jeudi 28 janvier 2016

Le chagrin des vivants, Anna Hope

Ceux qui suivent savent quel intérêt je porte au site lecteurs.com, qui m'a permis cet été de participer à l'aventure des Explo-lecteurs, et ainsi de découvrir en avant-première quatre romans de la rentrée littéraire.
Cette fois-ci, on m'a proposé de lire le premier roman d'Anna Hope (que l'on m'offrait pour l'occasion), Le chagrin des vivants, et de venir rencontrer l'auteur lors d'une séance de dédicaces dans les locaux de Gallimard.
Je ne suis pas un monstre, quand c'est gentiment demandé, je consens à accorder toutes les faveurs qui soient.



Le synopsis

En 1920, se tient en Angleterre une cérémonie d'hommage autour du rapatriement du Soldat inconnu.
Durant quatre jours, l'auteur nous fait côtoyer trois femmes que la guerre a affectées, en emportant l'un de leurs proches, ou en ne leur rendant que l'ombre de celui qu'il était.
Ada poursuit inlassablement le fantôme de son fils, dont les circonstances de la mort n'ont jamais été élucidées, Evelyn porte encore le deuil de son fiancé tombé au combat et voit défiler les survivants au bureau des pensions de l'armée où elle travaille, et Hettie danse avec les anciens soldats pour six pence. 

Mon avis

J'ai pris grand plaisir à la lecture de ce premier roman.
Le premier point notable, c'est qu'il est impressionnant, justement, qu'il s'agisse d'un premier roman, tant la construction et le rythme sont maîtrisés.
L'intrigue se déroule sur cinq jours, le dernier étant dédié à la cérémonie en hommage au Soldat inconnu. Durant ces cinq journées, on suit le quotidien de trois femmes qui n'ont visiblement en commun que d'être londoniennes et contemporaines les unes des autres, jusqu'à ce que leurs liens, plus intimes, se dessinent peu à peu.
Il est touchant de voir comment chacune tente de surmonter les séquelles de la guerre, sous toutes leurs formes.
On ressent avec une facilité déconcertante toutes les émotions auxquelles elles sont en proie : le manque, la douleur, le désir, la volonté de vivre et de danser, d'oublier, de passer à autre chose, la colère, l'amertume aussi parfois, quand bien même elles s'en défendent.
Chacune d'entre elles est confrontée, durant ces journées, à ses failles, à sa vérité, et tâche tant bien que mal d'y faire face et de la surmonter.
L'ambivalence et la complexité des sentiments ressentis sont finement décrites, les personnages sont blessés et vibrants, on partage avec eux cette impression de gâchis, de vanité de la guerre qui a brisé les hommes, et à travers eux, les femmes.
Enfin, l'ensemble est bien documenté et nous transporte dans la Londres des années 1920, où l'atmosphère ambiante est écartelée entre le poids d'un passé morbide et l’irrépressible besoin de jouir de la vie, à tout prix, sans attendre.
Un talentueux premier roman!


Pour vous si...
  • Tout ce qui se rapproche, de près ou de loin, d'un moignon, vous fait un drôle d'effet
  • Vous aimez les personnalités troubles, ces caractères ni blancs ni noirs, qui traînent derrière eux leur lot d'erreurs impardonnables

Morceaux choisis

"C'est parce qu'elle n'est pas à sa place. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle l'a ressentie, cette aspiration."

"Célibataire.
Vieille fille.
Elle est devenue l'une d'elles. Lentement d'abord, puis tout d'un coup. Ces femmes que les autres femmes plaignent. Les chanceuses - bague au doigt et poussette dans la rue -,elles changent de trottoir pour l'éviter. Elles la sentent sur elle. La malchance."

"La guerre. Quelque chose dans ce mot le fait frémir. Un frémissement de plaisir. Le genre qui lui dit qu'un jour, quand il sera grand, il pourrait avoir sa chance."


Note finale
4/5
(très bon)

mercredi 27 janvier 2016

Je suis là, Clélie Avit

Le roman de Clélie Avit a été en 2015 lauréat du concours Nouveau Talent organisé par la Fondation Bouygues Télécom. Il m'intriguait donc par le seul fait d'exister : gardons en tête qu'il s'agit du roman d'une inconnue totale, qui, remportant le prix, a vu son bouquin publié chez Lattès et ensuite traduit dans 17 langues. Un conte de fée moderne, si on veut. Impossible de ne pas aller voir à quoi ressemble l'heureux élu à un tel destin.



Le synopsis

Lorsque Elsa se réveille un jour, elle comprend qu'elle est dans le coma depuis cinq mois, suite à un accident d'alpinisme, et que seule son ouïe lui a été rendue : elle est prisonnière de son corps, incapable de signifier à ceux qui l'entoure, famille amis infirmières et médecins, qu'elle a repris conscience, et qu'elle les entend autour d'elle.
Un jour, un inconnu se trompe de chambre, et se trouve bien dans la sienne, si bien qu'il y fait une petite sieste, avant de tomber nez à nez avec sa sœur et ses amis venus lui rendre visite.
Il s'appelle Thibault, et accompagne sa mère venue voir son frère suite à un accident de voiture dans lequel il a tué deux adolescentes.
Thibault éprouve des sentiments violents à l'égard de son frère, et le réconfort qu'il trouve dans le silence paisible et l'immuabilité de la chambre d'Elsa en fait pour lui un havre de paix.
Mais, à mesure qu'il revient s'abriter là, une sorte de lien étrange naît entre lui et cette fille dans le coma, tandis que le corps médical, jugeant le cas désespéré, encourage les parents d'Elsa à débrancher leur fille. 

Mon avis

Je suis là est un roman intéressant! (et croyez-moi, je suis surprise!)
Et j'ai compris, en le lisant, le succès qu'il avait pu rencontrer.

Parmi les bons points : 
- Le synopsis alléchant : on est tout de suite sous tension, sentant les ennuis et les échéances arriver, et, forcément, ça instille une sorte de suspense, d'attente nerveuse : va-t-on oui ou non débrancher Elsa, quand, et surtout, va-t-elle sortir de son coma avant, ou va-t-elle lentement se sentir mourir lorsqu'elle ne bénéficiera plus de l'assistance respiratoire?
- L'intrigue progresse bien, l'alternance entre les chapitres narrés par Elsa et ceux narrés par Thibault garantit une certaine variété, car si la totalité du livre avait été conté depuis le point de vue d'Elsa, le lecteur aurait pu se lasser. Ici, les rebondissements arrivent à point nommé, les personnages se dévoilent assez rapidement, et l'enjeu n'est bientôt plus que le happy ending, dont on peut, au demeurant, douter.
- Beaucoup de personnages secondaires pas toujours très profonds, mais qui permettent de mettre en place un univers qui marche bien, et qui n'est pas dépeuplé : la sœur et les amis, le frère et la mère, le meilleur pote et son bébé, la femme de ménage, le médecin et les internes... Elsa et Thibault n'évoluent pas au milieu d'un vide sidéral, c'est assez réconfortant.

Les points un peu bancals : 
- L'écriture, bien sûr : ici, c'est l'histoire qui prime, et la plume de l'auteur n'est pas exactement ce que l'on pourrait qualifier de littéraire ou de travaillée. Elle rend en revanche la lecture aisée, et le livre facile d'accès.
- Les personnages donnent parfois l'impression d'être plus proches de deux adolescents que de trentenaires : la façon de parler de Thibault m'a fait sourire, et le fait de l'affubler d'un meilleur ami qui est papa et de lui fourrer sa filleule dans les pattes ne suffit pas à en faire un personnage d'homme crédible : Thibault ressemble plus à un lycéen qu'à un consultant en écologie.
- Le pathos : il y en a pas mal, évidemment : tout ce qui entoure le frère de Thibault semble être parfois un peu artificiel, notamment vers la fin du roman, mais bon, le ressort dramatique a son utilité, je peux comprendre que l'auteur ait songé que cela viendrait renforcer le côté "sérieux" de son récit (même si, pour moi, c'est plutôt le contraire du coup).

En bref, un roman qui a beaucoup pour plaire à un certain type de lectorat (appréciant le style fluide, le suspense bien mesuré, le tragique qui se confronte à l'amouuuuur), donc si vous faites partie de ce lectorat, ne vous privez pas, vous passerez un bon moment.


Pour vous si...
  • Vous êtes un adepte de la feel good litterature, mais avec un peu de mélo quand même (tout n'est pas si facile dans la vie, enfin!)
  • Vous avez aimé Jojo Moyes - le roman de Clélie Avit n'est peut-être pas de ce calibre, mais s'en rapproche dans le style, le ton et le sujet.

