-vis de lui."


Note finale
2/5
(pas mal)

mardi 30 janvier 2018

Redites-moi des choses tendres, Soluto

Ca sent la fin, pour le cycle d'automne des 68... Je termine en beauté, avec un gros pavé signé Soluto, qui me propose un voyage dans les classes moyennes françaises, au coeur d'une famille bien à tous points de vue, mais aussi au bord de l'implosion.


Libres pensées...

Un homme décide de quitter sa femme, puis se ravise. Trop tard, l'email est parti. Par chance, elle, professeur d'histoire-géographie en voyage scolaire à Berlin, a égaré son téléphone. Eugène, le mari, après s'être vu accourir vers ses maîtresses pour leur annoncer la bonne nouvelle, s'effondre en imaginant sa vie sans Barbara. Barbara, quant à elle, repousse soigneusement les avances de son collègue Rémi, amoureux transi qui s'accroche malgré les rejets successifs qu'il essuie, et se découvre étrangement sensible aux oeillades d'un de ses élèves.
Entre eux, leurs deux enfants, Julien, qui méprise son père et voue à sa mère un amour sans borne, s'éloigne du cadre scolaire et s'attire les remontrances de la principale de l'établissement.
Alice, quant à elle, dissimule une occupation malsaine qu'elle ne peut s'empêcher d'accomplir.

Je me suis plu dans le roman foisonnant de Soluto.
Tout y est fait avec passion, avec morgue, depuis l'entrée en matière (ce fameux mail de rupture envoyé par Eugène et qu'il regrette dès qu'il l'a fait partir) jusqu'à l'issue finale, ainsi que tout au long des nombreux rebondissements.

Cela provient en premier lieu de la langue, qui est d'une richesse impressionnante. Il faut dire que l'auteur adapte le registre et le vocabulaire au protagoniste, de sorte que l'on reconnaît immédiatement le "style Eugène" ou le "style Barbara". On trouve en outre une distance dans l'écriture, un regard humoristique porté sur la situation et les personnages qui donne le sentiment de les regarder se débattre face aux revers de la vie, sans pour autant adopter un ton de commisération ou de condescendance.

Les personnages, comme les situations, sont cocasses, et pourtant graves, et l'apparente légèreté avec laquelle l'auteur joue des développements du récit souligne la distance que le lecteur ressent entre les protagonistes et lui-même, alors même que le récit est très réaliste (on est face à des chroniques des classes moyennes françaises). Ainsi, on rit d'Eugène, de son ton larmoyant et pathétique combiné à une personnalité revancharde, mais l'on est plus mesuré concernant le sort de Barbara, de Julien ou d'Alice, enlisés dans des choix individuels qui les ont piégés. Le roman donne à voir une fresque où chacun, auto-centré, est persuadé d'être au centre de l'intrigue, du drame qui se dessine autour de la famille, souvent indifférent aux affres traversées par ses proches.

Redites-moi des choses tendres fait office de satire sociale, on rit comme on pourrait pleurer, tant les personnages sont pris dans des tourmentes tristement banales, comme on peut soi-même en vivre ou en lire dans les journaux, et qui nous font considérer avec amertume la condition du français moyen, aspiré par son propre égoïsme et l'obsession de répondre à ses désirs.

Pour vous si...
  • Vous vous regorgez de l'usage du subjonctif imparfait dans un roman ;
  • Vous déplorez que l'on ne rencontre pas plus d'Eugène dans la littérature.

Morceaux choisis

"Tu te doutes bien qu'après tes révélations post-partum, j'ai cherché les traces de vos échanges. En ce temps-là tu refusais les téléphones portables. Il fallait bien que vous communiquassiez (du sucre sur mon dos, pardonne cette amertume)."

"Alice souffrait à chaque fois que son père prouvait par ses dires qu'il était un sale con."

"L'écrivain, qui l'observe, reste toujours à sa remorque. La réalité, par ses effets de surenchère, toujours l'épate. Quoi qu'il compose, il reste en deçà. Il ne parvient à approcher les facéties de la fortune, l'injustice de la chance, les reflets des bonheurs perdus, la cruauté des hasards aveugles qu'en attrapant sur le vif quelques croquis piquants qu'il ajuste et qu'il coud."

