On sort de la fiction pour se remémorer un fait divers sordide datant de janvier 2011 : le meurtre terrifiant de Laëtitia Perrais, jeune fille de 18 ans, dont le corps avait été retrouvé démembré des semaines après sa disparition.
Ne partez pas, c'est vrai que ça n'est pas ragoûtant, mais le livre d'Ivan Jablonka n'a rien du résumé voyeur et malsain que l'on pourrait imaginer.
Libres pensées...
Pour vous si...
Dans son livre, Jablonka retrace, non pas le meurtre, mais la vie de Laëtitia.
Refusant de ne voir en elle que la victime de son meurtrier, il lui rend son intégrité en allant plus loin que "l'affaire", et en ravivant ce qu'il y a eu avant, qui était Laëtitia avant de devenir l'objet malheureux d'un fait divers.
La lecture est douloureuse. Il faut dire que la démarche est tellement documentée que rien ne nous est épargné : l'enfance de Laëtitia, la rupture familiale avant le placement en famille d'accueil, sa relation avec sa sœur Jessica, son environnement social mais aussi géographique (l'enquête s'ancre très fortement dans une réalité physique, dans des lieux nommés, où l'auteur s'est lui-même rendu et qu'il décrit avec force précisions), son adolescence, tout ce qui fait son quotidien et sa personnalité. On découvre une jeune fille touchante, d'apparence calme et réfléchie, combative, une survivante d'une certaine manière, car son parcours n'a pas été rose, comme le démontre le récit en dévoilant la part des violences familiales que Laëtitia et sa sœur ont endurées.
Puis, la rencontre avec celui qui devient son assassin, la soirée fatidique où tout déraille, où elle suit cet homme qu'elle connaît à peine et ne s'enfuit pas en dépit des panneaux "danger" que l'on voit presque se mettre à clignoter en lisant l'enchaînement des faits. La jeune fille sérieuse, raisonnable, adulte laisse place à une jeune fille légère et imprudente que ses proches ne reconnaîtront pas, lorsque sera reconstitué le déroulement des événements.
Au-delà de l'aspect anecdotique et du fait divers, Jablonka propose une analyse sociologique dans laquelle il met en exergue le rôle des violences vécues par Laëtitia de son vivant dans l'érosion de ses mécanismes de défense, et dans sa relation aux hommes. Les hommes, autour d'elle, lui ont systématiquement fait du mal ou ont trompé, à l'instar de Gilles, le père de la famille d'accueil qui a par la suite été reconnu coupable de viols et agressions sexuelles, notamment sur sa sœur Jessica. Ils l'ont conduite à intérioriser le fait qu'elle n'avait guère de valeur, qu'il était normal qu'on lui impose ses volontés, jusqu'au moment où elle refuse et se dresse face à Meilhon, où elle apparaît, et c'est l'image que donne l'auteur en relatant l'instant de sa mort, en femme libre.
En outre, sujet annexe, Jablonka souligne le discrédit porté par le président de la République au moment des faits, Nicolas Sarkozy, sur le JAP (juge d'application des peines) en raison des antécédents de Meilhon, qui a eu des retentissements importants dans la profession, et décortique pour son lecteur les rouages du système judiciaire, ou une partie en tout cas, à travers le parcours de l'homme en question.
Il faut, pour finir, dire que l'attachement ressenti par l'auteur pour celle dont il souhaite qu'elle soit davantage que l'objet de son récit, pour enfin être plus qu'un être à disposition, dont on dispose de la manière la plus odieuse, est perceptible, et nous gagne. Je me suis prise moi-même à réfléchir aux figures que j'ai pu croiser et qui s'apparentent à Laëtitia, des jeunes filles malmenées par l'existence, qui mènent leur bonhomme de chemin jusqu'au jour où elles font un choix ponctuel désastreux, où une simple rencontre amorcera une chute (toutes proportions gardées, bien entendu...).
Lisez Laëtitia, partagez-le. Ne redoutez pas une lecture sordide ou voyeuriste. Il s'agit, bien davantage, de prendre conscience de la façon dont émergent et persistent des inégalités, le sexisme, la domination masculine. Pour un peu, je vous renverrais à Bourdieu, mais tout de même, commencez par Jablonka, par l'histoire terriblement actuelle qu'il raconte, et les conclusions glaçantes qu'il en tire.
- Vous vous demandez quels constats l'on peut faire à partir d'un fait divers aussi sinistre.
- Vous regrettez que les victimes de crimes atroces ne passent à la postérité que dans ce statut de victime, et que l'on ne retienne d'elles que la façon abjecte dont on leur a ôté la vie.
Morceaux choisis
"Éclipsée par la célébrité qu'elle a offerte malgré elle à l'homme qui l'a tuée, elle [Laëtitia] est devenue l'aboutissement d'un parcours criminel, une réussite dans l'ordre du mal."
"Voilà l'élément structurant de leur enfance : la gémellité. C'est l'une des premières choses que Jessica m'ait dites : "Je n'ai jamais quitté ma sœur. Mon père, oui, ma mère, oui, mais Laëtitia, jamais." Aujourd'hui, ce jeu de miroirs est devenu vain : il n'y a plus qu'une seule vie dépareillée."
"La protection sociale des enfants, aussi nécessaire soit-elle, porte en elle une forme de brutalité. Jessica a rencontré des juges bien avant de perdre sa sœur. A l'âge des poupées, elles ont subi des interrogatoires, elles ont été scrutées par des regards inconnus, elles ont fait l'objet de rapports psychologiques ou médico-sociaux. Et cela ne s'est plus jamais arrêté. Les mesures d'assistance éducative ont bénéficié aux fillettes, mais elles ont aussi fragilisé la confiance qu'elles avaient dans les adultes. Le monde est sans cohérence, les grandes personnes ne sont pas d'accord entre elles, papa et maman se conduisent mal."
"Le plus beau visage du monde ; la tête de la Gorgone."
"Si son romantisme de midinette se conjuguait à un apolitisme total, une indifférence absolue à la culture et à la vie de la cité, ce néant spirituel n'empêchait pas une conscience vibrante d'elle-même. Sa solitude, sa détresse, le sentiment de sa détresse étaient compensés par une force intérieure et une capacité de résilience auxquelles tous ses proches rendent hommage."
"Pour Laëtitia, c'est un bel été, l'été de toutes les réussites, une histoire d'amour qui s'installe, un apprentissage conservé de haute lutte, les félicitations de tout le monde, la promesse de l'indépendance, avec un salaire, le permis, un appartement, un chéri.
Dans six mois, elle sera morte."
"Le travail de tous ces enquêteurs, qui permet de comprendre ce que Laëtitia a fait et ce que les hommes lui ont fait, n'est pas sans rapport avec la démocratie. On arrête les malfaiteurs parce que la sécurité est un droit. On les juge au nom du peuple français. Et je suis dit que raconter la vie d'une fille du peuple massacrée à l'âge de dix-huit ans était un projet d'intérêt général, comme une mission de service public."
Note finale
4/5
(excellent)
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