Morceaux choisis

"Moi, je n'ai pas l'impression d'avoir perdu ni d'avoir gagné. Je n'ai aucune impression du tout. Je veux juste sortir du coma.
Je veux avoir froid, faim et peur pour de vrai."


Note finale
3/5
(cool)

mardi 26 janvier 2016

Séquence pratique - Lire à l'abri de la menace de l'interdit bancaire 1/2

J'ai la chance d'avoir, parmi mon entourage, des gens que la lecture intéresse, de près ou de loin, comme passe-temps favori, ou comme objet de curiosité. Lecteurs des transports en commun, avant d'aller dormir, du dimanche, des vacances, ou encore lecteurs cycliques et nomades, les pratiques des uns et des autres sont en elles-mêmes passionnantes.

Lorsque je parle de lecture avec eux, ou lorsque je fais une nouvelle rencontre et que le thème "livres" se retrouve sur la table, il y a des sujets récurrents.
Je me suis dit que ces sujets pourraient tout aussi bien, ma foi, vous intéresser à vous!
J'entreprends donc cette séquence pratique autour de la lecture, qui aura vocation à être poursuivie dans de prochains articles.

Le post de ce jour s'adresse aux gens qui lisent passionnément, et se demandent comment faire pour rendre compatibles la bienveillance de leur banquier et l'assouvissement de leur adorable péché mignon.
Autrement dit : comment lire beaucoup sans se ruiner?

Je passerai sous silence le caractère éhontément sexiste de cette photo

L'une des questions qui revient le plus dans les conversations palpitantes entre lecteurs avertis, c'est le support : alors, livre papier ou liseuse?

En ce qui me concerne, j'ai eu le grand bonheur de me voir offrir par mes amis très cools, il y a quelques années, une liseuse kindle mignonne comme tout.
Pendant trois mois, je me suis baladée partout avec. Puis, force a été de constater que, lentement, les vieilles habitudes sont revenues à la charge, et j'ai fini par me détourner de mon cadeau pourtant fort à propos, pour ne plus traîner dans mon pauvre sac que mes ordinaires gros volumes.
Échec, échec, échec.

C'est bien dommage, car, sur le long terme, il y a beaucoup d'avantages à être un adepte de la liseuse, et le premier est d'ordre économique (surtout quand on se fait offrir la machine!) : les livres numériques que l'on trouve en vente par exemple sur amazon sont systématiquement au moins 3 ou 4 euros moins chers que leurs homologues de papier!
Et je ne mentionne même pas le gain de place (et, partant, d'élégance, lorsque l'on est une lady à petit sac à main) et de coolitude dans le métro!
Par ailleurs, le net regorge de free ebooks, tellement plus faciles à transférer sur sa liseuse, si bien que les concours organisés par des bloggeurs ont souvent recours à ce genre de récompense.

Pour ce qui est des amateurs indécrottables de livres papiers (dont je suis, vous l'aurez compris, une digne représentante), les choses se corsent : les livres papiers, surtout les nouveautés, peuvent représenter un sacré poste budgétaire pour qui lit plus de deux ou trois livres par mois (alors une vingtaine, je ne vous dis pas...). Sans atteindre de telles extrémités, vous pouvez tout à fait vous demander quels expédients existent pour combiner bibliophilie papier et portefeuille regardant.

Première option : les bibliothèques.
Ça paraît tout bête, mais la plupart des mes amis parisiens lecteurs ne sont même pas inscrits au formidable réseau des bibliothèques municipales de Paris, qui parsèment héroïquement les arrondissements de notre belle capitale (désolée pour les lecteurs non parisiens, ce paragraphe va être long et pénible et inutile pour vous) (pas la peine de râler, ni de me taxer de parisianisme autocentré, je vous rappelle que je viens du LOT, le département de France où on critique sans doute avec la véhémence la plus marquée les Parisiens et leur détestable et ridicule façon de conduire. C'est assez ironique, d'ailleurs, quand je pense que la seule personne qui conduise aussi mal que moi, c'est probablement Nombre Premier, fringante héraultaise d'origine, et qu'aucun parisien n'a jamais, à ma connaissance, atteint un tel flagrant degré d'incompétence, en particulier en matière de ronds-points). 
Bref : l'inscription au réseau des bibliothèques municipales parisiennes est gratuite, il suffit de fournir une pièce d'identité valide. Le prêt se fait pour 3 semaines (durée allongée l'été), et on peut emprunter jusqu'à 20 documents (les familles sont réjouies). 
Ouvertes pour la plupart le samedi matin, ce sont des mines de bouquins de toutes sortes (y compris pour certaines, de romans graphiques, mangas et autres BDs), et vous pouvez piloter votre consommation individuelle grâce à l'espace en ligne à partir duquel vous pouvez effectuer des réservations (y compris depuis la réserve centrale, si votre bibliothèque de quartier ne détient pas le sésame que vous cherchez compulsivement), prolonger des réservations (si vous êtes à la bourre), et même adresser à votre bibliothèque des suggestions d'achat, si vous avez un œil rivé sur les nouveautés littéraires ou que votre envie du moment n'est pas disponible en stock.
Il y a même des liseuses en prêt!! 
Seule contrainte : attention à ne pas excéder de manière notable le délai de prêt, des pénalités de retard seront sinon pratiquées.

Pour ceux qui n'aiment pas trop l'idée de la bibliothèque, pour quelque raison que ce soit, et préfèrent acheter leurs propres livres : il y a des endroits où trouver des tarifs remisés, par exemple chez Gibert Joseph, ou chez Book off, que je n'ai pas encore eu le plaisir de tester, mais que l'on m'a chaudement recommandé et que j'ambitionne de découvrir très vite (ça marche toujours mieux quand la reco vient d'un beau jeune homme).

Et pour ceux qui tiennent absolument à acheter du neuf, tout ce que je peux vous encourager à faire, c'est à acheter dans les petites librairies qui ne paient pas de mine, ces librairies de quartier où les libraires sont souvent adorables et prêts à se plier à quatre pour satisfaire vos moindres marottes littéraires, quitte à harceler leur fournisseur dans l'espoir d'obtenir cet exemplaire rare qui hante vos nuits. Très sérieusement, acheter à la Fnac ou sur Amazon, c'est la facilité. Mais on m'a dit qu'Amazon, ce géant chez lequel j'ai dépensé une fortune en livres (et je ne parle même pas de Nombre Premier sans laquelle la filiale française ferait certainement faillite) ne payait pas ses impôts en France, et ça, c'est une raison suffisante pour me donner envie de me tourner vers une autre boutique. Dans le doute, j'essaie dès que possible de m'approvisionner dans la librairie Mots et Motions (vous apprécierez le jeu de mots, j'espère) à côté de chez moi, et par chance, le site lecteurs.com, dont je vous ai déjà longuement abreuvés, propose cette fonctionnalité géniale : lorsque vous arrivez sur la fiche d'un livre, pour peu que vous ayez renseigné votre adresse, le site vous indique les librairies autour de vous où ledit livre est en stock!! Est-ce que ça n'est pas fabuleux? L'émotion me submerge en y songeant.

Sur ce, je vais reprendre des forces après l'écriture fastidieuse de cet article qui apporte indubitablement une pierre à l'édifice de l'humanité (= manger), et la prochaine fois, je vous parlerai de ces communautés en ligne et des cercles de lecteurs, qui constituent souvent une possibilité de lire en contrepartie d'un investissement raisonnable, mais sont également des lieux de partage intéressants. 

Des bisous!

lundi 25 janvier 2016

Plus doux que la solitude, Yiyun Li

Publié en août 2015, Plus doux que la solitude avait un synopsis intriguant : il était question de la révolte de la place Tien'anmen, d'émigration aux Etats-Unis, et d'un accident terrible.
J'ai pensé à tous les romans que ces thèmes invoquaient, depuis ceux de Ma Jian jusqu'au singulier Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka ou Taro, un vrai roman de Minae Mizumura, et j'ai eu soudain très envie d'un voyage de part et d'autre de l'Océan Pacifique.



Le synopsis

Ruyu est une enfant étrange et solitaire, lorsqu'elle est recueillie par tante Lan et sa famille.
Elle fait la connaissance de leur fille Shaoai, révoltée et idéaliste, de Moran, à l'intelligence vive, et de Boyang, qui nourrit bientôt à son égard des sentiments qui le trahissent.
Mais l'intégration de Ruyu n'est pas aisée, du fait de son caractère singulier, impassible et parfois dur, dans une Chine agitée par les manifestations étudiantes de 1989.
Un accident suspect va venir bouleverser l'existence des protagonistes de cette fresque.