Note finale
3/5
(cool)

lundi 29 janvier 2018

Faux départ, Marion Messina

La ronde des 68 de la rentrée d'automne touche bientôt à sa fin... Et ce n'est pas sans plaisir que je me suis plongée dans Faux départ, un premier roman que je guettais depuis quelque temps, impressionnée que j'avais été par le bagout de l'auteur, Marion Messina, lors de la rencontre des 68 en décembre. 


Libres pensées...

Aurélie est issue du milieu ouvrier. Elle a grandi et a toujours vécu à Grenoble, auprès de parents qui ont tout fait pour lui permettre d'accéder à une bonne situation, ne comprenant pas toujours ses lubies d'adolescente, mais s'employant à la soutenir dans ses projets.

Alejandro, pour sa part, est colombien, et a tout quitté pour mener l'expérience européenne, étudier et vivre loin de son pays où la facilité et le confort lui ouvraient les bras, découvrir et explorer le vieux continent. Mais, parachuté à Grenoble, le quotidien chiche qui l'attend ouvre le champ de ses désillusions.

Aurélie et Alejandro vivent un amour passion, jusqu'à ce qu'Alejandro déménage à Lyon pour poursuivre son cursus universitaire. Blessée, Aurélie décide de partir à son tour, pour Paris. Elle est confrontée à une existence de privations, de contraintes, simplement pour parvenir à joindre les deux bouts et vivre dans la capitale. Lorsqu'ils se recroisent, des années plus tard, leurs ambitions ont changé, eux aussi, à l'épreuve des choix qui les ont modelés, et du constat que le rêve français ne s'adressait pas à eux.

Le roman de Marion Messina parlera bien sûr aux trentenaires d'aujourd'hui. Mais il devrait rencontrer un écho plus large encore. Avec talent, et un regard sociologique acéré, l'auteur retrace la condition des enfants issus des milieux ouvriers, qui ont cru à la promesse de l'ascenseur social, de la méritocratie, des lendemains qui chantent, parce que la génération de leurs parents avait peut-être bénéficié de possibilités jusqu'alors inédites, et qui se sont heurtés à une réalité bien moins favorable.

Le style accroche, on avance de constat sévère en désillusion, les punchlines désenchanteresses abondent, renvoyant aux espoirs véhiculés par les films, la littérature, l'école aussi, qui ont induit en erreur.

Marion Messina nous parle d'une génération et d'une extraction sociale, de jeunes invisibles qui passent au travers du récit national et se retrouvent exclus sans que rien ne leur soit vraiment dit. Faux départ illustre par une histoire ce que nous dit Franck Lepage des inégalités sociales actuelles dans ses conférences gesticulées.

Alors, bien sûr, Faux départ laisse une amertume, une lassitude après la lecture, parce que l'on y reconnaît les accents de la vérité, et qu'il y a à travers l'histoire d'Aurélie et Alejandro la cohorte de ceux qui ont rêvé de mieux, et qui n'avaient pas la moindre chance.
Avec ce premier roman, on a affaire à la littérature qui bouscule, mais qui est aussi d'intérêt public. 

Pour vous si...
  • Vous attendez de la littérature qu'elle se porte sur le fait social, sur les inégalités actuelles ;
  • Vous pensez qu'on a tous les mêmes chances au départ. 

Morceaux choisis

"En réalité, l'égalité des chances revenait à dire que le lièvre et la tortue disposaient des mêmes chances sur la ligne de départ" (déjà entendu quelque part :) ).

"Etre citoyen du monde, c'était bon pour ceux qui parlaient la même langue depuis des siècles, une langue qui évolue naturellement, ceux qui connaissent la vie de leur pays sur deux millénaires, qui ont un patrimoine composé de châteaux, de marbres, de tapisseries, de tableaux et d'esquisses. Citoyen du monde, c'était le caprice ultime du peuple repu qui se déplace sans risquer sa vie."

