Comme je vous l'avais raconté peu après la lecture de Boussole, je suis une grande amoureuse de la prose de Mathias Enard. Et si le roman qui s'est vu décerner en 2015 le prestigieux Prix Goncourt m'avait désarçonnée de par le caractère erratique et érudit du fil narratif, j'avais été par ailleurs conquise par Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, et par Perfection du tir (un peu moins par Rue des voleurs).
Zone était donc sur ma PAL depuis un moment.
Le synopsis
Le narrateur est un mystérieux voyageur qui traverse l'Italie en train, et nous livre un long monologue où se mélangent ses souvenirs d'agent double officiant sur sa Zone, allant de l'Algérie au Proche-Orient.
Mon avis
Au-delà du synopsis, qui dit bien peu de l'ambition époustouflante du roman, il faut parler du style.
Le style est ce qui frappe en premier, dans Zone : figurez-vous un roman de plus de 500 pages, constitué d'une phrase, une unique phrase, sans majuscules, sans points, seulement entrecoupée par les trois chapitres d'un récit lu par le narrateur.
Narrateur dont on sait peu de choses, et dont les contours se dessinent à mesure que le train roule, et que se déroule son monologue tout intérieur.
Son fil de pensée est foisonnant et épars, les mots se bousculent parfois, sans plus aucune ponctuation, et livrent ainsi des tableaux d'une force inouïe, dans lesquels la violence soudain est palpable par exemple.
Il faut dire que le sujet n'est guère paisible : il s'agit des souvenirs d'un agent double opérant dans une Zone agitée, à la fois d'une fulgurante richesse culturelle, et où les menaces sont multiples, la dangerosité omniprésente, sous mille traits.
Aux côtés du narrateur, dansent les figures de fantômes qu'il emporte avec lui et invoque comme pour conjurer sa solitude : Marianne, Intissar, Stéphanie, Sashka, toutes, réelles ou non, ont joué un rôle dans son existence et l'ont conduit là où il se trouve désormais, quelque part entre Milan et Rome.
Alors, bien sûr, la lecture est ardue, elle n'a rien d'une promenade de santé, car on se trouve face aux pensées intérieures d'un homme qui a beaucoup vu et vécu, on perd le fil facilement, la conquête de Zone se mérite, et peut même paraître abrupte.
En ce qui me concerne, j'y ai trouvé néanmoins de quoi me dédommager de ma peine : le monde déployé par le narrateur est empreint d'une poésie et d'une brutalité d'apparence antinomiques, mais qui trouvent ici l'expression singulière d'une alliance improbable.
Pour vous si...
- Vous êtes un lecteur averti
- L'Orient conté par Mathias Enard vous subjugue
Morceaux choisis
"il en est de toutes choses comme des trains et des automobiles, des étreintes, des visages, des corps leur vitesse leur beauté ou leur laideur paraissent bien ridicules quelques années plus tard, une fois putrides ou rouillées, le marchepied franchi me voici dans un autre monde, le velours épaissit tout, la chaleur aussi, j'ai quitté jusqu'à l'hiver en montant dans ce wagon, c'est un voyage dans le temps, c'est une journée pas comme les autres"
"tout est plus difficile à l'âge d'homme vivre enfermé en soi entrechoqué miséreux empli de souvenirs de ne fais pas ce voyage pour rien, je ne me recroqueville pas comme un chien dans ce fauteuil pour rien, je vais sauver quelque chose je vais me sauver malgré le monde qui s'obstine à avancer péniblement à la vitesse d'une draisine manœuvrée par un manchot"
"j'eus pour la première fois l'impression d'être enfermé dans la Zone, dans un entre-deux flou mouvant et bleu où s'élevait un long thrène chanté par un chœur antique, et tout tournait autour de moi parce que j'étais un fantôme enfermé au royaume des Morts, condamné à errer sans jamais imprimer une pellicule photographique ou me refléter dans un miroir jusqu'à ce que je brise le sort, mais comment, comment m'extirper de cette coquille vide qu'était mon corps, j'arpentais Salonique de haut en bas et de bas en haut, les icônes les saints les églises les remparts et jusqu'à la prison de l'Heptapyrghion au haut de l'Acropole"
Note finale
3/5
(inédit)
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