Mon avis

A présent que vous avez un petit aperçu du tableau, rentrons dans le vif du sujet : le roman m'a laissée un peu partagée.
Il y a deux points qui ont fait de cette lecture un moment intéressant : le contexte, bien sûr. La Chine des années 1990 (qui sert de toile de fond à la majeure partie de l'intrigue) est un contexte qui ne manque pas de piment, disons. J'avais déjà exploré le sujet à travers le Beijing Coma de mon idole Ma Jian, et à cet égard, j'avais à l'esprit dès le départ ce point de comparaison qui serait défavorable à 99% des livres, étant donné le succès qu'a été cette découverte. Néanmoins, la période m'intéresse, si bien que le contexte jouait plutôt, au final, au bénéfice du bouquin.
Deuxième point : le personnage de Ruju, bien entendu, s'éloigne de tous les protagonistes un peu fades et conformistes dont la littérature moderne regorge, coucou Guillaume et Marc. Ruju exerce, malgré elle, une fascination sur son entourage, et cette fascination est assez bien décrite : il ne s'agit pas d'être impressionné par Ruju, Moran est par exemple dépeinte comme plus intelligente, et Shaoai est plus vibrante, mais Ruju est à la fois solitaire et impassible : traversant des événements qui sortent de l'ordinaire et qui devraient l'affecter (après avoir été élevée en quelque sorte à l'écart du monde par ses deux tantes très croyantes, elle est envoyée dans une famille et une ville qu'elle ne connaît pas), elle fait bonne figure, ou, en tout cas, ne laisse transparaître, ce qui laisse par exemple Shaoai interloquée, au point de tâcher de la pousser dans ses retranchements, et de la brusquer parfois.
On ne sait jamais trop ce que pense Ruju, peut-être ne pense-t-elle rien du tout? Mais lorsque certaines de ses pensées se dévoilent, elles font parfois un peu froid dans le dos.
Ruju est, d'une certaine manière, aussi lunaire que Shaoai est solaire, vivante, révoltée. Le duo fonctionne bien, et, finalement, les personnages de Moran et Boyang m'ont donné l'impression d'être là pour faire du lien entre elles, surtout.
Cependant, en dépit de ces qualités, l'intrigue m'a parfois semblé un peu "molle", et a peiné à me captiver du début à la fin (ou même du début au milieu...).
Je n'ai donc été qu'à moitié convaincue par ce roman, sans doute du fait de l'ombre tutélaire de Ma Jian qui a su décrire, à mon sens, la période mieux qu'aucun autre.


Pour vous si...
  • L'idée d'un roman qui combine l'histoire de la Chine moderne et un mystère vous interpelle
  • Vous en avez assez de ces romans dont les protagonistes sont toujours de gentils mièvres innocents aux intentions résolument pures et altruistes - est-ce que c'est à cela que ça ressemble, la vie??

Morceaux choisis

"Et si vous viviez dans un sous-sol avec trois autres garçons venus de province et n'aviez pas un sou de côté? Si vous travailliez six jours et demi par semaine en sachant que jamais vous n'aurez les moyens d'acheter un appartement, même bas de gamme, dans cette ville? Si vous n'aviez rien d'autre à offrir que vous-même et ne pouviez rien faire d'autre qu'être vous? Feriez-vous quand même la cour à une fille?
Non, se dit-il ; ce monde n'est pas propice aux jeunes gens sans moyens."

"_Quand j'étais petite, je n'avais jamais imaginé que le monde où je vivrais plus tard ressemblerait à ça, vous savez.
Elle n'était pas la première à faire ce constat. En quoi différait-elle des autres âmes désenchantées? Tous les jeunes commençaient leur vie avec une cargaison de rêves intacts, mais combien conserveraient la capacité de rêver? Combien pourraient s'empêcher de détruire les rêves des autres? Nous sommes tous des geôliers et des bourreaux attendant leur heure ; ce que l'on nous a pris, ce que l'on a tué en nous, nous nous en vengerons, notre tour venu."


Note finale
2/5
(pas mal)

dimanche 24 janvier 2016

Nous dînerons en français, Albena Dimitrova

Un premier roman réputé prometteur qui parle d'amour dans la Bulgarie communiste des années 1980? Il y avait dans ce combo exotique beaucoup trop d'éléments improbables pour négliger telle lecture. Je me suis donc, fringante, lancée à la découverte du Nous dînerons en français d'Albena Dimitrova.



Le synopsis

Alba a 17 ans lorsqu'elle croise Guéo. Il a 55 ans, et leur rencontre se déroule dans un hôpital.
Ils s'apprivoisent, s'attachent l'un à l'autre, Guéo n'a de cesse de répéter qu'Alba sera sa bru, qu'il va lui présenter son fils Christo, qu'ils se plairont.
Mais Alba n'est pas réellement intéressée par Christo, Alba aime Guéo, et Guéo l'aime aussi.
Ils connaissent ensemble une passion fulgurante, tandis que l'Histoire se déroule tout près d'eux.
Guéo est en effet membre du Politburo, et travaille sur un mystérieux rapport qui inquiète les autorités au gouvernement.

Mon avis

Une étrange découverte, que ce premier roman d'Albena Dimitrova!
Il faut dire que je ne suis pas forcément la bonne cible pour une grande partie du récit : c'est un problème que je n'ai jamais réussi à surmonter, et que je dois aujourd'hui assumer à la face du monde (=vous, chers lecteurs aimés et estimés) : je n'ai jamais compris (ou plutôt : mon esprit n'a jamais pu concevoir les motifs qui sous-tendent...) les histoires d'amour entre deux personnes ayant un écart d'âge aussi important que les deux protagonistes d'Albena.
Déjà, à mon échelle, une relation avec quelqu'un qui aurait dix ans de plus me paraîtrait contre-nature (je parle bien sûr de ma nature à moi, je ne m'engage pas sur celle des autres). En vrai, passé dix ans de plus, je suis même incapable de juger de la beauté d'un monsieur, par exemple (les gens hors de ma catégorie d'âge ne sont pas éligibles au critère de beau lié à l'intérêt charnel). Alors, 38 ans d'écart, c'est juste invraisemblable et impossible à appréhender dans ma tête. Autant lire un livre qui se déroulerait dans un monde inconnu et non décrit, impliquant une forme de vie mystérieuse et hautement improbable.
En bref, vous l'aurez compris, j'ai été particulièrement insensible à l'histoire d'amour entre Guéo et Alba, et c'est dommage, car certaines pages sont, je crois, très poétiques et très belles.
Ce qui m'a plu, en revanche, et qui valait à mon sens la lecture de tout le bouquin, c'est la révélation finale, le fameux rapport auquel travaille Guéo, qui lève le voile sur un pan d'histoire pour ma part ignoré, et qui est extrêmement intéressant : une analyse des raisons qui ont conduit à l'échec de certains systèmes communistes, de manière concrète et argumentée.
Juste pour ces quelques pages, je n'hésite pas à dire que le roman est à lire. Et si vous êtes un inconditionnel de l'amour plus fort que tout (y compris que trois générations), et bien foncez, mes amis!


Pour vous si...
  • Vous n'avez pas de préjugé sur l'amour transgénérationnel (pas comme moi qui suis clairement bouchée sur le sujet)
  • Connaître les raisons de l'échec des régimes communistes a le moindre intérêt pour vous, et vous êtes d'ailleurs prêt pour cela à souffrir une romance qui n'évoque rien à votre esprit cartésien

Morceaux choisis

"Imperceptiblement, quelque chose nous reliait. De plus en plus. Était-ce un pansement sur nos mondes qui se désagrégeaient?"

"Le communisme avait bien aboli la propriété des terres mais sa défaite était peut-être d'avoir cherché à s'approprier les cœurs. Les camps et la honte des nuits de ses instigateurs, de ses décideurs, de Guéo aussi, étaient pleins d'hommes et de femmes qui avaient simplement voulu garder leurs cœurs intouchables, souverains. Je n'ai jamais possédé le cœur de Guéo. Lui non plus, il n'a jamais possédé le mien. Nous les avons juste fait battre ensemble. Étions-nous libres?"

"Lorsque plus aucune main ne la touche, la peau prend congé et devient intouchable pour celui qui respire à l'intérieur."

Note finale
3/5
(cool)

samedi 23 janvier 2016

Ce coeur changeant, Agnès Desarthe

Le roman d'Agnès Desarthe a reçu le prix littéraire Le Monde 2015.
Vous me direz, ça vous fait une belle jambe, et à moi aussi d'ailleurs.
Bref, comme j'essaie de me tenir informée du genre de livres qui sont encensés par la critique et qui sont distingués, et bien, j'ai lu Ce cœur changeant.