"Elle aimait attraper leur regard, arriver à la minute à laquelle les étudiants confessent étudier sans envie, les cadres reconnaissent ne pas mériter leur salaire, les professeurs s'avouent dépassés, les informaticiens admettent contribuer à un monde qu'ils n'aiment pas et dont ils sont malgré eux devenus dépositaires."

" "La vie nous a semblé difficile parce qu'on essayait d'imiter nos parents, dans une époque qui avait trop changé pour qu'on y parvienne.[...] Il faut inventer autre chose, chercher une place ailleurs, dans d'autres lieux, d'autres corps de métier, d'autres décors. Il faut tout recommencer, Aurélie. Tout. On ne va pas rester ici à s'emmerder pour avoir une pâle copie de la vie au rabais de nos vieux. Il va falloir qu'on trouve notre place quand eux avaient un parcours tout désigné. Il faut arrêter de se lamenter de vivre moins bien que nos parents. [...] Il faut faire le deuil de l'opulence, le deuil de Paris, le deuil de la France, le deuil du plein emploi. Et surtout, il ne faut plus jamais se laisser marcher sur les pieds.""

Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 26 janvier 2018

Les fiancés de l'hiver, Christelle Dabos

Il était dans ma PAL depuis plusieurs mois (comme en témoigne la photo), il était grand temps de m'accorder une pause SF pour découvrir la sage La passe-miroir d'une autrice française, Christelle Dabos. 


Libres pensées...

Ophélie appartient à l'arche d'Anima, et elle est une liseuse : en touchant les objets, elle peut lire leur histoire, et les émotions de ceux qui l'ont touché avant elle.
Sa seule aspiration est de s'occuper de son musée et d'y vivre retranchée. Néanmoins, un jour, elle apprend que les doyennes ont décidé de la marier à un homme qu'elle ne connaît pas, Thorn, issu du clan des Dragons, et vivant sur une arche éloignée du Pôle.
Se pliant à la volonté de ses ancêtres, elle quitte donc le seul monde qu'elle connaît pour accompagner Thorn dans son arche, et découvrir la Citacielle où il vit, un lieu où les apparences et les intrigues politiques règnent sans pitié.

Il y avait longtemps que je n'avais pas lu de SF jeunesse, et je m'en mords les doigts. Ou alors, ce n'est que le talent de Christelle Dabos, mais quel bonheur, les amis ! D'abord sceptique, j'ai rapidement laissé mes doutes de côté pour me vautrer dans l'inconnu aux côtés d'Ophélie, m'étonner des capacités des uns et des autres, des écharpes autonomes, des portes magiques, et des rouages implacables de la vie de cour, car c'est à une cour que ressemble la Citacielle, avec en son centre l'esprit de maison, Farouk, auquel tous semblent vouloir plaire à tout prix, dont ils s'efforcent d'attirer les faveurs, et l'on n'est pas loin du monde des courtisans des royaumes d'antan. Farouk a tous les pouvoirs, il décide qui vit ou non, et les coups fourrés ne manquent pas pour enclencher la destitution de l'un, le rayonnement de l'autre.

Au-delà de ce monde étonnant, ne négligeons pas les personnalités des différentes protagonistes, d'Ophélie bien sûr, qui, de par sa modestie et son authenticité, attire la sympathie, de Thorn, qui ne se dévoile jamais, de Berenilde, que l'on voudrait croire sans s'y authoriser complètement, d'Archibald le BG qui dit tout le temps la vérité, et de tous ceux qui croisent la route d'Ophélie.

L'écriture de Christelle Dabos anime tout cet univers avec humour et une simplicité de ton appréciable. On rit, on s'inquiète, on s'émeut, bref, le voyage est distrayant au possible, et donne envie de poursuivre. Ne vous étonnez pas si je vous reviens bientôt vous parler du tome 2...


Pour vous si...
  • Vous n'êtes pas réfractaire au fantastique, et êtes à la recherche d'une lecture enthousiasmante.

