lundi 22 février 2016

La tyrannie de la réalité, Mina Chollet

Nombre Premier est fan de Mona Chollet, donc il était inconcevable que je ne lise pas Mona Chollet.
Voilà.



Le synopsis

L'auteur s'attaque au concept de réalité, brandi de toutes parts pour nous sommer de nous rendre à sa valeur qui surpasse toute autre, et au nom duquel nous nous enlisons dans des vies qui ne nous rendent pas heureux. Au programme : le travail, la littérature, le consumérisme, avec, à l'horizon, le bonheur.

Mon avis

Ce qui est appréciable, dans cet essai, et entre autres choses, c'est que l'auteur ne mâche pas ses mots, et n'hésite pas une seconde à prendre partie sur des sujets d'actualité sur lesquels on peut être partagé, voire indécis.

Ses différentes réflexions s'articulent habilement toujours autour du concept de réalité, qu'elle déshabille pour voir ce qu'il reste une fois que l'on enlève le vernis et que l'on analyse ses résonances dans différents domaines.

Ainsi, le travail, avec, en trame de fonds, la réalité du marché de l'emploi, et ce que cela recouvre : l'obligation d'occuper un emploi, de renoncer à une part de rêve, de se ranger aux implications concrètes d'un marché saturé et où le bonheur des individus n'est pas la finalité du système.

Ainsi, la littérature, où une part de rêve est encore possible, mais qui peut aussi être prise en otage par des auteurs qui se targuent de lever le voile sur la réalité, et en sont les tristes sbires en décrivant un monde aux mécanismes implacables qui laisse peu de place à l'espoir, à l'humanisme.
C'est en réalité la culture qui est fouillée ici, et notamment, le rôle que jouent la télévision et les médias dans cette vision de la réalité qui est véhiculée, alarmiste et lugubre, en un mot pessimiste.

Car c'est de cela qu'il est question : ceux qui déclarent agir en sachant ce qu'est la réalité, et disent que c'est en vertu de cela qu'ils prennent les mesures requises, que ce soit en politique, dans l'entreprise, ou dans l'art, défendent en réalité une vision de cette réalité qu'ils imposent aux autres, qui est largement diffusée de toutes parts et est avant tout une vision conformiste et défaitiste de la société, qui évacue sans pitié la rêverie chère à l'auteur, et toute forme d'imagination et d'originalité.

L'essai est bien construit, et aborde une belle palette de sujets pertinents autour du thème de la réalité, permettant de dresser un tableau de la supercherie qui nous est jouée au nom de la réalité, et qui nous pousse à renoncer à toute forme d'ambition non-conformiste, de velléité de s'écarter des "existences sérialisées", en nous condamnant nonobstant à une insupportable solitude.

Cette mise en bouche est donc tout à fait réussie, je me réjouis de découvrir prochainement Chez soi, une odyssée de l'espace domestique, un ouvrage dont le seul titre me donne l'impression de m'être personnellement destiné.


Pour vous si...
  • Vous êtes profondément du clan des rêveurs, et à ce titre, vous avez l'impression d'être décalé dans le monde qui vous entoure et qui semble ostensiblement hostile
  • En votre qualité de rêveur, vous vous êtes déjà fait admonester au nom de la réalité : "regarde la réalité en face", etc.
  • Lire Michel se faire défoncer est l'un de vos péchés mignons

Morceaux choisis

"Peu d'idées sont autant galvaudées que celle de réalité. Des hommes politiques, des chefs d'entreprise, des économistes, des intellectuels, des romanciers la brandissent comme un argument terroriste, définitif, censé couper court à toute discussion. Mais ne faudrait-il pas examiner de plus près ce que recouvrent ces invocations? Après tout, la question est sérieuse : la réalité serait-elle inéluctablement dans le camp des réactionnaires?"

"La réalité constitue désormais la valeur étalon. Elle est le seul dieu que nous vénérons ; le dernier qui reste en magasin, peut-être. De tous côtés, on se vante de la connaître (mieux que les autres), de la regarder en face (contrairement aux autres), on s'en prévaut, on s'en dispute la caution. On condamne résolument l'imaginaire et le rêve, perçus comme des enfantillages, comme les symptômes d'un désir de fuite, d'une incapacité à affronter la vie."

"Ne pourrait-on pas prendre acte de la pénurie [de travail], et trouver un autre axe à nos vies, au lieu de continuer à avancer imperturbablement vers l'enfer généralisé? Cette question, les puissances établies ont tout intérêt à l'éluder. La grande majorité de ceux qui perdent leur emploi, et qui le vivent comme un écroulement total de leur univers, n'ont, eux, pas les moyens de la poser. En revanche, une minorité de chômeurs et de précaires a été amenée non seulement à y réfléchir, mais à jeter les bases d'une société de dépassement du travail. Elle a développé spontanément des activités épanouissantes qui échappent à la sphère marchande tout en ayant souvent une utilité sociale bien supérieure."

"La souffrance due au travail et la peur de le perdre ; la souffrance de devoir en chercher un et la peur de ne plus réussir à assurer sa subsistance ; l'obligation de sacrifier son temps de vie à des activités pénibles et inutiles, voire nuisibles, sous peine d'être privé de ressources; mais aussi la généralisation de la précarité et de la flexibilité.
De toute cela, à quoi il faut ajouter la conscience permanente de la violence du monde que  nous donnent les moyens d'information omniprésents, il résulte une impression d'astreinte totale à la réalité. L'expérience contemporaine la mieux partagée est peut-être celle de cet effroi, de cette angoisse taraudante, épuisante, qui interdit de se laisser aller à la rêverie, ce luxe  inaccessible, ne serait-ce qu'un moment."

"L'écrivain n'invente pas, il découvre. Plutôt qu'une fantasmagorie inepte et superflue, le rêve fait figure de composant indispensable de la réalité. Sans lui, elle est une réalité incomplète, malade, mutilée; il est le garant de son intégrité et de sa plénitude."

"La réalité est un serpent paralysant sa proie de son regard fixe : ce serpent, Michel Houellebecq en interprète idéalement le rôle. Même si on est convaincu que sa prétention au statut d'écrivain repose sur une imposture grossière, il n'y a pas à protester contre la place envahissante qu'il occupe : les affinités de ses livres avec la logique médiatique, l'impression de familiarité qui en découle et qu'un vernis habile suffit à faire confondre avec de la pertinence, sont telles que son succès est parfaitement cohérent, parfaitement dans l'ordre des choses. Que l'on puisse prendre ses livres pour de la littérature, en revanche, tient à la facilité avec laquelle on se laisse intimider, hypnotiser par ce regard de Méduse; à la faiblesse de nos défenses immunitaires face à cette réalité proliférante qui nous assiège de toutes parts. Capitulons devant un système qui fait de la réalité immédiate la valeur suprême, et interdit toute autre attitude que celle consistant à la contempler en face, sans ciller, sans interroger les modalités de sa production."

"Il s'agit donc de nous persuader plus ou moins insidieusement que, pour nous rendre heureux, un produit vaut mieux qu'une personne. Il en résulte une solitude dévastatrice, qui permet encore de vendre de la relation et de l'amour."

Note finale
3/5
(stimulant)

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