Le synopsis

Le roman retrace l'histoire de Rose, jeune fille relativement ingénue fille d'un gradé français et d'une aristocrate danoise. Elle n'a pas vingt ans lorsqu'elle décide de quitter son univers protégé pour partir vivre à Paris en 1909, où elle ne connaît personne, et rien de la vie qui l'attend.
Dans une ruelle où elle se retrouve par hasard, la gérante d'un bar, Marthe, lui propose de la loger et de la nourrir en échange de son travail.
Les années passant, Rose va découvrir le labeur et la misère, avant de croiser la route de Louise, jeune femme au tempérament volcanique, mariée et pourtant libre, qui tombe amoureuse d'elle et la prend sous son aile.

Mon avis

Je dois reconnaître que tout, dans Ce cœur changeant, m'a séduite.
Le contexte, en premier lieu, est intéressant : en général, les récits sur la France du XXe siècle portent pour 80% d'entre eux sur la Seconde Guerre Mondiale. Ici, on plonge dans le Paris de la Belle Epoque, et l'on vogue entre les bas-fonds populaires et les milieux mondains, au gré des rencontres que fait Rose durant sa vie.
Ce personnage fonctionne bien, il est attachant tout en restant surprenant : la candeur de Rose semble parfois n'avoir aucune limite. A côté, la figure patibulaire de Marthe ferait presque frémir, tandis que celle de Louise a quelque chose d'envoûtant, Zelada, l'ancienne nourrice de Rose, est une protagoniste captivante qui ne se dévoile complètement qu'à la fin du roman, et, bien sûr, la mère de Rose, Kristina, est saisissante d'excès, de démesure.
Il y a beaucoup d'audace dans les aventures que vit Rose, dans cette intimité et cette passion qui naît entre Louise et elle, dans le caractère orageux de Kristina qui se tient toujours en toile de fond, en juge sévère des faits et gestes de sa fille.
Le récit déborde également d'intelligence dans la peinture ambivalente des relations entre les uns et les autres, dans la façon dont les personnages vieillissent et changent. Avec le temps, petit à petit, Rose cerne sa propre identité qu'elle a cherché à appréhender par tous les moyens, avec une sorte de courage et de persévérance admirable.
La plume d'Agnès Desarthe est à la fois sérieuse et fantasque : sérieuse de par sa structure, son ambition, mais fantasque de par sa liberté et certaines envolées qu'elle n'hésite pas à impulser dans le cours du récit.
Un sacré talent!

Pour vous si...
  • Vous mangez de ce pain-là
  • Vous savez apprécier les tempéraments de femmes dont on pourrait presque dire qu'elles sont révoltées, dans une époque où l'émancipation reste partielle
  • Les rapports mères-filles compliqués vous fascinent

Morceaux choisis

"La chaleur qui régnait dans la pièce était inquiétante. Allait-on rôtir? Allait-on être dévoré?"

"Au salon... J'ai été rebutée par votre laideur. Je ne suis pas habituée. Mais maintenant, vous me plaisez tout à fait. Votre museau, car, vous le savez sans doute, vous ressemblez à une musaraigne ; cela ne peut pas vous vexer, c'est un constat - votre museau est tout différent à présent que je vous connais, à présent que nous nous sommes parlé. Vous avez ce qu'on appelle un physique ingrat, c'est-à-dire une physionomie qui ne vous rend pas justice." (deux mots de contexte : il s'agit de la première rencontre entre un gendre et sa belle-mère - c'est la belle-mère qui s'exprime ici. Ambiance.)

"Kristina vomissait comme d'autres bâillent, par désœuvrement. Elle n'en concevait aucune honte et faisait passer cela pour une délicatesse d'estomac qui la rapprochait, selon elle, des princesses les plus raffinées."

"Quant à Rose, elle divaguait. Dès que l'on touchait ses cheveux, les battements de son cœur ralentissaient, sa mâchoire se desserrait, son corps semblait se dilater et s'élargir. C'était une détente proche de l'endormissement, mais mêlée d'exaltation et d'un sentiment de beauté si fort qu'il vous pulvérisait, vous tuait, vous administrait une bonne mort, onctueuse et ample."

"Elle n'avait pas les détours, les exaltations, les manigances de celles qui cherchent à plaire. Elle jouait sa partition à plat. Ne calculait rien. Elle commettait des impairs, des gaffes. Elle l'avait blessé lui-même tant de fois, à cause de cette manière qu'elle avait de parler sans réfléchir, de ne poursuivre aucun objectif. C'était, en un sens, un stratège de génie, car elle n'avait aucune stratégie. Ainsi ne pouvait-on jamais prévoir la moindre de ses réactions, le moindre de ses gestes.
Elle l'avait embrassé. C'était inexplicable."


Note finale
4/5
(excellent)

vendredi 22 janvier 2016

Today we live, Emmanuelle Pirotte

On a entendu parler d'Emmanuelle Pirotte il y a quelques mois, avec la parution de son premier roman, Today we live. Emmanuelle est scénariste, mais elle est toujours et avant tout présentée dans les médias comme la fille du poète Jean-Claude Pirotte, disparu en 2014.
Face à l'écho très positif qu'a reçu son roman, je me suis dit que j'allais à mon tour tenter l'expérience.



Le synopsis

En décembre 1944, dans les Ardennes, une petite fille juive, Renée, est confiée par un curé à deux soldats américains; En réalité, il s'agit de deux SS infiltrés (bravo monsieur le curé, en matière de bonne intention qui se termine en eau de boudin, ça se pose là). Alors qu'ils sont sur le point d’exécuter la fillette, son regard croise celui de l'un des soldats, Mathias, et le conduit à commettre un geste inexplicable : retourner l'arme contre son acolyte.
Dès lors commence leur cavale dans la campagne française, et leur lien tout à fait improbable et cependant instinctif et puissant. 

Mon avis

Le synopsis m'a d'abord laissée suspicieuse tout autant que curieuse, comme vous l'imaginez. Un SS qui se prend de, de quoi au juste? de pitié? d'attachement? de fascination? bref, pour une gamine juive, c'était un topo inattendu.
Et bien figurez-vous que j'ai vite laissé au placard mes réserves et mes objections rationnelles, pour me plonger corps et âme âme dans cette histoire captivante.

Pour ceux qui ont déjà lu quelques-unes de mes chroniques, vous aurez compris que la première épreuve qu'un roman doit surmonter pour me plaire, c'est celle du style : une histoire passionnante relatée dans un style déplorable aura raison de toute ma bonne volonté, et si je saurais - du moins je l'espère - reconnaître ses mérites, il ne pourra pas entrer dans mon panthéon personnel (ce qui devrait être l'ambition de tout roman, non?).
Today we live a passé l'épreuve avec succès : il y a beaucoup de franchise dans la plume, le patois local se marie à quelques mots d'anglais, quelques autres d'allemand, et pour le reste, l'écriture m'a semblé lumineuse et vivante.

Deuxième épreuve : l'intrigue. Cela inclut, pèle-mêle, l'intérêt du contexte, de l'environnement, et, bien sûr, de l'histoire que l'auteur nous raconte.
Globalement, je ne vois pas d'un bon œil les récits sur la Seconde Guerre Mondiale. Je suis très favorable au fait que les horreurs perpétrées ne soient pas oubliées et se maintiennent dans les mémoires, mais en matière de littérature, je trouve que beaucoup choisissent ce cadre-là par facilité, par manque d'imagination peut-être aussi, et au bout du compte, on peut lire tant de récits plus ou moins dignes d'intérêt qu'un ennui mortifère me gagne chaque fois qu'un synopsis place là une intrigue.
Cependant, ici, l'idée saugrenue de confronter deux personnages aux antipodes l'un de l'autre, et que se passe l'inattendu, m'a aguichée.
C'est ainsi que Today we live a surmonté également la deuxième épreuve, alors qu'elle aurait pu lui être fatale.