Morceaux choisis

"Oui, ma chère, votre futur époux est le plus grand comptable du royaume" (les contes de fées version 2.0...)

"Ce n'était pas seulement les autres ; c'était elle, Ophélie, qui avait construit toute son identité autour de ses mains. C'était elle qui avait décidé qu'elle ne serait jamais rien d'autre qu'une liseuse, une gardienne de musée, une créature plus adaptée à la compagnie des objets qu'à celle des êtres humains. Lire avait toujours été une passion, mais depuis quand les passions étaient-elles les seules fondations d'une vie ?"

Note finale
5/5
(coup de coeur)

jeudi 18 janvier 2018

Fugitive parce que reine, Violaine Huisman

Violaine Huisman est éditrice. Elle vit à New York depuis une vingtaine d'années, où elle est très active dans l'organisation d'événements littéraires. Elle travaille également comme traductrice, et a traduit plusieurs oeuvres américaines en français. 
Son premier roman, Fugitive parce que reine, nous parle de sa mère, Catherine Cremnitz. Le titre du roman, absolument somptueux et tout à fait approprié, est emprunté à Proust, et en particulier à Albertine disparue


Libres pensées...

De leur mère Catherine, Elsa et Violaine se souviennent les répliques, l'excès, la sensualité, l'odeur de cigarette, les baisers et les insultes. Elles ont toujours aimé indéfectiblement cette femme qui voulait conserver leur garde quoi qu'il lui en coûtât, qui était incapable de se soumettre aux convenances sociales et qui clamait haut et fort qu'elle avait le droit de dire merde comme cela lui chantait, qu'elle était une femme et ne se résumait pas à une mère.

Dans ce roman à l'écriture furieuse, Violaine, la cadette, retrace les origines de sa mère, son enfance, son adolescence, et, enfin, sa vie d'adulte, les hommes qu'elle a aimés, puis haïs, cette folle envie d'être libre qui l'a animée toute son existence.

Plusieurs jours après avoir terminé la lecture, je suis encore sous le choc. Soufflée par cette femme, Catherine, cet amour absolu qui la lie à ses filles, et pourtant si singulier, soufflée aussi par le style de Violaine Huisman, qui ne ressemble à aucun autre et qui n'est pas de ceux qui laissent intact le lecteur.

Le rythme du roman est effrené, la langue irrévérencieuse au possible, injurieuse par moment, insolente, déchaînée, à l'image de Catherine qui ne s'en laisse pas conter.

La structure est complexe, et ne ressemble pas aux intrigues classiques que l'on peut rencontrer. Le roman est en effet construit en trois temps.
Le premier relate le quotidien d'Elsa et Violaine depuis leur point de vue, souvent en tant qu'enfants puis adolescentes, cette vision de cette mère excentrique et impulsive, incontrôlable, pour l'amour de laquelle elles s'efforçaient d'être les meilleures dans tous les domaines, aussi irréprochables et sages que Catherine était indocile et inconvenante.
Le second temps revient sur la vie de Catherine, selon une approche chronologique, et beaucoup plus détachée, en se centrant sur elle et en n'abordant les enfants que comme des êtres à la périphérie, qui apparaissent à un certain point du récit, mais ne marquent pas le début de la vie de Catherine, loin de là.
Le troisième temps raconte ce qu'il advient de Catherine une fois ses filles devenues adultes et ayant quitté le foyer.

Il y a donc, naturellement, des redondances, en particulier entre le premier et le deuxième temps, certains éléments que l'on capture au vol dans la logorhée qui habite Catherine et qu'elle déverse sur ses filles, et que l'on retrouve dans le récit "biographique", plus objectif, relaté ensuite. Peu à peu, les pièces du puzzle s'emboîtent, le portrait magnifique de Catherine se dresse, et fait taire les avis à l'emporte-pièce que son entourage pouvait avoir sur elle.

