vendredi 4 décembre 2015

La petite femelle, Philippe Jaenada

J'ai lu plusieurs fois que la prose de Jaenada était singulière, certains la révérant, d'autres la dénigrant. 
En prévision d'un événement prochain organisé par le site lecteurs.com et permettant de rencontrer Philippe parmi quatre auteurs de la rentrée littéraire, je me suis empressée (au bout de deux mois, l'empressement est chose relative) d'acquérir son dernier ouvrage au sujet polémique, pour savoir enfin de quelle étoffe sa plume est faite.



Le synopsis

Dans La petite femelle, l'auteur revisite avec un souci d'exhaustivité rare le parcours de Pauline Dubuisson, accusée dans les années 1950 d'avoir froidement assassiné son amant, un jeune homme de bonne famille qui s'était détourné d'elle, Felix Bailly.


Mon avis

Je peux affirmer sans réserve que je n'ai jamais lu un livre qui ressemble, de près ou de loin, à La petite femelle. Et ce qui m'interpelle, c'est qu'ayant à peine refermé le livre, une multitude de questions me vient à l'esprit dont je voudrais accabler l'auteur.
Comment un écrivain peut-il mener un travail aussi exhaustif, aussi minutieux, sans jamais se défaire de son humour qui plus est? Comment peut-on se prendre de passion pour un crime vieux de 60 ans, et décider de rendre justice à une inconnue dont il semblerait que, plus on se penche sur son histoire, plus on s'éprend d'elle?
Car la bienveillance de Philippe pour Pauline Dubuisson est singulière et touchante, et l'auteur se révèle être un enquêteur hors pair, qui ne rechigne à aucune tâche ingrate pour prouver l'acharnement dont a été victime Pauline, et ceux qui se sont associés à la vindicte populaire pour l'enfoncer en prennent pour leur grade.
Ainsi Madeleine Jacob, que l'on se figure rapidement comme une vieille harpie frustrée, et dont on est, après la lecture, convaincu de la mauvaise foi et de la mesquinerie à l'égard de Pauline.
Ainsi les enquêteurs eux-mêmes, qui ont choisi délibérément d'écarter certaines preuves et d'en retenir d'autres, lorsqu'elles servaient un scénario qu'ils s'étaient élaborés, attestant du sang-froid et de la cruauté de Pauline qu'ils voulaient à tout prix voir éclater au grand jour.
Ainsi les journalistes, qui ont fait leurs choux gras de l'affaire, et ont fait passer Pauline pour une ambitieuse sans cœur, une pute à boches, une orgueilleuse qui n'aurait pas accepté de perdre l'emprise qu'elle avait sur un de ses nombreux soupirants.
Ainsi les témoins appelés à la barre, dont les allégations ont évolué au cours du temps, qui les ont altéré, et ont chargé Pauline injustement (on retiendra Grichon, le vieux moche qui s'est targué d'avoir eu une liaison avec elle et n'a pas hésité à répandre à son sujet des horreurs).
Le récit est truffé de digressions qui n'enlèvent rien au rythme, et l'étoffent encore en constituant tout autour de l'affaire le contexte dont le lecteur peut légitimement être peu familier.
L'humour, une fois de plus, est fameux : j'ai passé la semaine à rire dans le métro en lisant, à des heures où personne ne rit d'habitude, je vous le garantis.
Enfin, l'auteur éclaire ce fait divers sordide à la lumière des mœurs de l'époque, en interprétant l'ardeur avec laquelle Pauline a été châtiée comme l'expression d'une opinion publique redoutant l'émancipation des femmes, et désireuse de réaffirmer le rôle traditionnel de l'épouse, de la mère, et de sa place, qui est au foyer.
Cette vision de Pauline comme une femme libre avant l'heure, en avance d'une génération au moins sur son temps, est fascinante.
En plus d'être très instructif en matière de système judiciaire dans les années 1950, le roman donne à réfléchir sur la place de la femme dans la société, ce que l'on attend et que l'on tolère d'elle ou non, au lendemain d'une guerre qui a laissé des séquelles profondes, et il est toujours surprenant de songer qu'un demi-siècle seulement nous sépare de ce que nous rappelle Jaenada, qui, en publiant La petite femelle, oeuvre à mon sens pour la cause des femmes en véhiculant sa grande liberté d'esprit et sa modernité.

