Le cycle de la Bibliothèque Orange auquel je prends part depuis presque un an touche presque à sa fin, je devrai bientôt me passer de ces lectures édifiantes qui me sortent de mes habitudes...
Avant cela, je goûte les derniers romans du circuit, et ai découvert L'étrangère, de Valérie Toranian.
Le synopsis
La narratrice nous raconte l'histoire de sa grand-mère, Aravni, qui a survécu au génocide arménien en 1915, dans lequel elle a perdu ses parents et sa jeune sœur. En fuite jusqu'à Alep, puis Constantinople, puis Marseille, puis Paris, elle s'est mariée, est devenue une femme intransigeante, et une grand-mère impressionnante mais profondément affectueuse.
Mon avis
Attention, roman coup de poing, sous ses allures douces et en dépit de sa couverture aux tons sépias faussement annonciateurs d'une romance à deux sous.
Il n'est pas ici question de chick lit ou de littérature sentimentale, non, on n'est loin du compte.
Dès les premiers mots, une écriture claire, fluide, nous happe et ne nous libère qu'à la toute fin du récit. Ce dernier alterne les passages relatant le parcours d'Aravni, et la relation nouée entre la narratrice, Valérie, et sa grand-mère, depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte.
Bien entendu, les conditions de la fuite d'Aravni à l'heur du massacre des Arméniens frappent l'esprit, et éclairent sur ce pan d'histoire dont on entend parfois parler, sans prendre la pleine mesure des événements qui se sont alors déroulés, ni comprendre les enjeux de la reconnaissance de ce génocide, éminemment politiques, et qui ont conduit au refus adressé à ce peuple d'admettre ce dont il a été victime. L'auteur explique avec force et clarté l'impact psychologique de ce refus, le poids de ce passé dont l'existence est dénigrée. A cet égard, le récit, documenté et précis sans jamais verser dans le sordide gratuitement, est sans concessions, et très instructif.
L'équilibre est parfait, entre ces bouts d'Histoire et la trajectoire personnelle d'Aravni durant les décennies suivantes, le lien noué avec Valérie, la relation ambivalente de la petite fille à sa grand-mère au physique peu avenant, et aux élans d'amour très touchants. De même, certaines anecdotes font sourire, lorsque la narratrice met en scène sa grand-mère réfractaire aux familles nombreuses, démunie face à la prolifération d'enfants qui a toujours représenté pour elle une menace pour la mère en charge de la progéniture, et qui devra ensuite mener de front sa vie domestique et sa vie professionnelle, visant à nourrir toutes les bouches conçues.
L'étrangère est un roman multiple, à la fois un témoignage précieux, un livre engagé, intimiste, drôle, tragique, qui laisse son empreinte chez le lecteur, et a le mérite immense de sensibiliser à l'horreur vécue par les Arméniens il y a plus d'un siècle, et qu'aujourd'hui encore certains pays s'efforcent de passer sous silence (l'équivalent du négationnisme, en gros, donc tout à fait sympathique).
Une révélation pour moi, j'espère que ceux qui s'aventureront à le lire partageront mon engouement.
Pour vous si...
- Vous n'avez jamais bien compris pourquoi la Turquie avait quelque chose à avoir avec les Arméniens. Pour être honnête, vous ne savez pas vraiment où c'est l'Arménie, sur une carte, d'ailleurs (encastrée entre l’Azerbaïdjan, la Géorgie, l'Iran et la Turquie, me dit l'ami Google maps).
- Vous conservez de très mauvais souvenirs du collège où des pestes vous tyrannisaient à cause de vos tenues démodées, et nourrissez depuis une frustration qui ne demande qu'à être exorcisée grâce à un épisode cathartique, où la beauté de vos jupes tricotées serait enfin reconnue et clamée à la face du monde.
Morceaux choisis
"Mange, mon tout-petit, mange. Dans chaque bouchée que tu enfournes, il y a des tonnes d'amour que j'ai gardées au chaud entre mes deux gros seins, et je t'attache à moi par tes papilles, par ta salive, par ta langue, par ton petit ventre dodu d'enfant qui n'a jamais connu la faim, Dieu t'en préserve, et tous ces gâteaux, c'est ma revanche sur la vie, ou plutôt sur la mort. Et je t'attache à moi par le sucre et le sel, par ces épices douces-amères dont ta mère ignore même l'existence, et à chaque nouvelle bouchée je te fais mienne aussi sûrement que ta mère t'a faite sienne lorsqu'elle t'a sortie de ses entrailles en poussant un grand cri."
"Mais je vais rester stoïque. Je suis arménienne, et je suis issue de la même souche à malheurs que ma grand-mère et notre style, c'est de souffrir en silence. Chez nous, la joie est éphémère et le bonheur suspect. Rigolez, mes amies, ricanez, faites-vous les dents et les griffes. On a le cuir dur, on en a connu d'autres. On porte des jupes moches, on n'a pas de jean, on mange des tire-bouchons et il ne nous arrive que des choses dramatiques."
"Que le travail fût pour ma mère, au-delà d'une source de revenus, une source d'enrichissement, importait peu. Ma grand-mère avait la conviction que cumuler travail et enfants était une malédiction dans la vie des femmes.
Lorsqu'elle apprit que ma mère était enceinte pour la troisième fois, elle se tourna, furieuse, vers mon père :
_Mais tu ne peux pas faire attention? Il faut arrêter maintenant!
Mon père et ma mère en restèrent bouche bée."
"Je voudrais être juive parce que c'est comme être arménien avec la reconnaissance en plus.
Je voudrais être juive parce qu'on parle du génocide des Juifs dans les livres, dans les films et dans les débats des Dossiers de l'écran sur Antenne 2, et que c'est rassurant d'être une victime reconnue.
Le fait que les Turcs refusent jusqu'à aujourd'hui de reconnaître le génocide des Arméniens rend fou. Ce serait comme dire aux descendants des Juifs dans une Europe où les nazis auraient gagné la guerre: il ne s'est rien passé, c'était la guerre et ses dommages collatéraux et vous avez émigré pour aller faire fortune ailleurs."
Note finale
5/5
(coup de cœur)
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