Fugitive parce que reine me fait penser aux plus beaux hommages littéraires que j'ai pu lire. L'autre qu'on adorait, de Catherine Cusset, Rien ne s'oppose à la nuit, de Delphine de Vigan, Vipère au poing de Hervé Bazin, Lambeaux de Charles Juliet, Maison de poupée de Ibsen, Profession du père de Sorj Chalandon... Il s'inscrit dans leur droite lignée.

On peut être frappé par le tempérament de feu, le caractère extravagant de Catherine. Mais, de par la tendresse qui se lit entre les lignes, on retient surtout d'elle son goût avide pour l'absolu, pour la liberté, pour tout ce que la vie peut lui offrir.

Et quant à Fugitive parce que reine, c'est un chef d'oeuvre en même temps qu'une ode aux femmes à travers une seule, à leur force et à leur fragilité entremêlées.

Pour vous si...
  • Vous vous laissez ensorceler par les êtres qui vivent selon leurs propres règles.
  • Vous êtes sensible au style fougueux et riche d'un auteur. 

Morceaux choisis

"Pour maman, être une mère suffisamment bonne n'avait rien d'une évidence. Aux demandes incessantes du nourrisson, à l'aliénation de la maternité, et au bouleversement affectif, à la crise identitaire que représentait le fait de devenir mère, vu son parcours, sa maladie, son passé, elle ne pouvait que répondre de manière violente, imprévisible, destructrice, mais aussi avec tout l'amour qu'elle n'avait pas reçu et rêvait de donner et de trouver en retour. Cet amour fou, cette pasion intenable que représentaient deux moutardes avec leurs emmerdements à tous âges, cet amour qui n'en finissait pas, qui ne pouvait finir, qui survivait à tout, flambait plus haut que tout, pardonnait tout, cet amour qui la faisait nous appeler, quand nous n'étions pas des petites connes ou des salopes ou des pétasses, mes chéries adorées que j'aime à la folie, cet amour la fit vivre autant qu'elle le put."

"Catherine vrille. Médée n'est pas folle, elle est bafouée, humiliée, trahie. Elle, une reine, on la traîne dans la boue. Médée n'est pas folle, elle se venge en prenant en otage ce qu'elle a de plus cher. Sa vie seule ne peut se mesurer à l'énormité de la trahison : sa vie à elle ne suffit pas, c'est au-dessus d'elle, il faut s'en prendre à l'humanité entière, à cette pourriture qu'est l'humanité, à l'infamie des hommes."

"Entre la mère et la putain, maman n'avait jamais su choisir. Ce déséquilibre constant perdura par-delà le départ de ses filles et l'avait certainement précédé. La femme vivait ce funambulisme, l'inéluctable funambulisme de son sexe, tant bien que mal, mais maman le vivait surtout mal."


Note finale
5/5
(coup de coeur)

lundi 8 janvier 2018

La première nuit, Ghislain Loustalot

Ghislain Loustalot est issu du monde de la presse. La première nuit est son premier roman.


Libres pensées...

Ce matin, Catherine a quitté Milan. Ce dernier décide de noyer son chagrin dans l’alcool, jusqu’à ce que son fils Théo débarque chez lui avec ses affaires, après une altercation avec sa mère Virginie, l’ex-femme de Milan. La soirée prend un tour plus inattendu encore lorsque Emilien, le propre père de Milan, avec lequel il entretient une relation houleuse, se présente à son tour sur son palier, à la recherche d’un toit pour la nuit. L’espace de quelques heures, ces trois hommes habituellement taiseux ont tout le loisir de se dire ce qu’ils ne se sont jamais dit. 

Voici un roman surprenant, qui se lit d’une traite ! Construit à la manière d’un huis-clos, il se distingue avant tout par une situation de départ originale, qui conduit à ce que la parole se libère, et avec elle, les émotions refoulées par chacun des personnages, allant de la colère franche à l’amour tendre.

L’arrivée graduelle des personnages et, par la suite, les « révélations » qui se succèdent tout au long de la nuit permettent une progression maîtrisée, sans longueur (selon moi), alors que l’action se déroule sur une douzaine d’heures seulement.

