Après quelques lectures sans
prétention, trêve de légèreté, j'ai passé quelque temps (au
figuré) avec le coréen Hwang Sok-Yong et son copieux roman Le
Vieux Jardin, et je n'ai qu'une chose à dire : la succession de
mes lectures est scandaleuse. Parce qu'enchaîner un témoignage
pareil après L'instant précis où les destins s'entremêlent,
c'est presque irrespectueux pour Sok-Yong.
Enfin, vu ce qu'il a subi dans les
geôles de sa chère nation, j'imagine qu'il s'en fout.
Un homme, O Hyônu, sort de prison
après 18 ans d'incarcération, châtiment qu'il a enduré pour
s'être opposé au régime en place. Ayant reçu peu de courrier
durant sa détention, il apprend à sa sortie que la femme qu'il
aimait est morte, et qu'il a une fille qu'il n'a jamais vue.
Le récit alterne la voix de O Hyônu
qui retrace son parcours, les conditions de sa captivité et sa
sortie de prison, et celle de la femme aimée, Han Yunhi, à travers son
journal qu'il retrouve et les quelques lettres qu'elle lui a
adressées de son vivant.
Le Vieux Jardin est l'une de ces
œuvres qui marquent.
Le témoignage apporté sur le
quotidien en prison, pour partie autobiographique, est poignant
et instructif. L'auteur ne passe pas sous silence les humiliations,
les occupations que trouvent les prisonniers (leur intérêt pour les
quelques animaux qui se hasardent près de la prison et qu'ils
prennent en affection), mais aussi plus largement, les conditions de
la répression des opposants au régime, la façon dont ils sont
traqués, les motifs et les idéaux qu'ils défendent, leurs
désillusions, la manière dont ils évoluent lorsque passent vingt
années, durant lesquelles ils ne pensent qu'à leur futur une fois
libres s'ils le sont un jour dans le cas de Hyônu, ou durant
lesquelles ils attendent, et voient leur vie avancer doucement dans
le cas de Yunhi.
Les deux personnages sont extrêmement
intéressants, au fil des pages l'on découvre leurs paradoxes, leurs
accords et désaccords, leur singularité. Et l'on apprend, bien sûr,
beaucoup aussi sur la Corée, et notamment sur la répression qui a
entouré les événements de Kwangju dans les années 1980.
Attention toutefois, le récit tient
plus parfois du témoignage que de la fiction, cela se sent aussi
dans l'écriture.
De très beaux passages et réflexions
sur l'opposition politique et la révolte de la jeunesse coréenne.
Un livre majeur.
J'ai eu, plus jeune, un prof de philo
qui affirmait qu'il fallait pouvoir rire de tout.
Je me vois donc contrainte de ne pas
vous épargner mes redoutables blagounettes y compris au sujet d'un
livre aussi sérieux.
Ce pavé (564 pages écrites en assez
petit) est donc pour vous si :
- Vous vous intéressez aux spécialités culinaires locales, ça a l'air ragoûtant.
- Vous avez des enfants pénibles et que vous manquez d'idées sur les moyens efficaces pour les rendre plus dociles
- Vous êtes persuadé que L'instant précis où les destins s'entremêlent est un livre puissant.
"A force de vivre isolé dans une
cellule, on finit par laisser les menus sentiments disparaître sous
une épaisse couche d'insensibilité, parce que les entretenir
n'aide pas à survivre. Au début, on oublie le langage. Même les
mots les plus courants ne viennent plus à l'esprit. [...] On prend
l'habitude de marmonner. On se parle à soi-même. [...]Une des
caractéristiques d'un détenu à l'isolement depuis longtemps est
qu'il n'est plus capable d'exprimer ses sentiments, parce qu'il ne
peut pas les partager. En lui s'effacent l'usage de la parole, les
sentiments, les souvenirs aussi."
"[...] Je voulais m'assurer une
fois de plus du manque d'intérêt d'une vie qui nous parlait alors
de rêves, d'ambition ou de succès."
"Il n'empêche que ces jeunes qui
prennent des risques sont beaux, tu ne trouves pas?"
"La décadence des masses est sans
doute un effet de la blessure que leur a infligée la domination
violente qui leur a été imposée par le passé. Quand on a vécu
trop longtemps dans une société où la liberté est bridée, on en
arrive, paraît-il, à redouter toute force créatrice ou toute
richesse spirituelle et à détester tout changement."
"Tu dois avoir un certain âge,
toi aussi, à présent. Les valeurs pour lesquelles nous nous sommes
battus ont été atomisées, mais elles brillent encore parmi la
poussière de ce bas monde. Tant que nous vivrons, nous devrons
recommencer, encore et encore. Qu'as-tu trouvé dans cette obscurité
et cette solitude encerclées de murs? N'as-tu pas aperçu par
hasard, en te glissant entre deux rochers, un monde plein de fleurs
aux multiples couleurs dans la splendeur du soleil? As-tu trouvé
notre vieux jardin?"
4/5
(très bon)
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