Troisième épreuve enfin : les personnages. Sont-ils intéressants, sont-ils consistants ? Évitent-ils l'écueil méprisé du manichéisme ?
Ici, il y a Renée, petite fille juive surprenante, à l'instinct de survie aiguisé, à qui la vie, comme on peut se le figurer, n'a pas fait de cadeau. Elle n'est pas simplement la gentille petite fille incarnant la pureté de l'enfance : elle est dure, elle peut être cruelle avec les autres enfants, notamment lorsqu'elle estime qu'il faut qu'ils sachent la vérité et qu'elle se fait un devoir de les en informer (du style : "Tes parents sont morts. Pas la peine d'attendre qu'ils viennent te chercher." Ouh la sale gosse...).
Et puis, il y a Mathias, la machine à tuer, l'allemand caméléon, qui a vécu au Canada parmi les Iroquois, ce qui lui permet de parfaire sa double identité, et de mener à bien sa mission d'infiltration - et surtout, de se tirer d'affaires, parce que, bon, Monsieur a un côté impulsif aussi). Il est beau et animal, mais il est aussi un SS, de ceux qui savaient ce qui se passait dans les camps sans y avoir pris part directement, mais la responsabilité indirecte est là (et oui, quand on laisse faire, il faut assumer une part de responsabilité).
Ce qui se joue entre Renée et Mathias est fascinant : ils se captivent l'un l'autre, s'apprivoisent alors même qu'ils se sont liés l'un à l'autre tacitement et immédiatement.
Les personnages secondaires ne manquent pas non plus de sel : Jules Paquet, le propriétaire de la ferme, bon gars qui déborde un peu parfois, et qui pressent les choses sans mettre le doigt dessus, sa fille Jeanne, qui vit avec transport les sensations qui la tiraillent, les excellents Françoise et Hubert, un peu lâches, qui ont surtout peur pour eux et ne manquent pas de faire ce qu'il faut quand ils pensent qu'en dépend leur survie, et les Américains, Dan, aigri de jalousie et de désir non partagé, Pike, Max, et j'en passe et des meilleurs.
Bref, pas besoin de vous faire un dessin : les personnages de Today we live sont parfois complexes, agités d'intentions parfois paradoxales, au point de questionner leur crédibilité, et c'est là que naît, selon moi, leur part d'humanité. La réaction de Mathias lorsqu'il s'apprête à fusiller Renée est irrationnelle, invraisemblable, comme peuvent l'être certaines réactions que l'on ne s'explique pas, au quotidien, et plus encore dans un contexte où tous les codes sont chamboulés. C'est pour cela, en réalité, que je crois à cette action, que je crois à la scène, et qu'elle scelle, dès les premières pages, mon intérêt farouche pour le roman.

Et puis, ensuite, c'est comme en amour, il y a ou n'y a pas ce petit truc particulier, la fameuse étincelle (ou attraction charnelle, dans le cas de l'amour, mais bon, on ne peut pas vraiment parler de ça ici ou la métaphore tombe à l'eau, donc je reste sur le terme "étincelle" - quoique, je dois dire que la police utilisée par les éditions du Cherche-midi a quelque chose de singulier et de dansant qui me trouble et me séduit assez)
Difficile de décrire ce point, sachez simplement que, dans mon cas, l'étincelle s'est produite, et je n'ai pas lâché le bouquin jusqu'à la dernière page.

Je suis donc absolument convaincue par ce premier roman, et le recommande chaleureusement.
Et, bien sûr, je suivrai avec attention les prochains pas d'Emmanuelle dans le monde merveilleux de la littérature de fiction.


Pour vous si...
  • Vous aimez les figures de grands méchants (mais vraiment méchants) qui ont, quelque part au fond d'eux, une sorte de conglomérat rocheux qui leur sert de cœur 
  • Vous savez intimement que la description de la pureté et de la candeur des enfants, c'est du blabla : certains peuvent être sacrément coriaces et féroces
  • La perspective d'un coït dans une étable vous émeut

Morceaux choisis

"La plupart des enfants dans sa situation se seraient fabriqué des souvenirs à partir de lambeaux de vie confus, recousus et idéalisés par la suite pour former un écran de beauté et de douceur destiné à les protéger de l'enfer de leur réalité. Mais Renée n'était pas faite de cette étoffe-là ; elle faisait preuve d'une lucidité qui avait souvent effrayé les rares personnes qui avaient pris la peine de la connaître. Elle était dure avec elle-même, et tout autant avec autrui. Elle ne négociait pas avec la réalité. En revanche, elle se plongeait avec passion dans les légendes et les contes, des histoires anciennes très éloignées de son présent. Elle les percevait confusément comme les seuls vrais remèdes à la laideur du monde ; et, paradoxalement, comme les éblouissants reflets de sa fulgurante beauté."


Note finale
5/5
(coup de cœur)

jeudi 21 janvier 2016

Comme tous les après-midi, Zoya Pirzad

Souvenez-vous, il y a quelques mois, je vous parlais de mon nouvel abonnement à Livre-moi(s), et de ma première lecture dans ce cadre, qui s'était révélée décevante : Ici ça va, de Thomas Vinau, n'avait pas franchement remporté mon adhésion.
Le second livre reçu était Les évaporés, de Thomas Reverdy, un livre que j'avais déjà lu (et peu apprécié - pour info, c'est un euphémisme) et que je me suis donc empressée de renvoyer.
J'ai reçu ensuite un livre de remplacement, Le Peigne de Cléopâtre, que je dois encore lire, et un dernier livre pour cet abonnement de trois mois : Comme tous les après-midi, par une auteur iranienne apparemment montante, Zoya Pirzad.



Le synopsis

Le roman est un recueil de courtes nouvelles, de quelques pages chacune, dévoilant le quotidien de femmes iraniennes, explorant leur rituel, leurs pensées, leurs préoccupations, entre la cuisine, les enfants, leur époux, tout ce qui constitue leurs gestes quotidiens, les habitudes dont leur vie est faite.


Mon avis

Le style de l'auteur m'a d'abord intriguée, car ses nouvelles sont avant tout la somme des tâches accomplies durant la journée par plusieurs femmes que l'on observe, comme au moyen d'une caméra cachée (mais sans le côté canular - grosse blague vaseuse).

Ce n'est que le quotidien, et pourtant, à mesure que s'étoffe la vision de ce que sont des bribes de leur vie, on est pénétré à la lecture par un sentiment d'intimité, on perçoit comme un tableau de leur existence, les différents acteurs et le rôle qu'ils y jouent, sans cesse répété, tandis que les jours, semblables les uns aux autres, défilent.

On est peu à peu imprégné de l'odeur et de la texture du riz pilaf aux lentilles, des cris des enfants, de la couleur des pétunias, de tout ce qui peuple le monde de ces femmes dont on ne sait, pour finir, que ce qu'elles font, et quant à ce qu'elles pensent, il ne s'y trouve rien qui sorte de ce quotidien bien réglé et qu'elles administrent d'une main de maître.

Ces nouvelles offrent ainsi une matière sociologique intéressante, et nous plongent dans un univers pour ma part inconnu, à la fois lointain et familier, puisqu'il s'agit bien souvent des tâches ménagères des unes et des autres, de ce qui succède aux matinées, puis aux après-midi, et que si la culture et les mœurs sont distinctes de celles qui m'ont entourée toute ma vie, il y a aussi la préoccupation des femmes mères de famille, de s'assurer que les enfants soient nourris, soignés, finalement universelle.

Un recueil donc qui m'a fait voyager, non pas en me promettant monts et merveilles de l'autre côté du globe, mais en relatant avec précision et un certain talent la vie de femmes dont je sais si peu, pour ne pas dire rien.

Livre-moi(s), ce nouvel essai est donc réussi!


Pour vous si...
  • La description de la vie quotidienne d'hommes et de femmes dans un pays éloigné ne vous ennuie pas, bien au contraire
  • Vous vous plaisez à lire des textes courts, où l'attachement aux personnages est de ce fait limité

Morceaux choisis

"Elle est encore debout à sa fenêtre. Seule. Le vent semble chatouiller les fleurs, mais celles-ci ne sont pas d'humeur à rire. Elles sont fatiguées."

"Elle n'aime pas rester inactive. Quand elle reste sans rien faire, elle se met à avoir des idées - des idées noires, des idées vaines. Elle déteste penser ou laisser aller son imagination. Elle admire les massifs en se disant : "Il faut que je range le sous-sol. Je vais me débarrasser de tout ce qui ne sert à rien et je le donnerai demain à Moharram." "


Note finale
3/5
(intéressant)

mercredi 20 janvier 2016

La triomphante, Teresa Cremisi

En plein hiver, il m'arrive parfois, comme tout un chacun, d'avoir des envies d'ailleurs, de chaleur, d'exotisme. Ce qui se matérialise souvent par des envies d'Italie, en fait. 
Les consonances méditerranéennes du nom de l'auteur m'ont donc prise au piège sans trop de difficultés. Il faut dire que je ne suis pas difficile : un titre pas trop débile (exit les fakirs dans les meubles ikea, les vieux qui ont des problèmes d'anniversaire et la vie qui est facile et du coup on doit pas s'en faire), une couverture avec une belle image, et c'est parti!



Le synopsis

La triomphante raconte la vie d'une femme qui a passé son enfance en Egypte, avant de s'exiler et de s'installer avec ses parents en Italie, puis de venir vivre en France, parvenue à l'âge adulte.