Le format du récit permet de développer les personnalités des trois protagonistes, et de comprendre ainsi leur histoire personnelle, leur point de vue, les ressentiments et les regrets comme les espoirs qu’ils portent, et qui les conduisent à se retrouver en confrontation. Les trois voix sont complémentaires et attachantes à leur manière. 
L’auteur joue ainsi avec une palette de sentiments et de couleurs, révélant les faiblesses de l’un, de l’autre, imaginant que soudain, tous les non-dits d’une vie soient passés au crible, ce qui rend le ton du roman particulièrement intime, mais favorise également la compassion pour les personnages.

Les nombreux dialogues viennent dynamiser le récit et maintiennent le lecteur en haleine, contribuant à appréhender par ce biais la personnalité propre des trois protagonistes.

Il y a néanmoins un bémol qui m'a titillé à la lecture : la présence de protagonistes uniquement masculins (les femmes sont évoquées, elles sont au coeur de certaines conversations, mais elles ne sont pas physiquement là et n'ont pas droit directement à la parole). C'est bien évidemment un parti pris assumé de l'auteur, cependant je n'ai pas pu m'empêcher de penser, à certains moments, que le sujet principal, la difficulté à être homme dans la société actuelle, pouvait faire sourire. Milan est un homme blanc de quarante-cinq ans en France dans les années 2010. Certes, il a ses fêlures, ses ambiguités, son passé, mais soyons francs, globalement, il a quand même tout pour s'en sortir correctement. 

En conclusion, l’histoire interpelle, de par son caractère à la fois banal - un récit familial avant tout - et incongru : les coïncidences conduisant les trois hommes au même endroit au même moment sont assez théâtrales – d’ailleurs, le roman pourrait tout à fait faire l’objet d’une adaptation au théâtre, du fait de l’unité de lieu, de la part faite au dialogue, et des rebondissements qui proviennent des informations échangées par les protagonistes.

A découvrir !

Pour vous si...
  • Un huis-clos masculin ne vous rebute pas
  • Vous raffolez de romans familiaux

Morceaux choisis

"_Tu as toujours préféré ta mère.
_Tu as toujours préféré ta gueule. Désolé d'être vulgaire papa, mais c'est vrai.
_Ok. Un partout, la balle au centre.
_Ah non. Quarante-cinq ans que je supporte cette vanne papa. Franchement je n'en peux plus. Tu ne peux toujours être à égalité de tout."

"Le sourire de Théo s'élargit comme une cicatrice mal recousue. Milan ouvre la porte à ce moment. Avec sa main gauche il met un peu de temps. Théo laisse flotter le silence qui s'installe à nouveau. Ses yeux sondent, la cicatrice s'élargit jusqu'à craquer. Le grand-père parvient à s'arracher de l'attraction hypnotique. Putain de serpent dévoreur qui te serre le coeur et t'annonce que tu vas payer cher."


Note finale
3/5
(très cool)

jeudi 4 janvier 2018

Une histoire des loups, Emily Fridlund

Le premier roman d'Emily Fridlund a fait grand bruit outre-Atlantique. Etant généralement assez fan des publications des éditions Gallmeister (Dans la forêt, ou encore les romans de David Vann), et enthousiasmée par les critiques élogieuses fleurissant sur la blogosphère, j'avais fort hâte de découvrir cette histoire-là. 


Libres pensées...

Madeline vit avec ses parents dans le Minnesota. Jeune fille solitaire passionnée par les loups, elle a peu d'amis, et développe des relations atypiques, par exemple avec son professeur d'histoire, M. Grierson, bientôt impliqué dans un scandale sexuel, puis avec Lily, lycéenne solaire qui a révélé sa liaison avec l'enseignant. Depuis chez elle, elle observe le voisinage alentour, et en particulier la famille qui vit de l'autre côté du lac, dont elle se rapproche, Patra, la mère, et Paul, le petit garçon de quatre ans. A leur contact, Madeline découvre qu'ils sont sous l'emprise de Leo, le père et époux, figure autoritaire et très croyante.

