jeudi 21 avril 2016

L'imposteur, Javier Cercas

Il y a quelques années (en 2005 - j'espère que vous étiez né...), vous avez peut-être lu ou entendu parler du cas Enric Marco, un espagnol supposément ancien déporté dans les camps nazis, et dont l'imposture a été révélée par un historien presque inconnu : l'homme qui représentait les survivants de l'Holocauste n'était pas celui qu'il disait être, et n'avait pas connu les camps.

Dans son roman au titre évocateur, Javier Cercas se ferait presque l'avocat du diable, et décide de prendre la parole pour raconter la véritable histoire d'Enric Marco, ou, à tout le moins, ce qu'il a pu en reconstituer.





Mon avis

Le lien tissé dans le roman entre l'auteur et le lecteur n'est pas neutre, et c'est la première chose qui m'a frappée à la lecture : Javier Cercas s'attaque à un sujet qui lui vaut des mises en garde comme des encouragements, et dont il sait en débutant qu'il n'en sortira pas indemne - sans savoir cependant dans quelle mesure l'expérience l'affectera.
Partant, il expose au lecteur les doutes qui l'ont assailli, et les motifs pour lesquels il a décidé de poursuivre ce qui semblait être une lubie, une fausse bonne idée, créant par là même une sorte de connivence, une proximité avec le lecteur qui a accès à ses questionnements et à ses états d'âme. On ressent d'ores et déjà combien Javier Cercas craint que son projet ne soit mal interprété, ne donne lieu à des accusations d'indulgence ou de sympathie à l'égard de Marco, si bien qu'il s'applique à souligner que son entreprise, si elle est une tentative de compréhension, ne vise pas à excuser ou à dédouaner Marco de ses actes, mais au contraire à en prendre la pleine mesure pour ne pas que telle tromperie se reproduise.

Consciencieusement, Cercas rapporte le fruit de ses recherches et de ses entretiens avec Marco, de sorte que l'on voit évoluer peu à peu son jugement, son angle de vue.
Les interactions qu'il a avec son entourage donnent corps au contexte décrit, et aux interrogations qui emplissent l'auteur, soucieux d'aller au plus près de la vérité, en dépit des nombreux obstacles qui jalonnent sa route, car les preuves avec le temps se font fragiles, quand elles existent encore.

Il est passionnant de comparer l'histoire racontée par Marco, et les bribes de réalité extirpées des journaux ou des registres, de tâcher d'appréhender la façon dont l'imposture s'est installée, sans que nul ne se doute du passé de Marco.

L'auteur parvient finement à rendre compte de l'action de Marco sans pour autant se montrer dur ou trop indulgent : à ses yeux, Marco est comme tous ceux qui n'ont pas résisté, qui ont accepté la défaite, et son seul tort a été de se faire passer pour un héros.
Voir l'affabulateur tenter de ne pas perdre la face en se débattant, en revendiquant les derniers pans d'illusion dont il voudrait qu'on le laisse se draper, est fascinant.

Le mensonge ici prend une telle envergure que l'incompréhension peut demeurer à l'issue de la lecture ; si Enric Marco incarne à merveille un Don Quichotte moderne, avec ce que cela implique de charisme et d'aura, il est difficile de ne pas être mal à l'aise devant ce culot terrifiant.
A moins, comme le fils de Cercas, d'être simplement bluffé, et de voir dans Marco un vieillard "génial".

L'imposteur est à lire comme un témoignage, à la fois historique et très contemporain, où le travail de recherche est impressionnant, mais en gardant à l'esprit que l'âme humaine peut ne pas livrer ses secrets, et que Marco reste entouré d'un halo de mystère, tant la duplicité dont il s'est rendu coupable, à la fois exceptionnellement durable et exposée, dépasse l'entendement.


Pour vous si...
  • Vous vous intéressez aux bonimenteurs notoires, et à leur faculté de réécrire l'histoire au point d'y croire presque eux-mêmes

Morceaux choisis

"Les premiers paragraphes d'un livre sont toujours les derniers que j'écris. Et, comme c'est le dernier, je sais à présent pourquoi je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne voulais pas écrire ce livre parce que j'avais peur. Ce n'est que maintenant que je sais que ma peur était justifiée."

"Quand l'affaire Marco a éclaté, nombreux étaient ceux qui en ont déduit que, étant donné que Marco avait menti sur son séjour dans le camp de Flossenburg, il avait également menti sur tout le reste. C'est une déduction erronée qui trahit une spectaculaire ignorance de la nature des bons mensonges et des bons menteurs: les bons menteurs ne font pas seulement trafic de mensonges, mais aussi de vérités, et les grands mensonges se fabriquent sur de petites vérités."

"Voilà la vérité. Marco n'appartenait pas à la minorité, mais à la majorité. Il aurait pu dire Non, mais il a dit Oui ; il a cédé, il s'est résigné, il s'est laissé assujettir, il a accepté la vie barbare, infâme et claustrophobique imposée par les vainqueurs. Marco n'est pas un symbole de la décence et de l'intégrité exceptionnelles de la défaite, mais de son indécence et de son avilissement communs. C'est un homme ordinaire. Il n'y a rien à lui reprocher, bien entendu, sauf d'avoir essayé de se faire passer pour un héros. Il ne l'a pas été. Personne n'est obligé de l'être. C'est pour cela que les héros sont des héros : c'est pour cela qu'ils sont une infime minorité."


Note finale
3/5
(cool)

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