Andreï Makine vient d'entrer à l'Académie Française.
Vous me direz, ça vous fait une belle jambe, oui parce que, qui diantre est Andreï Makine?
J'en étais à peu près à ce point de mon raisonnement quand j'ai appris qu'un roman de son cru venait d'être publié, sur lequel je me suis conséquemment ruée sans grâce.
Libres pensées...
Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques éléments biographiques, qui seront, je l'espère, éclairants pour mieux appréhender le roman.
Croyez-le ou non, mais Andreï est russe, un russe de Krasnoïarsk, haut lieu des mondanités (ou pas) en...Sibérie.
Première nouvelle : il y a des gens qui vivent en Sibérie. Ou, en tout cas, qui y naissent. Pas la peine de se demander pourquoi, à l'instar de ce cher Andreï, ils n'y restent pas. Même Tesson est revenu, alors qu'on espérait bien qu'en l'envoyant là-bas, il allait y rester...(échec du plan machiavélique néanmoins conçu pour le bien de l'humanité)
Andreï apprend le français grâce à une vieille dame qui s'occupe de lui, dixit wikipédia (que font les parents, je vous le demande...). Bon an mal an, quelques doctes années plus tard, Andreï écrit une thèse sur la littérature française. Comme quoi, ça compte pas mal, ce qu'on fait faire aux gamins à quatre ans.
A trente ans, il s'installe en France clandestinement, et obtient quelques années plus tard un asile politique (chose qui eut été fortement compromise dans un pays régenté par le FN, dont l'une des mesures phares consisterait à réduire à "quelques centaines" les réponses positives à des demandes d'asile par an...Suivez mon regard... Oui, Marine, pense un peu à Andreï, pour une fois).
Il s'avère qu'Andreï est brillant, ses écrits (car il s'est mis à écrire entre-temps) reçoivent toutes sortes de distinctions, Goncourt et tutti quanti, d'ailleurs la légende raconte que l'attribution du Goncourt a grandement facilité l'obtention de la nationalité française, quels petits plaisantins que ces services de l'immigration...
Bref, tout ça pour dire que Andreï est un grand auteur, et en plus, il se trimbale un vécu autrement plus palpitant que celui du facétieux Jean d'O (mes amitiés, Jean).
Cela étant dit, passons au roman.
Je vous laisse deviner quel est le cadre de L'archipel d'une autre vie?
Et bien oui, braves amis, c'est tout à fait cela, la grande et belle Russie. Pas tout à côté d'ailleurs, puisque l'on est plutôt vers le Pacifique, "aux confins de l'extrême-Orient russe". D'après Google maps, qui est étrangement évasif sur le sujet, on se situerait donc proprement au bout du monde, si l'on descend la côte on finit par tomber d'un côté sur le Japon, de l'autre sur la Corée.
C'est là le cadre choisi par Andreï pour que s'y déroule une chasse à l'homme. Plutôt habile, me direz-vous, dans la mesure où, si on avait choisi Monaco, le cachet aurait certes été autre, mais les possibilités moindres, et surtout il eut été autrement plus acrobatique d'y inventer une chasse s'étalant sur des jours et des jours.
Car c'est de cela qu'il est question : Pavel Gartsev, le protagoniste, fait partie d'un groupe d'hommes lancé à la poursuite d'un évadé du Goulag. A mesure qu'ils s'enfoncent dans la taïga, le groupe se réduit, si bien qu'il ne reste bientôt plus que Pavel traquant le fugitif.
La mise en situation est brusque : une introduction de toute beauté, puis, tout à coup, la Russie, le Goulag, et la traque (ça fait beaucoup pour un pauvre lecteur qui bouquine gentiment, confortablement assis dans la ligne 1).
Les phrases d'Andreï Makine sont courtes, concises, elles donnent corps à la course-poursuite au cours de laquelle les hommes s'embourbent, donnent à voir un visage violent, vicieux. Alors que le groupe est en mouvement, tout contribue à ce sentiment de huit-clos étouffant : les lieux qui se ressemblent, la perspective de centaines de kilomètres semblables, la nature hostile environnante, l'anonymat du fugitif, la menace qui pèse sur tous, car plus le temps passe, plus ils savent qu'ils n'ont pas droit à l'erreur, qu'ils doivent accomplir leur mission, en apporter la preuve à une hiérarchie impitoyable.
Les divergences se ressentent, et éclatent peu à peu. Mais ici, leurs répercussions sont terribles. Ainsi l'insoumission de Vassine, qui apporte son aide au fuyard, ainsi Pavel, dont la seule faute est de poursuivre la chasse et d'être le dernier debout.
Andreï ménage, au cours du récit, des surprises, si bien que le lecteur est captivé, partage le sentiment d'urgence et de gravité qui se décline au fil des pages, et, bientôt, les réflexions que la situation engendre : quelle est l'issue possible? Peut-on vivre autrement? Peut-on seulement vivre?
La fin est peut-être un peu longue, mais il faut bien cela pour se remettre des émotions provoquées par la lecture. L'auteur mène son récit d'une main de maître, son roman est brutal et fascinant, sa prose limpide, l'expérience m'a fait penser à celle à laquelle invitait, dans un contexte tout autre, Le grand marin de Catherine Poulain. Là où la nature règne, l'homme est renvoyé à sa médiocrité, et aux questions essentielles.
Pour vous si...
- Vous vous perdriez bien dans la taïga, sans Mike Horn pour vous aider.
- Le jeu du chat et de la souris vous manque un peu parfois.
Morceaux choisis
(attention spoilers)
(attention spoilers)
"A cet instant de ma jeunesse, le verbe "vivre" a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, "exister" allait me suffire."
"La douleur est faite pour révéler l'homme."
"Les philosophes prétendaient que l'homme était corrompu par la société et les mauvais gouvernants. Sauf que le régime le plus noir pouvait, au pire, nous ordonner de tuer cette fugitive mais non pas de lui infliger ce supplice de viols. Non, ce violeur logeait en nous, tel un virus, et aucune société idéale n'aurait pu nous guérir."
"Le sommeil prolongea ce que j'étais en train de vivre : le sentiment d'exister loin de ce corps qui s'accrochait à sa survie, loin de mon passé, du monde des autres où je n'avais plus de rôle à jouer."
Note finale
5/5
(coup de cœur)
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