Une histoire des loups s'apprécie d'abord pour son atmosphère étrange, qui m'a fait penser à certains ouvrages américains comme ceux de David Vann, ou, du côté du Canada, le fameux Bondrée découvert l'an dernier.

La narratrice, Madeline, s'appréhende en creux, à partir des relations nouées avec les autres personnages auxquels elle s'intéresse. Très rapidement, on réalise qu'elle est assez décalée, originale dans ses affinités, et a un goût pour les situations qui peuvent faire ressentir un certain malaise, à l'instar de sa proximité avec le professeur Grierson. Ainsi, elle semble se complaire auprès de Patra, Paul et Leo, ou, en tout cas, s'attache à eux au point de passer du temps avec eux régulièrement, alors qu'il règne autour et entre eux comme une angoisse, une menace que l'on devine sans pouvoir mettre les mots dessus.

L'auteur parvient avec brio à tenir le lecteur en haleine, à mesure qu'un étau se referme, tout contribuant à cette ambiance insolite et inquiétante, au point que l'on doute parfois de ses propres perceptions, et de la provenance de la menace qui grandit. A cet égard, on peut penser qu'Emily Fridlund a été à bonne école, et excelle, pour ce premier roman, à décrire les pièces du quotidien et la façon dont le drame plane, comme s'il était inéluctable alors que le récit nous montre les étapes de sa réalisation, et les signaux qui auraient pu être interceptés. On n'est pas loin de l'univers de Laura Kasischke, que j'affectionne particulièrement, néanmoins Emily Fridlund opte pour des personnages peut-être moins conventionnels, plus atypiques (Madeline correspondrait certainement aux "freaks" à l'américaine).

Histoire des loups ravira donc les adeptes de cette littérature américaine qui explore les ressorts psychologiques des protagonistes et la façon dont leurs croyances et certains déterminismes les mènent à l'irréparable.


Pour vous si...
  • Vous êtes un inconditionnel des "romans de moeurs" ; 
  • Vous ne m'en voudrez pas si vous ne croisez pas franchement de loups dans le récit. 

Morceaux choisis

"Les filles qui restaient à Loose River après le lycée tombaient toujours enceintes et se mariaient à dix-huit ans avant de s'installer dans le sous-sol de leurs parents pi dans un camping-car au fond du jardin. Voilà ce qui arrivait quand on était suffisamment jolie pour devenir pom-pom girl, mais pas suffisamment intelligente pour aller à l'université. Et si on n'était pas suffisamment jolie, on trouvait un emploi dans un casino ou une maison de retraite à Whitewood."

"Par nature, compris-je soudainement, les enfants sont cinglés. Ils croient à des choses impossibles pour satisfaire leurs besoins, ils prennent leurs fantasmes pour le centre du monde. Ils font les meilleurs charlatans, si c'est ce que vous cherchez - des affabulateurs qui ignorent complètement qu'ils fabulent."

"Ce cadeau était comme tant d'autres choses entre nous. C'était exactement ce qu'il me fallait, et le contraire de ce dont j'avais besoin."

Note finale
3/5
(cool)

jeudi 28 décembre 2017

N'oublie rien en chemin, Anne-Sophie Moskowicz

Je m'achemine doucement vers la fin de la sélection des 68 premières fois, avec un roman d'Anne-Sophie Moskowics, intitulé "N'oublie rien en chemin". Les conseils/injonctions ont la côte en matière de titre, à l'instar de "Ne parle pas aux inconnus", "Sauver les meubles", ou, une variante originale, "Soyez imprudents les enfants". Mais ici, Mossieur, on n'est pas du genre à s'arrêter à un titre, ah ça non, jamais ! 


