A l'occasion de Livre Paris, j'ai assisté hier à un intéressant débat autour du thème suivant :
Demain, l'écrivain pour "avertir ou divertir"?
Naturellement, j'ai pris quelques notes pour vous restituer en substance l'échange auquel la question a donné lieu.
Evidemment, avec ma veine, c'est le moment qu'a choisi Luis pour se gratter le pied
Participaient à cette table ronde animée par Emmanuel Kherad :
- Cynthia Fleury, psychanalyste et auteur des Irremplaçables,
- Vincent Message, auteur des Veilleurs et dernièrement, Défaite des maîtres et possesseurs,
- Luis Sepulveda, immense écrivain chilien à qui l'on doit bien sûr Le Vieux qui lisait des romans d'amour,
- François Busnel, qui anime tous les jeudi l'émission La Grande Librairie, lecteur averti parmi tous.
Avec l'aisance qui le caractérise, François Busnel commence par interroger la problématique, soulignant le fait que la question intéresse plus, selon lui, les journalistes que les lecteurs et les romanciers. Il précise encore que l'écrivain ne doit rien, qu'il ne faut rien.
En tant que lecteur, François lit d'abord pour l'histoire, et aime à être bousculé.
Ainsi, il partage avec l'assistance le souvenir de la lecture du premier roman publié par Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d'amour, qui l'avait alors bouleversé.
Ce qui n'était pour lui qu'une intuition est devenu en une phrase de Sepulveda incroyablement clair, et l'auteur est parvenu avec ce récit à la fois à avertir et à divertir.
Pour Luis Sepulveda, l'un ne va pas sans l'autre, en effet.
Luis en profite ainsi pour partager à son tour une anecdote tirée du passé, où, à l'occasion d'une promenade avec un ami à Santiago du Chili, il avait assisté à la brutalité exercée par des policiers sur un groupe d'adolescents manifestant dans la rue, épisode à l'issue duquel il s'était retrouvé emprisonné pour être intervenu. Au lieu d'écrire un article sérieux, il lui avait semblé qu'un article humoristique aurait bien plus de force et d'impact, du fait de la force subversive de l'humour.
La position de Cynthia Fleury par rapport à la question posée est intéressante : à son sens, écrire procède d'un manque, d'une pulsion quasiment mortifère. La question qu'elle-même se pose, est la suivante : comment ne pas laisser la société confisquer la définition du réel? Et son ambition est de faire que du réel non emprisonné surgisse.
Le divertissement présente néanmoins l'intérêt de sortir du roman à thèse, qu'elle qualifie d'insupportable. Elle est en revanche opposée au divertissement marchandisé, construit pour faire penser ou faire rire d'une certaine manière.
Pour Vincent Message, le débat intellectuel aujourd'hui se pose souvent en deux alternatives . Il préfère quant à lui la littérature inclusive, qui fait plusieurs choses à la fois. Son ambition dans son dernier roman est de faire sortir le lecteur des réflexes de pensée ordinaire, de le dépayser.
François rappelle que, pendant longtemps, le divertissement a été la lie du lectorat en France, car c'est un pays où l'on a l'esprit de sérieux. Cependant, c'est aussi le pays de la comédie, de Molière, qui avertit sous l'apparence du divertissement, et a été un lanceur d'alertes dont les enseignements sont toujours très contemporains.
Ce choix est lié à l'élégance suprême du divertissement, consistant à utiliser les subtilités de la langue dans une histoire qui fera rire les lecteurs, dans un registre burlesque.
François prend l'exemple de Jean Echenoz, que l'on lit en souriant, ce qui est plus efficace que le rire forcé. En tant que lecteur, on recherche surtout l'émotion, qui va contre l'esprit de sérieux.
Emmanuel Kherad mentionne les romans américains, plus souvent à mi-chemin entre le divertissement et l'avertissement. Serait-ce le propre des livres français que d'être plus sérieux?
Vincent répond en citant Kafka, selon qui le livre doit être le coup de hache qui brise la mer gelée en nous. Cela n'empêche pas le rire, comme en atteste l'humour noir, grinçant, l'ironie kafkaïenne.
François évoque à son tour le polar, car le roman noir divertit, mais n'est pas forcément comique.
Interrogé, Luis fait référence à Molière qui l'enchante (à ce stade, on note déjà que le duo Luis-François fonctionne bien, ne nous étonnons pas si Luis débarque un de ces quatre sur la plateau de France 5, et ce sera pour notre plus grand bonheur) : selon lui, c'est dans la question du style que se trouve la clef. Ce qu'il lui reste de ses expériences difficiles (et je ne parle pas de difficultés semblables à celles rencontrées par Michel, qui ne tombe jamais sur une gentille fille soumise qui veut bien lui prodiguer tout ce qu'il veut sans se moquer de ses problèmes d'érection - ah mince, ce ne sont pas les problèmes de Michel, mais de ses protagonistes, zut alors, je mélange tout-, non, Luis a connu l'emprisonnement du fait de son engagement politique, il a évité la peine capitale et a dû s'exiler pendant des années), est qu'il faut avertir d'une manière compréhensible et séduisante. Le ressenti du défi / de l'importance d'avertir lui est venu de son expérience de lecteur de livres d'écrivains qui pratiquaient cela, en clair, du monde du théâtre. Il importe selon lui de faire une maquette pour voir les mouvements des personnages, et raconter les choses de manière à ce qu'elles n'ennuient pas, un mélange qui est parti du théâtre et qui a gagné la littérature.
