vendredi 8 janvier 2016

Juste avant l'Oubli, Alice Zeniter

J'ai vu Alice Zeniter pour la première fois dans une émission de la Grande Librairie, il y a quelques mois, et je lui ai trouvé un charme fou, un côté un peu fantasque et beaucoup de justesse dans ses propos sur la littérature. Depuis, je m'étais promis de découvrir l'un de ses écrits, et me suis naturellement portée sur son dernier petit, Juste avant l'Oubli.



Le synopsis

Franck, infirmier et conscient de l'extrême fadeur de son prénom, va rejoindre sa compagne Emilie sur l'île de Mirhalay, où elle assiste à un colloque organisé en hommage à l'écrivain Galwin Donnell, maître du polar disparu et supputé noyé dans de mystérieuses circonstances.
Le roman nous raconte l’obsession d'Emilie pour l'oeuvre de Donnell, et l'épreuve que traverse le couple formé par Franck et Emilie, dont l'amour semble s'être essoufflé. 

Mon avis

Pour les connaisseurs d'Alice Zeniter, l'engouement qu'a suscité chez moi la lecture de son roman ne sera sans doute pas une surprise.
Pour les autres, je m'en vais de ce pas vous conter mon enthousiasme grisant.
Dès les premières lignes, Alice accroche le lecteur, et quand je dis accroche, je pourrais tout aussi dire harponne, ligote, ou séquestre.
Imaginez-vous que l'on ne sait de Franck que son prénom, et la conscience intime qu'il a de la médiocrité de ce prénom qui lui semble déterminant, et dont il se sent si éloigné.
Une sorte de compassion naît et grandit à l'endroit de ce protagoniste lucide et résigné, sujet à de nobles sentiments et qui a appris à les voir diminués de par le seul grotesque que, les ressentant, il se nomme néanmoins Franck, et un Franck ne saurait être animé de nobles sentiments.
Sans même que l'on ne s'en rende compte, Alice déroule son récit comme une pelote de laine, on découvre le parcours de Franck, on découvre bientôt Emilie, à travers leur rencontre, puis à travers les obstacles qu'ils rencontrent depuis quelques années, depuis que Franck a partagé avec Emilie son désir d'enfant, et qu'elle a décidé de quitter son travail pour faire une thèse qui l'a conduite en Angleterre.
Ainsi, lorsque l'on pose le pied à Mirhalay avec Franck, le contexte est déjà posé, et tout est possible : menace et promesse grondent de concert à l'horizon.
Les personnages assistant au colloque entrent alors en scène, Martin Stafford, qui a proposé à Emilie un poste en Angleterre, et Jock, gardien de l'île, triste figure avec laquelle Franck se lie, sans doute parce qu'il lui paraît être le plus proche de lui au beau milieu de tous ces universitaires guindés.
L'intrigue progresse habilement, entrecoupée d'analyses de l'oeuvre de Donnell qui donnent lieu à des réflexions plus générales sur de nombreux sujets.
Le suspense est ménagé, l'intrigue rebondit quand on ne s'y attend pas, redonnant du rythme à l'ensemble.
Je suis parvenue à la dernière page presque surprise que tout s'arrête soudain.
Mon ressenti est donc très positif, le roman est intelligemment construit, le style est élégant, et certains passages se sont révélés instructifs et percutants, de nature quasiment philosophique (cf extraits ci-dessous).
Autant vous dire que je ne vais pas en rester là, et que je vous reparlerai bientôt d'Alice Zeniter!


Pour vous si...
  • Vous êtes lucide sur les relations de couple, et aimez les auteurs qui le sont également quand ils en parlent
  • Vous appréciez les récits dans lesquels s'insèrent des réflexions de nature presque philosophique sur tous types de sujets
  • Vous n'aimez pas votre prénom. Pensez à Franck, il est probablement plus à plaindre (à moins que vous ne vous appeliez Edouard, Kevin ou Jennifer) (remarquez, je ne précise pas quel est mon prénom à moi, comme ça je ne m'expose à aucune vengeance frontale vraisemblablement méritée).

Morceaux choisis

"Franck voulait un enfant avec Emilie. Il se savait rare parmi ses amis ou collègues du même âge. Les autres avaient plutôt des crises d'indépendance, se mettaient à tromper leurs fiancées à tour de bras, les abandonnaient tout à coup après dix ans de vie commune, fuyaient quelques semaines avant l'accouchement.
Mais Franck trouvait que ces agissements venaient du fait que ses collègues surestimaient beaucoup leur propre sauvagerie. Ils se voyaient comme des lions en cage, même les plus doux, les plus mièvres, les plus dénués de rugissements. Ils s'imaginaient un appétit sexuel immense qu'une seule femme ne pourrait jamais contenter, même ceux qui bandaient mal, qui draguaient peu ou qui préféraient le football à la baise. Ils se croyaient trop indépendants pour les compromis de la vie à deux, eux qui laissaient par ailleurs la société dicter leurs choix de vie et s'y adaptaient parfaitement.
"Les gars, aurait voulu leur dire Franck, je ne sais pas où vous avez pioché que vous êtes d'indomptables loups des steppes, mais si vous vous calmiez un peu, vous verriez bien vite qu'il n'y a rien en vous d'incompatible avec le couple"."

"Elle entre en thèse comme on entre au couvent : pour devenir l'épouse du Seigneur."

"Franck était romantique, il le savait. Et il sentait bien tout ce qu'il y avait de ridicule à être affublé à la fois de son prénom médiocre et de sentiments surannés qui mêlaient l'amour, la mort et l'envol majestueux d'un cygne noir dans une confusion sublime."

" "C'était mieux avant".
Le père de Franck répétait souvent cette phrase.
Et Franck, qui était enfant, souffrait chaque fois de l'entendre parce qu'il avait l'impression que son père les désavouait, lui et la seule société qu'il connaîtrait jamais, celle de maintenant souffrait parce qu'il pensait aussi que c'était un peu de sa faute si le maintenant avait moins de valeur que l'avant, que c'était parce que lui, Franck, n'était pas assez fort, ou pas assez bien. [...]
Il avait un jour demandé à sa mère ce qui avait tant obsédé son père dans l'avant, ce qu'il y avait de mieux.
_Lui, avait dit la mère, c'était lui qui était mieux avant. Parce qu'il était jeune. Mais ça, il n'a jamais voulu s'en rendre compte."

"Il faut arrêter, se dit-il, d'écrire des graffitis à la face de l'Univers dans une tentative désespérée pour que les gens se souviennent de notre passage. Le droit le plus absolu des autres est de ne jamais penser à nous. Etre auteur ou faire de enfants ne sont que des négations de ce droit."


Note finale
4/5
(révélation)

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