Mon avis

Voici un roman fluide, qui présente de nombreuses qualités.
C'est d'un récit de vie qu'il s'agit, car l'on suit la narratrice depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, et l'écriture est agréable, ce qui est un premier point positif.
Au-delà de cela, la personnalité de la narratrice est intéressante : il s'agit d'une femme relativement libre, instruite, autonome, qui traverse la vie sans avoir conscience de sa condition de femme par exemple, comme elle l'explique dans le passage relaté plus bas (voir "Morceaux choisis"), ou encore sa judéité.
L'exil d'Egypte a retenu toute mon attention : les parents de la narratrice décident de s'établir en Italie, le père ayant un passeport italien, et la mère, un passeport britannique. Autour d'eux, leurs connaissances se disséminent en Suisse, au Canada, là où les frontières ne leur sont pas fermées.
Adulte, la narratrice quitte l'Italie et s'installe en France, où elle devient une figure montante puis la directrice de l'entreprise dans laquelle elle travaille.
L'épisode relatif à sa demande de naturalisation m'a marqué : elle y met en relief toute l'angoisse liée à la possibilité d'un refus, et tout ce qu'il y a de logique et d'affectif dans cette demande, des éléments que l'on n'a pas forcément en tête lorsque l'on considère cette question d'un point de vue macroéconomique (en cela, j'ai pensé aux Echoués de Manoukian, où une question largement discutée dans le cadre du débat politique était présentée sous un angle humain, à l'échelle des individus dont le sort est scellé par les décisions prises sur le sujet).
Je dirais donc que La triomphante est un récit coulant, l'histoire d'une femme qui a connu une période singulière de l'histoire, conduisant sa famille à l'exil, mais elle est aussi, comme elle le dit elle-même, une personne qui n'aura pas changé le monde, qui n'aura pas eu d'impact majeur, une personne ordinaire à certains égards, qui aura seulement beaucoup regardé le monde, et c'est de ce regard que nous parle le roman.


Pour vous si...
  • Vous aimez les personnages un peu rétro, un peu comme dans Goolrick, mais moins sordides quand même
  • Vous ne vous ennuyez pas en lisant la vie des gens normaux, ceux qui n'accomplissent pas d'actions d'éclat, mais qui mènent leur vie au gré des événements historiques qu'ils subissent et qui les forcent à s'adapter

Morceaux choisis

"Depuis longtemps j'avais pris conscience que chaque pas en avant, chaque étape réussie, resserrait l'éventail des possibles. Chaque fois que la cible était touchée, je renonçais à des milliers d'autres choses et m'éloignais de ce que j'avais cru être un destin."

"Longtemps je n'avais pas compris que le fait d'être une femme était comme on dit un handicap ; je ne m'étais nullement attardée sur l'évidence qu'il était difficile d'envisager un destin à la Lawrence d'Arabie en étant de sexe féminin. Je n'avais d'ailleurs eu aucune alerte à ce sujet. Mes parents ayant oublié de m'interdire quoi que ce soit, je n'avais jamais de ma vie entendu dire que je ne pouvais pas entreprendre quelque chose parce que j'étais une fille."

"Mon cher amour,
Je souhaite être incinérée (après ma mort, naturellement).
Gaby"

" "Et dernière chose, n'oublie pas petite", il mima Humphrey Bogart : "les forts  ont plus que les autres besoin d'être protégés". "


Note finale
3/5
(cool)

mardi 19 janvier 2016

La fête de l'insignifiance, Milan Kundera

J'ai péché, je le confesse.
J'ai cédé à ma sacro-sainte règle de ne pas lire trop souvent de Kundera, pour me ménager un stock de survie, et j'ai emprunté La fête de l'insignifiance.
Ne me blâmez pas, j'ai été largement punie de cette audace, de la plus sournoise des façons.


J'ai découvert le Quincampe il y a quelques jours, et je n'ai qu'une chose à dire : si je dois amener quelqu'un dans un endroit où pécho, ce sera là sans la moindre hésitation.

Le synopsis

Kundera nous plonge dans le quotidien de plusieurs personnages qui se connaissent de près ou de loin et se croisent tout au long du récit.


Mon avis

Nous en arrivons au moment critique, ce moment où je vous explique en quoi lire Kundera a été pénible et presque longuet (expérience insolite et inédite, je vous le garantis).
Dans La fête de l'insignifiance, tout est étonnamment léger.
Le ton, y compris pour causer des choses les plus sérieuses (un cancer par exemple), les réflexions aussi, que j'ai toujours trouvées pénétrantes dans le reste de l'oeuvre de l'auteur, et qui sont éloignées de ce à quoi j'avais été habituée.
J'ai éprouvé un mal fou à m'intéresser au sort des différents protagonistes, qui m'ont paru pâlots et tristounes. De la fantaisie mêlée de profondeur que j'avais tant aimée dans l'insoutenable légèreté ou le livre du rire et de l'oubli, nulle trace. Il reste un vague vagabondage littéraire, qui se lit facilement, mais dont on retire peu.
Une déception inattendue, mais, je dois le reconnaître : c'est bien fait pour moi.
Il ne fallait pas être trop gourmande.


Pour vous si...
  • Vous êtes amateur de blagues stupides - mais vraiment stupides. Genre : "J'ai un cancer. Ah ah, c'était une blague."
  • Vous cherchez à vous infliger une douleur morale cuisante
  • Pas si vous aimez Kundera
Morceaux choisis

"Alain : L'amour, jadis, était la fête de l'individuel, de l'inimitable, la gloire de ce qui et unique, de ce qui ne supporte aucune répétition. Mais le nombril non seulement ne se révolte pas contre la répétition, il est un appel aux répétitions! Et nous allons vivre, dans notre millénaire, sous le signe du nombril. Sous ce signe, nous sommes tous l'un comme l'autre des soldats du sexe, avec le même regard fixé non pas sur la femme aimée mais sur le même petit trou au milieu du ventre qui représente le seul sens, le seul but, le seul avenir de tout désir érotique."

"Depuis longtemps, D'Ardelo, je voulais vous parler d'une chose. De la valeur de l'insignifiance. A l'époque, je pensais surtout à vos rapports avec les femmes. A présent, l'insignifiance m'apparaît sous un tout autre jour qu'alors. L'insignifiance, mon ami, c'est l'essence de l'existence. Elle est avec nous partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Cela exige souvent du courage pour la reconnaître dans des conditions aussi dramatiques et pour l'appeler par son nom. Mais il ne s'agit pas seulement de la reconnaître, il faut l'aimer, l'insignifiance, il faut apprendre à l'aimer."


Note finale
1/5
(malheur)

lundi 18 janvier 2016

Tout cela n'a rien à voir avec moi, Monica Sabolo

J'ai lu pour la première fois le nom de Monica Sabolo l'été dernier, à l'occasion de la parution de son dernier roman, Crans-Montana. A l'époque, les critiques partagées avaient nourri ma prudence, et j'avais préféré m'abstenir (et aussi parce que ça se passe au ski, et je déteste le ski). Le titre d'un de ses précédents écrits, Tout cela n'a rien à voir avec moi, m'a fait imaginer mille choses, et m'a suffisamment intriguée pour que je m'y attelle. 


Le synopsis

La narratrice, mystérieuse jeune femme répondant aux initiales de MS, raconte à la manière d'une enquête, preuves à l'appui, le phénomène de l'aveuglement amoureux, cette pathologie qui conduit les individus sains d'esprit à la catastrophe.


Mon avis

Attention, chef d'oeuvre!!
Ou alors, et c'est presque pareil, énorme baffe!
Imaginez-vous l'auteur enquêtant sur une romance qui tourne au vinaigre en la présentant comme un désastre annoncé, produisant comme preuves à charge, les sms, les photographies, les lettres, tout ce qui peut venir étayer le dossier qui a tout d'un chef d'accusation.
L'accusée, ici, c'est elle, MS (une énigme proche de la Cité de la peur, O.D.I.L...non, je ne vois pas...), coupable ou victime, selon le point de vue, de s'être abandonnée à l'aveuglement amoureux, pour le pire plus que pour quoi que ce soit d'autre.
L'entreprise de MS ne manque pas de piquant, grâce à l'humour que l'on retrouve à chaque page, sous forme de dérision et de distance, le plus souvent.
Puis, l'enquête explore de nouveaux territoires, remonte plus loin en arrière, jusqu'à l'enfance de MS, et, l'air de rien, nous emmène sur un terrain glissant, vers des découvertes, des révélations presque sinistres.
Monica Sabolo réussit ici une sacrée gageure, en proposant un livre sous une forme complètement originale, un récit que l'on lit avec délectation, qui ne manque pas de cachet ni de personnalité.
Finalement, peut-être bien que je lirai Crans-Montana.