Cynthia rebondit en expliquant qu'il est impossible pour elle de s'imposer le simulacre de devoir séduire, de devoir plaire, le simulacre de la société. Elle ne se soucie pas, pour sa part, de l'ennui du lecteur (à ce point de l'échange, on commence à se méfier méchamment des Irremplaçables, dont on suspecte que la lecture ne va pas être une promenade de santé).
Interpellé, François prend la parole pour manifester son désaccord (le moment où la scène se transforme en ring, misez, pariez, choisissez votre poulain!): on cherche à ne pas ennuyer avant tout par élégance, pour soi, c'est une promesse que l'on se fait.
Luis précise qu'il parlait d'une histoire que l'on se raconte à soi-même, et qui va se rediriger vers le lecteur. Il confirme que l'acte littéraire procède d'un jeu de séduction constant : les mots et le style séduisent l'écrivain pour qu'il recoure à eux.
De son point de vue, si un livre ne parvient pas à séduire son propre auteur, cela signifie qu'il n'est pas terminé.
Vincent, qui n'a pas quitté la salle (en dépit de ce que mon compte-rendu pourrait laisser penser), indique qu'il n'aime pas le divertissement comme fuite de la réalité. Il existe une littérature qui prospère ainsi, que l'on nomme feel-good litterature, et qui est dans sa conception profondément pessimiste, car elle donne à penser qu'il faut se détourner du réel pour être bien (il n'ose pas nommer qui que ce soit, il faut dire qu'Agnès Martin-Lugand traîne pas très loin et signe des autographes à la pelle, c'est à en perdre son latin, ou à désespérer du goût français en matière de lecture). A l'inverse, quand le divertissement se conjugue avec le réel, il est à son tour séduit. L'exemple qu'il donne pour illustrer ses dires est celui de la Montagne magique, lecture au cours de laquelle il s'était, adolescent, beaucoup ennuyé, mais à laquelle il songe toujours avec nostalgie, se disant qu'elle était extraordinaire (dans le public, la copine de Vincent lui fait des grands signes pour qu'il arrête de dévoiler son côté maso en public, elle en a marre de le voir attirer toutes les dominatrices du coin) (blague à part, j'ai eu une expérience similaire avec L'éducation sentimentale, je te comprends Vincent).
François réagit vivement à cette évocation, puisque l'ennui dans son cas est fatal, il révèle même (et la révélation est choquante) qu'il est incapable de lire James Joyce! (onomatopées outrées dans la salle, dont je suis à peu près sûre que moins de 10% a dû s'atteler un jour à Ulysse)
Il se retourne, pour finir, vers Luis, et lui demande s'il est de ces écrivains qui parviennent, en relisant leur oeuvre et avant publication, à adopter un regard objectif, et éventuellement à renoncer à tout ou partie dont ils étaient pourtant fiers ("Kill your darlings", c'est visiblement l'expression anglaise consacrée).
Luis confirme qu'il a beaucoup d'histoires qui sont restées dans ses tiroirs car il n'éprouvait pas de ressenti avec du recul.
Quelqu'un qui écrit est, selon lui, comme un rabbin qui construit un golem pour son goût personnel : il s'agit de quelque chose dont on s'aperçoit quelquefois que cela ne fonctionne pas.
Le plus grand danger qui guette un écrivain, dit-il encore, n'est pas un mauvais éditeur, mais une mauvaise veuve, faisant référence à ces veuves voraces qui extraient des livres des tiroirs une fois leur époux disparu, ternissant la réputation laissée de son vivant, car si l'écrivain avait délaissé un roman, c'est que la séduction n'avait pas fonctionné.
Pour conclure, Emmanuel Kherad se tourne vers Cynthia Fleury et lui demande de clôturer en s'exprimant sur le fait qu'il existe ou non une éthique littéraire en France (à ce moment-là, on s'interrogerait presque sur le fait que l'animateur a bien suivi le débat, mais ce serait mesquin, non?).
Cynthia fait état d'un tropisme normatif (à replacer dans les dîners mondains, ça fait très swag : vous reprendrez du dessert? Avec plaisir, en vertu du tropisme normatif qui a régenté la soirée), et précise (encore heureux) en disant que l'on aime en France à créer des catégories. La littérature est cependant immédiatement éthique, selon elle, du fait de l'importance portée à l'autre et au monde.
Une heure fort instructive, qui m'a fort donné envie de relire l'oeuvre de Luis et de regarder en replay la dernière émission de LGL!
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