Libres pensées...
(alerte spoiler)

A vingt ans, Sandra a vécu une passion fulgurante et éphémère avec Alexandre. Jusqu'à une rupture qui la hante encore, vingt ans plus tard. Alors que sa grand-mère Rikha vient de mourir, Sandra récupère les carnets dans lesquels Rikha a consigné les événements importants de sa vie, ceux dont elle n'a jamais voulu parler de son vivant - sa fuite dans les années 1940 alors qu'elle était enceinte, l'arrestation de son époux Aaron ensuite déporté et disparu à Auschwitz, et, à la fin de la guerre, le constat que tous leurs biens avaient été volés, jusqu'à l'appartement où ils vivaient.
Alors qu'elle part à la recherche de ces racines à travers le récit légué par Rikha, Sandra se remémore sa relation avec Alexandre, et leur séparation subite. Se pourrait-il que les deux histoires soient liées ?

Le contexte me faisait craindre le pire. Nous arrivons à une période où les jeunes auteurs (ou même les moins jeunes) sont nés deux (voire, presque trois) générations après leurs ancêtres ayant vécu la Deuxième Guerre Mondiale. Le XXe siècle a été ponctué de nombreux conflits et épisodes sombres, mais la Deuxième Guerre est celui qui a pris place sur le territoire métropolitain, et à ce titre, il est naturellement propice à une exploration, y compris 70 ans plus tard. Ainsi, lorsque les écrivains se tournent vers leur histoire familiale, ils se trouvent rapidement face aux non-dits et au flou de cette période peu reluisante.

Anne-Sophie Moskowicz s'éloigne néanmoins des démarches ordinaires, et décide de romancer à partir de ce que l'on devine être inspiré par sa propre histoire familiale.

Ainsi, alors que l'histoire de Rikha se dévoile, la narratrice, Sandra, se replonge dans l'épisode qui a été le plus marquant dans sa vie, et qui nourrit ses regrets. L'auteur parvient à mener joliment sa barque, puisque la révélation du lien entre les deux intrigues n'est pas évident au premier abord, et clarifie l'ensemble du roman une fois connu.

Bien entendu, le comportement d'Alexandre en particulier peut laisser circonspect. C'est en tout cas la réaction qu'il fait naître en moi : après les spoliations et les pillages de la Seconde Guerre, y a-t-il vraiment eu des descendants qui, soucieux de la manière dont leurs parents s'étaient appropriés certains biens, ont fait autant pour rendre à César ce qui appartenait jadis à César ? J'ai quelques doutes, même si mon coeur voudrait profondément que ce fût le cas.

Quoi qu'il en soit, j'ai été surprise de trouver dans N'oublie rien en chemin un récit bien mené, écrit agréablement, reposant véritablement sur une intrigue et s'écartant en cela du récit familial, de la recherche généalogique retranscrite du point de vue de l'auteur, sans distinction entre ce dernier et un potentiel narrateur.

Un beau début !

Pour vous si...
  • La lecture de L'administrateur provisoire vous a laissé sur votre faim, et un récit romancé sur le thème complèterait bien cette approche "historique".

Morceaux choisis

"Revoir Annie était génial. J'ai réalisé que c'était une personne fabuleuse et que j'avais de la chance de la connaître. Et j'ai repensé à cette vieille blague. Un type va chez le psychiatre et dit : "Mon frère est fou. Il pense qu'il est une poule." Le docteur dit : "Pourquoi ne le faites-vous pas enfermer ?" Le type répond : "J'y ai pensé, mais j'ai besoin des oeufs." Ca résume plutôt bien ce que je pense des rapports humains, qui sont complètement irrationnels, dingues et absurdes... Mais nous faisons avec, parce que nous avons besoin des oeufs."

"Tous les automnes défilent sous mes pieds.
L'été 1942 s'écrase aussi sous mes pas.
Je cours sur toutes ces saisons qui auront imprimé le destin de trois générations sur ces pavés.
Je cours sur ces pavés qui auront supporté des décennies de mensonges, de trahisons, de culpabilité.
Je cours sur la folie qui aura parfois sauvé la vie, parfois poussé deux êtres l'un vers l'autre, inexplicablement.
Je cours sur la raison qui aura poussé à dire non, qui aura stoppé le délire et impulsé finalement les bons choix aux uns et aux autres.
Je cours sur ce lien du sang qui aura été dépassé au nom des idéaux, au nom de la morale."

Note finale
3/5
(cool)