Pour vous si...
  • Vous aimeriez savoir comment détecter les signes avant-coureurs d'un désastre amoureux
  • Vous appréciez les récits au ton décalé

Morceaux choisis

Meilleure première page ever

"Daimler a toute une théorie selon laquelle, aujourd'hui, les vrais romantiques sont obligés de passer pour des gens cyniques." (extrait de Daimler s'en va, Frédéric Berthet)

"27 février, 22h02, MS à XX.
Sans toi, je n'y arrive pas. JE N'Y ARRIVE PAS.

27 février, 23h24, XX à MS.
Je crains que tout cela n'ait pas grand-chose à voir avec moi."


Note finale
4/5
(excellent)

dimanche 17 janvier 2016

Cher amour, Bernard Giraudeau

Cher amour est un présent, je le signale parce qu'il est assez rare que l'on m'offre des livres, d'aucuns craignant de me gratifier d'un roman déjà lu (sauf mon paternel qui s'acharne et se retrouve immanquablement déçu à Noël, lorsque je déballe mon traditionnel cadeau et que je lui confesse qu'il a encore opté pour un livre que je connais déjà).
Un roman donc assez éloigné, au demeurant, de mes habituelles lectures, ce qui en faisait un objet de curiosité d'autant plus précieux. 


Le synopsis

Le narrateur, que l'on pourrait confondre à s'y méprendre avec l'auteur, parcourt les mers et les pays lointains. Il raconte ses voyages à une femme aimée dont il se languit, et mêle avec beaucoup de délicatesse les mythes, l'Histoire, les mœurs, ses souvenirs, et ce qu'il projette de cette femme dont il sait si peu.

Mon avis

Il y a beaucoup de choses qui m'ont plu, dans ce roman inattendu.
Les protagonistes en sont d'abord singuliers : le narrateur s'adresse à une femme mystérieuse avec laquelle se tisse une intimité à mesure que les lettres se multiplient, alors même que l'on comprend qu'il ne la connaît pas, qu'il l'attend, qu'il l'espère.
Le style, ensuite, est très poétique, on se laisse bercer par le récit, le rythme musical des phrases que l'on se plairait à lire à voix haute pour en goûter toute la richesse.
L'exotisme est absolu, comme vous l'imaginez : on vogue avec le narrateur en Amérique du Sud, en Océanie, en Asie, on découvre le monde à travers ses yeux d'explorateur et de cinéaste.
Il faut dire qu'il est un conteur hors pair : les histoires qu'il rapporte sont faites de légendes anciennes, de mythes, et l'on se perd avec délice dans les pans de l'Histoire.
L'apport culturel et sociologique est par ailleurs considérable : le narrateur ne cache pas la réalité parfois sordide, la misère qu'il croise, mais il décrit aussi les odeurs, la lumière, les couleurs, et rend ainsi leur lustre et leur grandeur aux pays qu'il parcourt.
Certains passages font référence à l'expérience d'acteur et de cinéaste du narrateur, et proposent des réflexions intéressantes sur le rôle du théâtre et de l'acteur.
Il est d'ailleurs divertissant de croiser en lisant les noms de grandes figures du cinéma français et étranger : Fanny Ardent, Charlotte Rampling...
Je retiendrai du roman tout le romantisme exacerbé qui confère à l'amour et à la séduction des allures allégoriques. L'identité se perd, on découvre les mots d'un homme à une femme aimée, les singularités se gomment au profit de ce qu'il y a d'universel dans le désir d'amour et l'expérience amoureuse.


Pour vous si...
  • Le gris hivernal vous donne des envies d'ailleurs
  • Vous connaissez - ou pas! - le cinéaste, et voulez découvrir l'homme qui se cache derrière lui
  • Vous êtes sensible à la musicalité des mots

Morceaux choisis

"J'ai une passion pour les ports, les marins. J'ai marché comme eux, en chaloupant sur les quais. Celui-là est une ville de containers, de docks privés, de gros remorqueurs qui tirent les rouliers vers le large, de grues qui plongent dans les ventres ouverts, à fonds de cale. Rick me fait comprendre que ce n'est pas là le plus intéressant, la beauté est ailleurs, là où l'on ressuscite les morts et les agonisants. Ce n'est pas un endroit touristique, il n'y a pas de boutiques, rien à acheter, rien à voir que de la tôle qu'on frappe, gratte et soude. C'est un cimetière et une ville sur l'eau, un autre port. Une grue drague et ce qu'elle rapporte du fond est immonde. L'homme va chercher dans les eaux troubles toujours."

"Joyeux Noël, mon amour.
Que faites-vous en cette soirée de petits cadeaux, avec qui dansez-vous? Bavardons, la nuit va être difficile sans vous. Vous êtes mon absente, l'espace entre le quai et le navire qui s'éloigne, une morsure, une alerte. L'absence est ce bord de table où tu avais posé ta main. Reviens dans la lumière et le vide n'aura plus de sens.
Dans L'Africain, Le Clezio dit qu'il n'aura jamais vu dans le regard de son père la lumière changer sur le visage de la femme qu'il aime. Je pense que c'est cela l'amour, regarder la lumière changer sur le visage de l'autre."


Note finale
4/5
(excellent)

samedi 16 janvier 2016

Un faux pas dans la vie d'Emma Picard, Mathieu Belezi

Emma Picard, quel drôle de nom.
La façon dont les auteurs nomment leurs protagonistes me paraît parfois fascinante.
Comment s'y prennent-ils, au juste? Est-ce qu'ils dressent une liste de possibilités en farfouillant sur les sites de prénoms? Est-ce qu'ils cherchent parmi les noms de leurs proches? Est-ce qu'ils font un tirage au sort?
Dans le cas présent, le mystère reste entier, mais partons donc à la découverte d'Emma.



Le synopsis

A la fin des années 1860, le gouvernement français offre à Emma Picard, veuve et mère de quatre garçons, 20 hectares de terre algérienne. Ainsi part-elle s'installer, avec ses fils, dans une ferme désaffectée entre Sidi Bel Abbès et Mascara. Mais la réalité de la vie et de la terre algériennes est bien plus aride que ce qu'elle imaginait.


Mon avis

Ce que j'ai remarqué en premier, c'est le style : les phrases s'enchaînent, alertes, sans point, sans possibilité de reprendre son souffle, ce n'est que succession de paragraphes où la ponctuation est réduite à son plus simple apparat.
L'histoire d'Emma Picard est celle d'une descente aux enfers, annoncée, inéluctable.
La lecture n'a donc rien d'une promenade de santé ou d'un moment agréable : on ne peut s'empêcher de guetter avec anxiété les signes de la chute, et la naissance d'espoirs est toujours suspicieuse, tant on s'attend à ce qu'ils soient éphémères et déçus. Ainsi, l'arrivée à Alger, puis à la ferme, ainsi le travail acharné dont la famille se languit de recueillir les fruits, et peu à peu, chaque fois, les obstacles, les coups durs, les désillusions. Emma perd son fils Joseph.
Puis, un drame lui arrache deux de ses fils survivants. Il ne reste bientôt que Léon, le benjamin, auquel elle raconte les épreuves qu'ils ont traversées, avec lequel elle remonte le fil de l'histoire, jusqu'à l'erreur, le faux pas, qui lui a valu de se condamner et de condamner les siens sans s'en douter, lorsqu'elle a accepté les vingt hectares de terre algérienne.
J'ai apprécié le roman qui est bien construit, mais, vous l'avez compris, ne le réservez pas pour les soirs de grisaille, il se pourrait bien que vous finissiez plus mort que vif tant le ton est noir et la prospérité inaccessible.


Pour vous si...
  • Vous vous méfiez des cadeaux empoisonnés
  • Vous ne comprenez pas que l'on s'encombre de détails comme la ponctuation (Mathieu Belezi est visiblement réfractaire aux points et aux majuscules)
  • Vous n'accordez aucune confiance aux sauterelles
  • Vous pensez qu'il est important de savoir se ménager une sortie (en sautant dans un trou, par exemple)

Morceaux choisis

"après les sauterelles c'est le soleil qui nous est tombé dessus, un soleil de plomb qui a grillé tout ce qui cherchait à repousser, les maigres feuilles sur les branches des arbres, la mauvaise herbe des prés, les sarments rabougris des pieds de vigne, un soleil qui chauffait à blanc la terre dénudée, qui l'entaillait en profondeur, la fouaillait du matin au soir comme si les mandibules des sauterelles ne lui avaient pas fait assez de mal"

"et depuis je raconte
en attendant que tu veuilles bien te réveiller, mon fils
je raconte dans quel enfer on nous a jetés, nous autres colons, abandonnés à notre sort de crève-la-faim sur des terres qui ne veulent et ne voudront jamais de nous"


Note finale
3/5
(cool, mais pas guilleret)

vendredi 15 janvier 2016

Noireclaire, Christian Bobin

En quelques mots comme en mille, voici un peu de poésie dans un monde de brutes.




