Le weekend dernier se tenaient à Blois les 19e rendez-vous de l'Histoire, dont François Busnel a eu l'élégance de m'informer (via l'émission de la Grande Librairie de jeudi dernier, donc personnellement).
De nature bravache, j'ai immédiatement saisi cette opportunité rare pour m'aventurer par-delà les frontières de la capitale, et me hasarder en terre inconnue.
Ça vous semble peut-être fort naturel, mais sachez que se lever à 6h un dimanche pour aller pécho le train de 7h à la gare d'Austerlitz, ça ne l'est pas. Pour personne. Personne de sain, je veux dire (ou de -relativement- jeune).
Comme dit GiedRé, parfois la vie est sympa et t'envoie des petits signaux, du type : tu vois bien qu'il n'y a pas un chat dehors, que fous-tu donc là à cette heure?
Bref, à l'aube et presque sobre, me voici donc en chemin, dans un train étonnamment fréquenté.
Au programme, je débute un peu par hasard par une intervention de Michèle Riot-Sarcey, historienne spécialisée dans tout un tas de trucs plutôt cools (l'histoire du politique, de l'utopie, des mouvements sociaux, et des genres).
Le thème de la séance : Les chemins de la liberté en histoire.
Je ne vais pas vous mentir, je suis arrivée là un peu par hasard, et rendue relativement guillerette par ce sujet abscons qui me garantissait au moins un effet de surprise.
Michèle Riot-Sarcey a publié, en janvier 2016, Le procès de la liberté, vers lequel elle renvoie à plusieurs reprises au cours de la conférence.
D'entrée de jeu, Michèle explique en quoi il est important de préciser qu'elle est spécialiste de l'histoire du politique, et non de la politique, en rappelant qu'il ne faut pas séparer l'histoire sociale du politique, et intégrer les mouvements sociaux qui tentent de s'inscrire dans le pouvoir libre de la citoyenneté, à l'instar des canuts à Lyon, qui luttaient pour obtenir un contrat social (Note : à ce moment-là, il est à peine 10h, mon pauvre cerveau ne sait pas ce qu'il lui arrive).
Dans son livre, Michèle pose la question suivante : qui est libre, et qui ne l'est pas? C'est sous ce prisme qu'elle a décidé de placer son analyse, car ceux qui étaient libres constituaient au XIXe siècle une petite minorité d'individus privilégiés, et leur existence permettait de croire à une liberté en devenir.
Le cadre est le suivant : jusqu'en 1848, il règne dans les esprits le désir d'achever la Révolution.
Partant, on est en quête des définitions de la liberté, au centre des réflexions.
Riot-Sarcey se réfère à Walter Benjamin, et à l'affirmation selon laquelle "il est nécessaire de faire exploser les continuités". En effet, les chemins de la liberté (comprendre, les possibilités de la liberté) resurgissent ponctuellement, il n'y a pas de chemin linéaire (mon cerveau raccroche les wagons à ce stade approximativement, et opine avec obéissance et une forme élémentaire d'énergie).
Il y a donc des moments d'exception, de dysfonctionnement social, où les individus croient qu'ils peuvent accéder à la liberté réelle. Il est intéressant de partir de ces possibles non advenus et de se demander ce qu'ils sont devenus. Car l'événement non advenu, ici, est la liberté de tous, qui constitue une idée prenante, réalisable, cette idée d'émancipation qui nous vient du siècle des Lumières et est toujours d'une actualité brûlante.
La définition que donne Kant nous éclaire : on ne devient libre qu'à condition de s'émanciper soi-même de la tutelle dont nous sommes responsables.
Riot-Sarcey évoque alors un retour à l'assujettissement, au moyen d'un épisode oublié de 1848, celui de l'abolition du marchandage, qui était le combat du peuple (les ouvriers devant "louer" leur force de travail, alors que les patrons confiaient aux maîtres d'oeuvre le soin d'accomplir un projet en gérant directement les ressources nécessaires).
Il y aurait aujourd'hui une confusion entre liberté et libéralisme, qui s'exprimerait notamment à travers l'essor de certaines sociétés (Uber cité en première ligne) faisant revenir le processus de marchandage en pleine actualité.
Pour Michèle Riot-Sarcey, Nuit Debout est au contraire une remémoration des espoirs portés par une minorité constamment vaincue.
Ecrire l'Histoire implique donc de ne pas s'en tenir à l'Histoire linéaire, car elle masque justement le mouvement de l'Histoire.
En 1830, les révolutionnaires ont certes été vaincus (Thiers dit d'ailleurs qu'il s'agissait d'un coup d'Etat, non d'une Révolution, et c'est sa posture que l'Histoire retiendra), mais l'esprit de liberté perdure.
Ainsi, au moment où l'événement advient, l'événement non advenu reste latent.
Pour Michèle, ce qui fait le mouvement de l'Histoire, c'est la conflictualité entre ceux qui sont libres et ceux qui ne le sont pas. Dès qu'on réécrit l'Histoire, il y a une population à laquelle on dénie la capacité de sujet.
Il est frappant de voir que l'Assemblée Nationale d'aujourd'hui ressemble sociologiquement à l'Assemblée Constituante de la Révolution Française.
Le pouvoir d'exercer son droit est un pouvoir de délégation, et les représentants ne sont pas réellement tenus de rendre des comptes, ce qui était le cas en 1848, car alors les citoyens pouvaient venir réclamer leurs droits (de quoi nous donner des idées...).
Une citation de Deleuze, pour nous remettre en selle : "Ce que l'Histoire saisit de l'événement, c'est son effectuation, mais l'événement dans son devenir échappe pour l'essentiel à l'Histoire" (toujours une bonne carte à jouer, Deleuze).
Un autre exemple : le communisme est dans toutes les têtes en 1848, mais l'on ne sait aujourd'hui que l'événement advenu, alors que Marx écrit sur cette période : "Un spectre hante l'Europe : le communisme".
Finalement, l'idée de liberté est balayée par la révolution industrielle, l'utopie est effacée au profit de cette révolution qui aboutit à un individu aliéné qui n'a plus même l'espoir de la liberté.
Marc Bloch dénonce la volonté d'objectivation de l'Histoire, en écrivant : "c'est d'abord l'idée même que le passé en tant que tel puisse être l'objet de sciences, cette idée-là est absurde" (Marc se vénère, donc).
Il s'agit là de l'héritage du positivisme, de l'idée que l'objectivation soit supérieure à la pensée critique, parce qu'elle laisse croire à l'absence de subjectivité (un leurre, car chacun est partie prenante du présent).
Pour Michèle, il faut poser des questions que les contemporains ne se sont pas posées. Par exemple, on parle de suffrage universel en 1848 alors que toutes les femmes en sont exclues. C'est que, "pour être partie prenante de l'universel, il faut avoir quelque chose à soi" : or, les femmes étaient ce quelque chose qui appartenait aux hommes et les rendait, eux, partie prenante de l'universel.
Cela retranscrit l'idée qu'à l'époque, les femmes n'avaient pas de place dans l'espace public.
Michèle conclut en scandant qu'il est nécessaire de réveiller l'esprit d'émancipation, pour le bénéfice de l'Humanité.
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