En conclusion, je crois que Philippe Jaenada vient de rejoindre le panthéon de mes auteurs chéris, et ses blagues sur les tisanes Ricola et le cochon d'Inde hystérique me font me demander s'il ne se pourrait pas qu'il soit mon âme soeur (en tout bien tout honneur, Anne-Catherine, bien sûr).

Pour vous si...
  • Vous avez un côté justicier de l'Histoire, et êtes d'ailleurs un grand fan de Cold Case (série oh combien regrettée, qui a rejoint sans panache le panthéon des séries avec la fin la plus pourrie, après 7 saisons demeurant néanmoins chères à mon cœur)
  • Vous aimez bien connaître l'avis de l'auteur (pas comme Michel qui se cache dans ses romans, et dont on ne sait jamais trop ce qu'il pense)...
  • Ainsi que l'humour au vitriol : Philippe est devenu mon idole dans le domaine!
Morceaux choisis

"Je me suis dit : "Voyons s'il n'y a pas le mot saucisse dans un autre de mes livres." [...] J'ai mis un moment à encaisser : de 1997 à nos jours, alors que mes histoires ne se déroulent jamais dans l'univers de la charcuterie, et que personne de ma famille n'a jamais confectionné ni vendu la moindre saucisse, je n'ai pas publié un seul roman qui ne contienne pas le mot saucisse. [...] Je suis peut-être comme possédé par les saucisses."

"Elle rit ou sourit mais ne lève pas les yeux vers l'objectif, ce qui lui donne un air un peu timide. La petite femelle sait qu'on la regarde."

"Plus j'avance avec Pauline, plus je réalise que les moindres actes d'une vie, anodins ou pas sur le moment, sont épinglés sur nous comme des poids de plomb le jour où on déraille et où tous les regards se tournent vers nous - c'est ce qui s'est passé pour elle en tout cas, on a transformé et alourdi tout ce qu'elle a fait; même quand c'était : rien. Je me demande, en regardant en arrière, ce qu'on épinglerait sur moi."

"Les hommes ont été battus, humiliés, ils sont pour la plupart soumis à la puissance ennemie, c'est aux femmes de s'endurcir, de se redresser en ces temps de déconfiture."

"Elle est à dix-huit mois de coiffer Sainte-Catherine, date de péremption redoutable en ces temps de subordination à l'homme (on se retrouve dans la situation d'un chômeur de cinquante-cinq ans aujourd'hui, qui voit chaque jour s'éloigner ses rêves d'être accepté par un patron)."

"Raisonnablement : ça colle avec l'état d'esprit et le caractère de Pauline comme collerait avec les miens l'hypothèse qu'on m'aurait vu tourner, l'air sournois, autour d'une usine de tisanes Ricola."

"Paul Gounelle la trouve "fantasque" (mais c'est un pasteur protestant : un cochon d'Inde qui cligne des yeux lui paraîtrait hystérique)".

"Yvonne Chevallier quitte le tribunal libre, dans une formidable explosion de joie. [...] Les femmes sont ravies, elle a vengé toutes les bonnes épouses trompées et bafouées. Les hommes tapent aussi dans leurs mains : une femme si remarquable, qui a tant de déférence pour la supériorité de son mari, qui ne vit qu'à travers lui et ne demande qu'à être sexuellement satisfaite à peu près tous les soirs, on aurait voulu la condamner? Tout le monde est content. La société a bien rempli sa mission : sauver la femme idéale."

Note finale
5/5
(coup de coeur)

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