Le synopsis

Noireclaire est un hommage rendu à une femme aimée et perdue, disparue depuis des années.


Mon avis

J'ai toujours le sentiment intime que la poésie rassérène tout ce qui nous sert de vie intérieure, l'enrichit, la connecte au monde.
C'est un peu l'effet que m'a fait la lecture de Noireclaire.
J'y ai trouvé de la nostalgie, bien sûr, sous de nombreuses formes.
Des images parfois presque enfantines de douceur et dans le regard porté sur l'extérieur, de la tendresse à chaque ligne, la douleur du deuil encore sensible avec cette ligne de démarcation entre l'avant et l'après, et la tentative renouvelée du poète de la mettre en mot, à travers l'image du verre qu'il peut boire tandis que ne le peut l'aimée, par exemple.
Le livre est assez court, moins d'une centaine de pages, mais qui transporte, qui fait pénétrer dans un univers propre, dans la mémoire d'un autre, avec pudeur et générosité.
Cette lecture était parsemée de mots vibrants d'une réalité vécue et appréhendée avec talent, c'est une lecture qui m'a fait du bien.


Pour vous si...
  • Vous avez envie d'une lecture rafraîchissante et tendre

Morceaux choisis

"Comme mes frères les moineaux je travaille paisiblement à l'effondrement des banques et des maisons de retraite."

"Il faut cent fleurs différentes pour faire l'élixir des chartreux - autant pour écrire un poème."

"J'ai vu un jeune boxeur jouer du piano. J'ai vu un œuf de caille dans l'herbe. J'ai vu un chat couvrir de brindilles la dépouille d'une souris. J'ai vu Mandelstam courir tout Moscou pour défendre cinq vieillards condamnés à mort. J'ai vu un assassin dont le cœur était un rubis. J'ai vu un pain trempé par la pluie appeler au secours. J'ai vu des liserons s'agripper à une barrière comme des prisonniers à leurs barreaux. J'ai vu un bébé offrir le trésor d'un gâteau écrasé dans sa main sale. J'ai vu la huppe maçonner son nid avec ses excréments blancs plu éblouissants que les paroles des ermites. Je n'ai jamais lu de définition satisfaisante de l'amour. Je n'en lirai jamais."

"Une goutte d'eau se suicide dans l'évier après une longue hésitation."

"Tes joues de biscuit cuites par un soleil d'enfance. La veine qui te tuera au bombé de ton front."

"Quand tu avançais c'est un monde qui avançait avec toi, comme avec la mariée sa traîne, injuste et sainte. Noireclaire. Ta mort n'y change rien : je te vois en mouvement, toujours avançant, et la vie surabondante te suit, le printemps arrive avec ton nom."


Note finale
5/5
(coup de coeur)

jeudi 14 janvier 2016

Le mythe de l'islamisation, Raphaël Liogier

J'ai entendu Raphaël Liogier comme beaucoup lors des interviews qu'il a données au cours des derniers mois, notamment suite à la parution de son dernier livre, Le complexe de Suez : le vrai déclin français. Lors de ces interventions, mon attention a été captée par ses théories sur le mythe de l'islamisation, qu'il a décrites dans son essai de ce nom publié en 2012.
Quoi de plus divertissant que la lecture d'un essai, de temps à autre?

Pour les tristes quidams qui l'ignorent, Higuma est le meilleur coin à gyozas de Paris - un endroit béni, et qui n'a rien à voir avec ce post

Le synopsis

A partir d'idées reçues largement véhiculées sur les réseaux sociaux, et de chiffres catapultées dans les interviews des uns et des autres, Raphaël Liogier confronte les croyances répandues au sujet de l'islam et des musulmans, à l'épreuve des faits et des statistiques sérieuses, pour tâcher d'identifier la part du vrai et du faux dans ce qu'il nomme une obsession collective, et faire progresser le débat.


Mon avis

En guise d'avis, je m'en vais vous exposer plus en détails les thèses démontées et celles soutenues par Raphaël (comme dans une fiche de lecture de prépa - certaines habitudes sont comme demain, elles ne meurent jamais, ou alors, un autre jour).
Tout d'abord, il s'attache à mettre en mots les différentes idées reçues qui circulent au sujet de l'islam et de l'islamisation supposée de la France.
Cette islamisation passerait par une submersion démographique, comprendre, l'accroissement significatif du nombre de musulmans en France. Ici, l'auteur n'a qu'à démontrer combien les chiffres sont erratiques voire contradictoires pour affaiblir cette théorie. Il met ainsi à l'épreuve l'idée qu'il y aurait plus de mosquées que d'églises dans le sud de la France, ou qu'un tiers des jeunes de moins de 20 ans seraient musulmans, ou encore que la France prendrait la forme d'une république islamique dans le futur, avec une projection estimant un Français sur 5 musulman en 2027; l'idée qu'en 30 ans, les musulmans se seraient multipliés par 30, il fait état du soupçon de conspiration voulant que les musulmans soient forcément tous communautaristes et refusent de s'intégrer. 

Une fois passé en revue l'ensemble de ces préjugés, l'auteur en vient aux faits avérés et entreprend de les expliquer avec un éclairage sociologique.
Ainsi évoque-t-il :

  • L'intensification du sentiment religieux chez certains musulmans, notamment jeunes, se traduisant par une plus grande fréquentation des lieux de culte. Il précise au passage qu'il existe en métropole 90 mosquées et 1962 salles de prière (pour comparaison, on dénombre 3000 lieux de culte protestants pour 1.1 million de protestants alors qu'il y aurait au moins 2.1 millions de musulmans pratiquants).
  • La concentration des populations musulmanes européennes dans les grands centres urbains : "On dira que les musulmans se sont emparés de quartiers entiers alors qu'ils y ont été regroupés".
  • L'existence d'une forte délinquance, trafic de drogue, réseaux criminels et violence ordinaire marquée dans les quartiers périphériques pauvres des grands centres urbains européens (là où beaucoup de musulmans sont concentrés). A noter, les études montrent que l'islamité n'est pas une variable déterminante de la délinquance, mais qu'au contraire, une certaine ferveur religieuse soutenue et continue chez les adolescents musulmans serait un facteur de réussite scolaire.
  • Les quartiers sensibles sont des bouillons d'inculture où peuvent croître de jeunes islamistes radicaux et des terroristes potentiels.

Pour finir, l'auteur établit que ce sentiment de conspiration viendrait de ce que le monde n'est plus centré sur l'Europe, d'où les suspicions dans le regard porté vers l'Orient, et vers les musulmans (cf extrait ci-dessous, très intéressant).

L'essai de Raphaël Liogier a le mérite de débarrasser le débat de nombre de présomptions qui n'ont pour effet que de le polluer en nourrissant un sentiment de peur et de défiance.
Pour ce simple motif, sa lecture est saine et constructive. 

La théorie finale mettant en exergue l'évolution de la place de l'Europe dans le monde et sa réaction face à son déclin donne matière à réflexion, et m'a semblé audacieuse (et pertinente). 

Dans les temps sombres, il est toujours bon de remettre les choses en perspective.


Pour vous si...
  • Vous êtes médusé par les réactions anti-islam observées dernièrement
  • ...et, en bon curieux, vous vous interrogez sur ce qu'il y a de vrai et de faux dans les allégations qui foisonnent de part et d'autre sur le sujet

Morceaux choisis

"Les idéologues du mythe de l'islamisation rendent la réalité mystérieuse, échafaudent des systèmes, à partir desquels ils prophétisent, anticipent, interprètent l'histoire, les processus à l'oeuvre depuis longtemps."

"La résurgence de la ferveur musulmane dans les quartiers populaires n'est pas le symptôme d'un malaise, mais plutôt une stratégie spirituelle pour trouver de nouvelles régulations, de nouvelles normes, une éthique, bref, pour sortir de l'anomie, de l'absence de but."

"Remarquons que le motif permettant de déchoir quelqu'un de sa nationalité en l'état actuel du droit est le complot avéré contre la nation. [...] Puisque chacun sait que le musulman complote, il ne saurait être punissable de la même manière que les autres. Il faut donc prévoir à son encontre des mesures d'exception."

"Depuis le milieu du XXe siècle, le continent européen est hanté par la mort. Il est destitué par son propre universalisme, et destitué par conséquent purement et simplement de son universalisme, voué à redevenir une partie du Globe comme les autres et peut-être moins importante que certaines autres comme la Chine ou l'Inde, une simple partie de ce monde qui fut sien, qu'il s'appropria matériellement et culturellement, condamné à redevenir une simple fraction de cette humanité qui fut son projet."

Note finale
3/5
(instructif)